Foi et pratique en Russie (suite)
UNE PROFONDE IMPREGNATION CULTURELLE

En regardant ces statistiques qui donnent des chiffres très différents sur la pratique religieuse en Russie, y compris dans nos notes précédentes, on pourrait avoir une impression d'incohérence totale ou, en ne s'arrêtant que sur quelques données, tirer des conclusions totalement erronées: lorsque certains observateurs parlent "du retour de la Sainte Russie", en se fondant sur 80% d'Orthodoxes et 90% des Russes fêtant Pâques, alors que d'autres considèrent "la Russie totalement déchristianisée par le bolchevisme", en mettant en avant que 1% à peine vont à l'église plus d'une fois par mois, ils s'appuient tous sur des chiffres vrais… Mais en y regardant de plus prés, on peut dresser un tableau assez cohérent en mettant tous ces chiffres en perspective.

Commençons par l'aspect socioculturel: d'après plusieurs sondages concordants, 80% des Russes se disent en effet Orthodoxes et 90% fêtent Pâques: ces chiffres montrent à l'évidence la profonde imprégnation de tous les fondements socioculturels russes par l'Orthodoxie et expliquent pourquoi on y fait autant référence (1). Comme l'Église est bien évidement le porteur de ces valeurs de référence, elle se retrouve au premier plan pour les symboliser et les mettre en pratique, ce qui explique sa participation active à tous les actes importants de la vie publique et privée, en particulier par les "bénédictions", dont j'ai parlé, mais aussi par sa participation au débat politique, de l'introduction à l'école d'un cours sur "les fondements de la religion" à la critique de programmes de TV ou d'expositions, en passant par l'interdiction des gay-prides… etc. L'Église peut très normalement s'appuyer sur le soutien de ces 80% qui affirment à tout le moins partager ses valeurs orthodoxes.

Mais d'autres sondages montrent qu'environ 50% des Russes se disent non-croyants et/ou non-religieux et cela permet de quantifier l'aspect purement culturel de cette influence: mathématiquement il y a donc 30% des Russes, sur les 80% qui se considèrent comme Orthodoxes (et qui fêtent Pâques!), qui ne partagent pas les enseignements fondamentaux de l'Église: foi en Dieu et importance de la religion. Le meilleur exemple que je connaisse est M. Ziouganov, le chef du PC, qui se dit orthodoxe et athée… mais déclare aussi son profond respect pour l'Église et son rôle social (effet électoral oblige?). Pour ce tiers de la population, le rôle de l'Orthodoxie et de l'Église est donc purement socioculturel et non religieux, et on peut considérer que ces 30% de la population russe sont en fait étrangers à l'Orthodoxie, même s'ils en sont profondément imprégnés et lui reconnaissent des mérites. Disons qu'il ne leur en reste que les racines et qu'il y a bien peu de chance que ces racines donnent des fruits… Il s'agitent donc de fait au 20% qui ne se disent pas orthodoxes et forment ensemble une bonne moitié des Russes pour qui l'Orthodoxie n'est pas leur religion.

D'ailleurs voilé une autre donnée chiffrée: d'après un sondage réalisé en mai 2006 peu de temps après que Mgr Cyrille, futur patriarche, ait proclamé sa vision du rôle de l'Église orthodoxe devant le "Concile mondial du peuple russe", environ 1/3 des sondés déclare que les principes moraux et éthiques de l'Église doivent servir de base à la société, 24% considèrent que la société doit au contraire être bâtie sur les principes des "Droits de l'Homme" et une majorité relative, 43%, considère qu'il faut trouver un compromis, certaines normes de l'Église étant acceptables et d'autres pas. Lé encore l'Église joue donc un rôle important mais non prépondérant.

1ère conclusion: l'Orthodoxie et l'Église orthodoxe ont une place importante, mais seule une importante minorité – entre30 et 50% de la population, est prête à suivre les règles de l'Église, alors même que prés de la moitié de la population se dit à la fois orthodoxe, croyante et religieuse. Dans ma prochaine note je vais essayer de mieux cerner les pratiques religieuses de cette population là.

Notes

1. Rappelons que "спасибо" – "merci" – signifie "Dieu sauve"

Rédigé par Vladimir Golovanow le 23 Mai 2009 à 08:48 | 3 commentaires | Permalien


Commentaires

1.Posté par vladimir le 02/06/2009 23:23
Interfax: http://www.interfax-religion.ru/?act=dujour&div=155
Le Patriarche Cyrille déclare: ' nous avons un long chemin à faire pour que ceux qui se disent orthodoxes par tradition le deviennent par leur façon de vivre, et c'est là la mission principale de l'Église... Souvent tout commence par cette conscience culturelle, puis la personne grandit dans sa conscience de l'Orthodoxie et se rapproche de l'Église.' 'Il est essentiel de bien comprendre que l'Orthodoxie est un point essentiel de notre différentiation culturelle' a-t-il ajouté

2.Posté par marie genko le 04/06/2009 11:19
Cher Vladimir,
Merci de fournir un effort considérable pour essayer de nous donner une image aussi réaliste que possible de l'Orthodoxie en Russie!
Cette tâche est à mon humble avis aussi immense que ingrate.
Pour m'être frottée moi-même aux problèmes des sondages, auprès des Russes, je peux vous affirmer que les réponses des personnes sondées correspondent rarement au fond de leur pensée.
Le plus souvent j'ai pu constater que les personnes me donnaient la réponses qu'ils présumaient correcte, vis à vis de la personne qui les interrogeait!
En poursuivant et approfondissant à l'aide de tests psychologiques (dans un cadre marketing) ces questions et ces réponses, on s'aperçoit même assez souvent que la personne a dit le contraire de ce qu'elle pense réellement!
Je ne voudrais pas que vous pensiez que je trouve que vos efforts ne sont ni louables, ni utiles!
Je veux simplement souligner que seuls les faits, c'est à dire le nombre de baptêmes, de mariages et d'enterrements religieux, sont des indicateurs réellement fiables en matière d'attachement à la foi orthodoxe. A cause du climat, des distances et d'une foule d'autres facteurs individuels, la fréquentation hebdomadaire des offices n'en est certainement pas un.


3.Posté par vladimir le 07/06/2009 22:34
Chère Marie,
Votre commentaire et, comme toujours, tout à fait pertinent et me donne l'occasion de mieux expliquer le sens de ma démarche. Si nous avions des moyens précis pour mesurer la pratique religieuse, il n'y aurait pas de questions car les réponses seraient évidentes. Malheureusement, je ne connais aucune source pouvant donner "le nombre de baptêmes, de mariages et d'enterrements religieux". Dans son livre déjà cité, Mgr Ware évalue le nombre de fidèles dans l'EOR "entre 100 et 150 millions"(1) ce qui ne permet pas du tout de cerner la question. Nous avons donc ce grand écart entre la place important et incontestable qu'occupe l'Église, dans toutes les manifestations publiques comme dans le débat national à tous les niveaux, et le faible nombre de fidèles décomptés dans les églises (3,3% à Pâques, 2% à Noël, moins de 1% les dimanches…).

Dans ce cas les sondages permettent de préciser l'image: je ne pense pas qu'ils soient absolument justes, mais quand on les confronte avec d'autres informations, des avis d'experts, etc., on peut obtenir une représentation assez juste de la situation. Ainsi les sondages que j'ai cités permettent bien une première classification:
- Un groupe minoritaire (≈20%) de non Orthodoxes (athées ou autres religions)
- Un groupe plus important (≈1/3 de la population) pour qui l'Orthodoxies est simplement "cette conscience culturelle" dont parle Sa Sainteté Cyrille I; il les considère comme un premier niveau d'approche de la religion que l'Église doit rapprocher de la foi et, comme ils ne croient pas en Dieu en règle générale, il y a là en effet beaucoup de travail!
- Et puis nous avons pu cerner un groupe quasi majoritaire, autour de 50% de la population, qui adhère aux bases de l'Orthodoxie, mais sans en suivre les pratiques ni les règles: je vais maintenant essayer de mieux cerner ce groupe là grâce à d'autres sources.

L'important c'est de bien voir que ce ne sont pas les sondages qui donnent les vraies réponses: ils permettent juste de quantifier et de conforter des analyses qui, autrement, n'auraient pas suffisamment de bases.

Note
(1) Ces chiffres concernent l'ensemble de l'EOR et pas seulement la Russie. Ils montrent bien l'étendue de l'incertitude: l'EOR est, avec l'Église de Chine (10 000-20 000), la seule Église orthodoxe dont les fidèles sont si mal connus.

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