Foi et pratique religieuse en Russie
Dans une récente conférence, Jean-François Colosimo, qui connaît parfaitement le sujet, parlait d'une approche essentiellement ritualistes de la religion en Russie et, allant plus loin, des commentateurs parlent de "faible" voire "mauvaise" pratique religieuse en Russie, ce qui amène ensuite à se poser des questions sur la réalité même de la foi chez les Russes. Le retour de la foi en Russie ne serait-il donc qu'un simple effet de mode? Une poudre aux à base de restaurations d'églises et de cérémonies d'un apparat impressionnant mes creux? Je pense bien évidement qu'une telle approche est complètement erronée, car les racines de la pratique russe plongent profondément dans la spécificité de l'histoire récente et de la culture russe; je pense que nombre d'entre nous en ont une expérience particulière et, pour lancer le débat, je propose quelques pistes de réflexion. Elles ne prétendent aucunement faire le tour du problème, mais juste amorcer une discussion.

UN RITUALISME RELIGIEUX TRÈS PRÉSENT

Le ritualisme religieux est beaucoup plus présent en Russie que chez nous. J'en prendrai 2 exemples:
- Les bénédictions tous azimuts: depuis l'intronisation du Président jusqu'à une ouverture de magasin, en passant par toutes sortes de nouveaux équipements publics, les voitures ou appartement privés… etc., on ne peut plus imaginer une inauguration en Russie sans l'aspersion sacramentelle par le clergé d'un rang convenable à l'évènement;
- Le respect du carême: pratiquement tous les restaurants et, depuis cette année, les lignes aériennes et les wagons-restaurants proposent systématiquement un menu spécial pendent toute la durée du Grand carême.

Nous pourrions certainement citer d'autres exemples, mais déjà l'observation systématique de ces deux rites orthodoxes traditionnels montre qu'il y a là une attente forte de la société. Cette attente ne peut être liée qu'à une expression de la foi religieuse car qui d'autre que des fidèles orthodoxes demanderait des repas de carême ou la bénédiction des équipements publics? Et les responsables politiques, pour les inaugurations, comme les entrepreneurs, pour les restaurants, seraient-ils aussi systématiques si cette population de croyants ne représentait pas une part importante des électeurs et consommateurs (1)? Mais pourquoi ne vont-ils pas aussi massivement à l'église?

UN MANQUE D'EGLISE PEUT EXPLIQUER CERTAINES PRATIQUES

En effet, tout à l'opposé de cette pratique de masse, nous avons noté dans le même fil (1) que 4% à peine des Russes vont à l'église pour Pâques, la "fête de fêtes"! C'est peu! Mais analysons le contexte: nous avons l'habitude d'aller à l'église dès l'enfance, et d'avoir toujours une église prête à nous accueillir (même s'il ne s'agit que d'un garage un d'un appartement aménagé). Y aller à Pâques est le minimum que pratiquent les plus tièdes de génération en génération... Alors souvenons nous qu'en Russie, pendent 70 ans IL N'Y AVAIT PAS D'EGLISE. Personne n'a pu acquérir cette habitude, devenue pratique confidentielle d'une petite minorité, et personne ne peut donc la transmettre. Il faut alors que chacun, individuellement, retrouve ce chemin oublié: est-il si surprenant que, partant de quasiment 0 il y a 20 ans nous n'en soyons qu'à 4% maintenant? Et n'y aurait-il pas d'autres pratiques pour exprimer sa foi? J'en citerais deux, en souhaitant que d'autres complètent:
- Le port d'une croix et la vénération individuelle des icônes: c'est surtout au niveau de la presse "people' que nous pouvons objectivement voir la différence. En effet pratiquement toutes les vedettes portent une croix, des danseuses de ballet aux champions de tennis, en passant par les chanteurs de toutes catégories et, quand on a un reportage sur leurs loges ou cabines, on y voit des icônes et nombreux sont ceux qui disent faire une prière avant d'entrer en scène ou sur le court. Essayons, pour comparer, de nous rappeler des vedettes occidentales dans cette situation… Là encore, les vedettes témoignent d'une pratique générale et les nombreuse boutiques d'objets religieux témoignent aussi de ce besoin. Par cotre on n'entend pas souvent ces mêmes vedettes russes parler de fréquenter les églises…
- Pâques au cimetière: voici une pratique qui semble curieuse, mais elle s'explique clairement par la fermeture des églises. En effet, quand les églises étaient fermées ou pratiquement interdites, où pouvait-on aller pour fêter Pâques dignement? Le cimetière était alors tout indiqué pour commémorer la Résurrection, d'autant que cela correspondait à avancer de 10 jours un rite traditionnel… Et, année après année pendent 70 ans ce rite est devenu une tradition telle, que la majorité des croyants est actuellement persuadée qu'il correspond à la tradition ecclésiale. Bien entendu, l'église fait tout pour remettre ces pratiques à leur place: Pâques à l'église et commémoration des morts pendent la 2ème semaine, mais une tradition encrée depuis l'enfance ne s'efface pas comme cela!

Alors, considérant tous ceux qui ne vont pas régulièrement à l'église mais bénissent leurs biens ou jeûnent en carême, portent des croix ou marquent Pâques au cimetière, nous arriverons probablement à ces 40% dont parle le sondage. Faut-il considérer tous ces pratiquants là comme mauvais Orthodoxes? Voire pas Orthodoxes du tout? Je pense personnellement qu'ils font partie de ces fidèles dont le patriarche Cyrille a dit (2) qu'ils sont de plus en plus nombreux "à se tenir à l'entrée de l'église ou, étant à peine entrés, y font leur premier pas". Ils sont ceux qui, avec une foi de charbonnier, ont permis à l'Eglise de traverser les épreuves et renaître et ce sont eux qui constituent, en potentiel, la véritable force de l'Eglise de demain.

Note:
(1) Dans un article de ce blog j'ai cité des enquêtes montrant que 40% des russes se disent Orthodoxes et 30% marquent le carême: ce sont des chiffres évidement suffisant pour intéresser dirigeant politiques et restaurateurs!
(2) Cf. Interfax

Rédigé par Vladimir Golovanow le 7 Mai 2009 à 11:56 | 7 commentaires | Permalien


Commentaires

1.Posté par vladimir le 07/05/2009 13:41
La photographie qui illustre ma note représente la récente bénédiction d'un aquarium à Saint Petersbourg...
PS: je voudrais spécialement dédier cette note à Serge, qui m'a beaucoup poussé à l'écrire :-)

2.Posté par vladimir le 08/05/2009 18:27
Un ami m'a orienté sur un article très intéressant de Nicolaï MITROKHIN (1). Bien que très étroitement ciblé (l'armée), il résume bien la réalité de la société russe (l'armée est à l'image de la société) et la place qu'y occupe l'Eglise.

Dans l'introduction, en se basant sur des enquêtes sociologiques, il dit que "la direction de l'Eglise reconnaît avoir de l'influence sur une faible part de la population: 8% vont à l'église régulièrement (au moins 2 fois par an) et 3,3% pour Pâques (d'après le MID),... alors que 80% se disent orthodoxes et 60% croient en Dieu, et ce sont ceux là que l'église considère comme ses fidèles potentiels en cherchant à réduire l'écart qu'elle explique par les années de propagande athée."

Ces chiffres recoupent bien ceux que je cite (sauf pour le 8% sur lequel je reviendrai). En effet, si 80% se disent Orthodoxes dont 1/4 ne croient pas en Dieu (Ziouganov, le chef du PCR en fait partie), c'est d'un point de vue purement soci-ethnologique, une sorte d'appartenance culturelle qui n'a rien de religieux. Parmi les 60% qui croit en Dieu (un autre sondage dit que 50% se disent "très ou un peu religieux", sic), il n'y a aussi que 80% d'Orthodoxes, les autres 20% appartenant à d'autres religions (musulmans 15%... etc.) et nous retrouvons notre chiffre de 40-50% de croyants orthodoxes dans la Fédération de Russie.

Cette précision que 8% vont "régulièrement" à l'église, soit moins de 1/5, appelle 2 remarques:
- la faiblesse de la tradition pascale, puisque plus de la moitié des pratiquants ne va pas à l'église pour cette fête, en partie compensée, toutefois, par les commémorations au cimetière que je citais (sans parler des "commémorations" purement laïques, à base de koulich et œufs en chocolats, puisque 90% des sondés disent "marquer" (отмечают) Paques).
- la confirmation que la majeure partie des croyants – 4/5 au moins – pratique autrement, comme je l'expliquais, hors du champ d'action de l'Eglise, et constitue bien cette cible privilégiée de l'action missionnaire que se fixe l'Eglise.

Note:
(1) Cf. http://www.pipss.org/index401.html. Nicolaï MITROKHIN est collaborateur scientifique de l'association Mémorial, spécialiste des questions religieuses et du nationalisme russe. Il est l'auteur, entre autres ouvrages, de "Russkaâ partiâ: Dvizenie russkih nacionalistov v ssr 1953-1985" [Le Parti russe: le mouvement des nationalistes russes en URSS, 1953-1985] (Moscou, NLO, 2003) et "Russkaâ pravoslavnaâ cerkov': sovremennoe sostoânie i aktual'nye problemy" [L'Eglise orthodoxe russe: état des lieux et problèmes actuels] (Moscou, NLO, 2004). Il a également publié de nombreux articles et rapports sur la situation des droits de l'homme, en particulier des droits religieux, en Russie et en Asie centrale. Il travaille actuellement en Allemagne, dans le cadre d'une bourse de la Fondation Humboldt, sur les archives du Parti communiste d'Union soviétique. Cf. http://www.editionspetra.fr/affiche_livre.php?id=77 .

3.Posté par laura wendling le 20/05/2009 22:59
quelqu'un peu m'expliquer pourquoi les gens parle pour rien; извените но уже надоело. Je trouve que cet article ne sert à rien sérieusement. Je suis russe et orthodoxe et pour nous c'est pas dans une église que cela ce passe mais dans le cœur et dans l'âme . On a tous des définitions différentes de la croyance, on nous compare toujours aux autres pays comme si par des chiffres vous allez régler quelque chose. La religion ce n’est pas, enfin pour moi, un sujet qui devrait être traité par des personnes qui n'y comprennent rien. C'est vraiment pas un sujet d’actualité.

4.Posté par marie genko le 21/05/2009 10:48
Chère Laura,

L'Église russe a été tellement critiquée dernièrement ici en Occident, qu'il est normal de vouloir lui rendre justice et comprendre le quotidien des Russes et leur nouvelle approche de l'orthodoxie.
Vous avez raison de dire que nous n'y comprenons pas grand chose, et que pour chacun d'entre nous notre relation au Seigneur se passe dans le cœur et dans l'âme. Mais la vie ecclésiale a besoin de la voix de ses fidèles, chacun d'entre nous peut exprimer ses espoirs et ses déceptions, afin que vive notre tradition conciliaire orthodoxe.

5.Posté par vladimir le 21/05/2009 15:10
Merci Laura pour ce témoignage excessivement important.
En Occident la religion "se passe" nécessairement dans une église, chemin quasi unique pour accéder à l'Église et à la Liturgie, qui est les cœur de notre foi. Mais, comme j'essaye de le montrer, les Occidentaux se trompent complètement quand ils essayent de comprendre la foi des Russes en leur appliquant leurs propres critères: comme vous le dite si bien, pour les Russes "cela se passe dans le cœur et dans l'âme"; leur religiosité s'exprime autrement que par les pratiques liturgiques codifiées par l'Église.
Nous mettons d'ailleurs là le doigt sur une différence essentielle entre la pensée orientale et la pensée occidentale: la première met l'accent sur le "ressenti", "le cœur et l'âme", alors que la seconde veut "comprendre"; elle met en avant la "raison", dont la pensée orientale aurait plutôt tendance à se méfier. Ce point mériterait d'autres développements car il a un impact direct sur des pratiques liturgique en Occident. Mais c'est un autre sujet…
Pour en revenir à la piété des Russes, chère Laura, c'est de là que vient la difficulté pour l'appréhender et la quantifier: tous les observateurs se contentent d'analyser la pratique liturgique (1) qui ne représente pourtant, comme je le montre, qu'une petite partie de l'expression religieuse des Russes. Mais nous autres, chercheurs occidentaux, nous tenons absolument à comprendre et à analyser les phénomènes. J'ai trouvé de nouvelles données et je vais donc prochainement proposer une nouvelle note qui ira plus loin dans l'étude de cette question. Ne m'en veuillez pas trop: je ne m'adresse pas tant aux Russes, qui "sentent" les choses, qu'aux occidentaux qui veulent les "comprendre" et j'aimerais qu'ils ne comprennent pas de travers en partants d'éléments de base non pertinents.

Note
(1) Regardez par exemple le No 14 du "Messager", dont une bonne part est consacrée à la «piété liturgique» d'après l'éditorial mis en ligne. Il montre l'importance de ces rituels qui permettent aux chrétiens orthodoxes d’extérioriser leur prière par des gestes qui lui donnent un contenu quasiment physique. Mais il s'agit de ceux qui vont à l'église et les «exercices privés de piété» sont explicitement exclus du champ de cette étude.

6.Posté par laura wendling le 22/05/2009 21:25
Au final pour moi tout cela n'est qu'un question de mentalité .

7.Posté par vladimir le 16/04/2010 18:59
Un bel exemple de pratique orthodoxe: les échanges des salutations pascales "Christ est ressuscité !" - "En vérité, Il est ressuscité !". Elles sont de plue en plus largement pratiquées et Orthodoxie.com signale 2 vidéos montrant tout le public d'un stade échangeant ces salutations à la mi-temps d'un match"de football:

http://www.youtube.com/watch?v=WotZUI2hurM&feature=player_embedded
http://www.youtube.com/watch?v=cKmVVSaHb6U&feature=related

N'est pas la vraie piété populaire vivante?

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