Georges Nivat: "Trésors du siècle d'or russe de Pouchkine à Tolstoï", suite
Le professeur émérite de l’université de Genève Georges Nivat, slaviste éminent et spécialiste reconnu de la vie et de l’œuvre d’Alexandre Soljenitsyne a aimablement accepté de faire paraître sur notre plateforme la préface qu’il a rédigée pour le catalogue de l’exposition « Trésors du siècle d’or russe, de Pouchkine à Tolstoï » (Fondation Martin Bodmer, Genève).

Ce texte dira beaucoup à ceux qui sont conscients de l’imprégnation de la culture russe par foi orthodoxe.
Nous avons fragmenté cette préface en plusieurs parties car elle est assez volumineuse.

En voici la fin :


Il fut redécouvert par la génération de l’Âge d’Argent, Il fut élevé au rang de génie sacré de a nation par Staline, pour les fêtes de 1947 qui célébrèrent le centenaire de sa mort. Ses manuscrits sont rassemblés en la Maison Pouchkine de Saint-Pétersbourg, mais n’en sortent pas, c’est le Saint des Saints, et, comme à Jérusalem, seul le grand prêtre y a accès… Cette sacralisation est un des extrêmes de la mémoire russe. L’autre étant l’oubli, l’amnésie ordonnée d’en haut, l’éradication à laquelle se livre le communisme au temps de sa plus virulente crise de destruction, dont toutes les religions fanatiques sont coutumières. En ces temps-là l’émigration russe était un esquif de mémoire et de survie culturelle. En ces temps-là Paris et Genève fêtaient le centenaire à leur façon, et des esprits malicieux comme Alexis Remizov faisaient ressusciter non seulement la Russie du grand miracle du XIXe siècle, mais celle d’avant, celle des enluminures des monastères et des vieux Croyants, celle des croyances populaires, des proverbes, des légendes épiques ou « bylines ».

Tenir les deux bouts de la mémoire russe est une difficulté tant elles divergent. C’est un défi pour cette exposition qui aurait pu s’intituler « culture nobiliaire et culture populaire russes ». Les deux bouts de cette chaîne culturelle vont de la Russie des Lumières de Catherine à l’avènement de l’utopie partageuse en Russie en 1917, accompagnée du massacre d’une large part de la mémoire et de la culture russe, et pas seulement la culture nobiliaire, mais aussi, et plus encore, la mémoire paysanne, et la culture ouvrière. On peut même soutenir que ces deux dernières ont plus souffert de la crise d’amnésie, car elles étaient plus proches, et plus dangereuses pour la nouvelle culture prolétarienne qui s’édifiat, et qui emprunta davantage aux « compagnons de route », et aux calsssiques revus et corrigés ‘Tolstoï , miroir de la révolution) qu’aux « tchastouchki » (refrains satiriques des quartiers ouvriers de Pétersbourg) et à la culture ouvirère qui se développait au début du XXe siècle et dont une figure comme Valentinov est un bon exemple. Ainsi, de la naissance du petit Alexandre Pouchkine, le « grillon » au sang chaud qui effarouchait les dames dans les couloirs du palais de Tsarskoé Siélo jusqu’à la mort du grand poète et dissident russe le comte Léon Tolstoï qui s’enfuit de chez lui en 1910 (accompagné de son laquais et de son médecin) en costume de paysan, pour rejoindre le peuple (et aussi fuir la comtesse son épouse), se déroule la longue dramaturgie du rapprochement impossible mais si fructueux entre les deux cultures russes. De même que la religion russe introduit une diglossie, une langue sacrée toute proche de la langue vernaculaire, mais très disctincte, ce slavon d’église auquel l’église orthodoxe russe ne renonce toujours pas aujourd’hui, de même la culture russe continue de marcher sur deux jambes bien distinctes, la culture « haute » nobiliaire, mêlée de slavonnismes, et la culture basse, populaire et mêlée de didactismes...
Un événement gigantesque, en 1910, fait de la petite halte de chemin de fer d’Astapovo le centre du monde, parce que la fuite du grand romancier qui avait injecté dans la culture mondiale un nouveau primat éthique, fondé sur la double culture russe de la noblesse et du peuple, était un prodige : l’union du mot et de l’acte, quelque chose d'évangélique et qui renvoyait au texte de l’évangéliste Jean. La double culture, c’est cela, le débat passionné entre le peuple et l’intelligentsia (essentiellement la noblesse russe), d’abord la naissance de cette intelligence russe, ordre chevaleresque du progrès, conçu presque comme une religion, et de la révolte contre les arbitraires et les inégalités qui font le monde, et qui faisaient encore plus la Russie, une marée de repentir de cette intelligence russe pour le servage, son ardent désir de servir le peuple, « l’aller au peuple » des jeunes révolutionnaires des années 1870, - qui souvent se soldait par leur dénonciation aux car le tsar était encore sacré aux yeux des paysans - , puis la déception, le refuge soit dans le terrorisme, soit dans le marxisme. Un marxisme qui pouvait même s’accompagner d’ »expropriations », c’est-à-dire de rapine, comme les commis le jeune Staline.
Endfn vint la douloureux prise de conscience qu’entre le peuple et l’intelligentsia (le mot a conquis sa place en Russiedès 1870, puis a conquis le monde), et alors c’est alors la prise de conscience amère, douloureuse, que peuple et intelligentsia sont ennemis, que la double culture est un leurre, une de rêveurs grotesque comme l’est le Karmazinov de Dostoïevski, inspiré par tourguenev, dont il est une caricature cruelle, et même injuste. Le poète Alexandre Blok voit se poursuitvre le combat entre le peuple russe et l’envahisseur asiatique, qu’il soit Polovtse comme dans le Dit du Régiment d’Igor (Slovo o polkou Igoreve), ou tatare comme dans le Dit de la bataille d’Outre-Don (Zadonchtchina). C’est à lui que nous devons les plus déchirants accents de repentir, de honte, de sentiment d’une imminente et fatale guerre civile entre les enfants de la Russie, les « enfants des années terribles de la Russie », et du « Châtiment qui attend l’intelligentsia russe.
Toi et moi, à la minuit, nous arrêtons nos coursiers,
Steppe immense, le retour n’est plus possible !
Par delà la Niépriadva les cygnes ont crié.
Et sans répit, sans répit, clament leur cri !
Ces cygnes sont ceux que l’on entend dans le poème épique le plus ancien de la Russie de Kiev, le dit du régiment d’Igor. Et la découverte du manuscrit est un évènement capital pour la culture et la mémoire russe. Il fut trouvé dans un folio d’œuvres variées acheté par le comte Moussine-Pouchtchine en 1795. Le manuscrit, qui devait être du XVIe siècle et qui était unique, a brûlé en 1812 dans l’incendie gigantesque de Moscou, mais une copie en avait été faite à l’usage de Catherine, et une édition limitée par les soins du comte Moussine-Pouchtchine était parue en 1800. Cette édition est rarissime, et nous bénéficions pour notre exposition d’un des rares exemplaires qui ont survécu (une soixantaine est répertoriée). Une querelle a entouré ce texte car il fut découvert dans une copie unique, et que les philologues ont jugé « archaïsante », du XVI e siècle, et qui de surcroît qui a disparu ! Les 218 versets du poème contient un épisode datant de 1185, la capture du prince Igor par les Polovtses, accompagnée d’une éclipse de lune, et d’un autre signe annonciateur : le cri des cygnes. « Ils combattirent un jour, ils combattirent un autre jour, et la troisième jour les étendards d’Igor chutèrent. Alors les frères se séparèrent sur la rive du fleuve. Alors le vin rouge du sang s’assécha, alors les brave Russes achevèrent leur banquet, ils offrirent leur sang à boire à leurs ennemis, et ils périrent pour la Terre russe. »
Les images du Dit, sa poésie saisissante en font non seulement un témoignage plus ancien que la Chanson de Roland, mais un fondement de l’âme russe. Le poète et historien Karamzine en fut tout de suite saisi, Pouchkine prit parti pour l’authenticité du Dit qui donnait d’un seul coup à la littérature russe une ancienneté dont elle était privée. Après Pouchkine on ne compte plus les apports du Slovo à la poésie, à l’âme russe. Il nous suffira de rappeler la splendeur sauvage de l’opéra de Borodine Le prince Igor, qui date de 1890, et dont la plus célèbre mise en scène fut celle de Diaghilev en 1909 pour les Danses polovtsiennes, et en 1914 pour l’ensemble de l’opéra avec les décors massifs et d’une rare densité sauvage de Roerikh : Diaghilev avait réussi son pari qui était de montrer une Russie sauvage, non européenne, brillante et chatoyante, dévorée de passion. L’émigration russe emporta avec elle ce rêve de Russie médiévale pleine d’énergie et d’action : les illustrations de Natalie Gontcharova et celles d’Alexandre Alexéieff prolongent le grand siècle russe et ce volet de forces telluriques, eurasiennes, que saluait déjà Pouchkine, qu’exporta avec son brio violent Diaghilev, que propagea le grand savant Roman Jakobson, qui, avec son ami le prince Nikolaj Troubetzkoy, était un ardent partisan des thèses eurasiennes dans l’exil de Prague.

Mais revenons au poète Alexandre Blok et à sa célèbre conférence de 1909 sur « Le peuple et l’intelligentsia », qui accompagne le cycle poétique du Chant de bataille de Koulikovo (la Zadonchtchina dont Blok s’inspire est elle-même un poème épique du XV e siècle inspiré par le Slovo). « Une rumeur sourde et confuse s’élève des villes. Cette rumeur est celle qui montait du camp tatare dans la nuit qui précéda la bataille de Koulikovo. Sur l’autre rive de la Niépriadva, les charrettes innombrables grincent, le peuple se lamente, tandis qu’au dessus de la rivière embrumée tournoient et crient les oies et les cygnes sauvages. » D’un côté les tatares, et c’est l'intelligentsia russe, de l’autre l’immense rassemblement de simples charrettes, le prince Dimitri Donskoï, le futur guerrier saint (comme Alexandre Nevski), c’est-à-dire le peuple de la Terre russe.
Entre les deux une ligne infranchissable, et, Blok le pressentait, mais ne le savait pas, la guerre civile, le demi massacre de l’intelligentsia. Le peuple dans sa somnolence et son silence, le peuple incarné chez Gogol par les « âmes mortes » que les propriétaires nobles échangent comme marchandise. Mme Korobotchka va en ville pour apprendre « quel est le cours de âmes » sur le marché du servage. Mais gogol achève son roman poème par l’énigmatique troïka qui fend l’espace, et devant laquelle reculent les autres nations. Blok, en 1908 achève ainsi son exposé : « Comme dans un cauchemar, nous pouvons déjà imaginer le poitrail velu du cheval au dessus de notre tête soudain noyée dans l’ombre, et les lourds sabots prêts à retomber sur nous. »
Ce cauchemar, c’est celui du viol de l’âme russe, c’est celui du Cavalier de bronze, de la statue animée qui quitte son socle sur la place du Sénat à Saint-Pétersbourg et qui poursuit l’humble Eugène dans le poème de Pouchkine « Le cavalier de bronze », scène fantastique qui a inspiré aux peintres Benois, au graveur Alexéieff leurs géniales illustrations du poème, comme elle a a trouvé un écho extraordinaire dans le roman d’Andreï Biély Pétersbourg, où l’on sent la Terreur en marche, où le bronze « saturnien » de la statue de Falconet introduit dans les veines figées d’angoisse de l’homme russe.
Comment réunir les eux moitiés béantes de l’âme russe, comment refaire ce paradis perdu de la gentilhommière russe où le noble cultive, qui reçoit la revue Le Télégraphe de Moscou, et y lit le poème de Pouchkine sur « la charrette de la vie », menait une vie proche du paysan, était un bon père pour ses serfs, et tous vivent en symbiose, et s’embrassent sur le parvis de l’église pour le Dimanche du Pardon qui précède le Grand Carême, et marque l’entrée de l‘homme russe dans une autre vie, pure et belle, nettoyée du péché.
Tolstoï a superbement représenté cette symbiose, ce paradis, il en est à la fois le chantre et l’imprécateur. Le chantre, parce qu’il n’est rien de plus beau, de plus russe, de plus paradisiaque qu’Otradnoïé, le domaine du comte Rostov décrit dans Guerre et paix, où tous vivent cette harmonie primitive, où, lors de la célèbre chasse, Nicolas et Natacha se retrouvent chez leur oncle, nobliau appauvri qui vit avec une serve, Anissia, devenue sa maîtresse, et, ô miracle ! l’oncle prend sa guitare, il chante « Le long de la rue, de la rue pavée », sa gouvernante Anissia est un modèle de grâce et de dignité courtoise, l’eau de vie aux herbes et les champignons marinés sont succulents ; la danse lente commence, Natacha s’élance, les serfs l’entourent et voilà que « cette petite comtesse , élevée par une Française émigrée, par la seule vertu de l’air qu’elle respirait, avait su s’imprégner à ce point de l’esprit national », qu’elle a exactement les gestes de la paysanne russe, innés, inimitables, et que son oncle attendait, lui qui chante comme le peuple, naïvement convaincu que seules les paroles comptent et que la mélodie s’y ajoute toute seule. La pose de Natacha, le jeu lent avec le châle que lui a tendu Anissia, l’air altier et malicieux : c’est toute la grâce de la femme russe du peuple, pas une bévue ne vient entacher la danse , rien ne rappelle la comtesse éduquée à l’européenne, qu’elle est pourtant… La double culture est ici à son acmé, son point d’accomplissement parfait.
Mais les dettes criblent le domaine du vieux comte, il y aura une jacquerie quand Napoléon viendra trouble cet ordre idyllique et somnolent, Nicolas sera un barine à la main rude. Et Tosltoï lui-même, éduquant les petits paysans à Yasnaïa Poliana se demande s’i ne doit pas autant apprendre d’eux qu’eux de lui. Il prendra sous la dictée le récit d’une paysanne, et ce sera « Destin de paysanne », un récit où il n’est que le porte plume du peuple, en somme, récit rude, naïf, où la souffrance et la mort sont choses naturelles. Et dans Trois morts il nous montre , face à la mort précisément, les simagrées de la dame du monde, la simplicité du moujik, la grandeur du chêne. En somme il y a trois ordres : le faux civilisé, le paysan, le naturel.
Dostoïevski n’a pas connu ce paradis de l’harmonie, la mort de son père dans le petit domaine qu’il avait acheté, pendant que lui et son frère étudient à l’Ecole d’ingénieurs de Saint Pétersbourg est un signe qui dominera l’œuvre jusqu’aux Frères Karamazov : le parricide rôde dans le roman comme dans l’histoire russe. L’œuvre de Dostoïevski, qui, avec celle de Tolstoï va transformer l’Europe, la placer, comme le proclama en 1881 Melchior de Voguë sous le signe du roman russe, connaît à peine le monde paysan, se développe dans le prolétariat bureaucratique et affairiste de la capitale. Les avides y côtoient les bouffons, les rapaces y dévorent les naïfs. C’est un autre monde, une autre anthropologie, celle de l’homme du souterrain, du clandestin de la société, du réfractaire à l’ordre social. Et ce Dostoïevski, qui ignore la double culture, se moque cruellement de celui qui avant Tolstoï l’a incarné, avec son livre célèbre des Carnets d’un chasseur, Ivan Tourguevev.
Il n’y avait pas plus européen, francophile que Tourguevev, mais le gentilhomme russe voulut faire découvrir le paysan russe, accomplissant dans la littérature ce que fit Venetsianov dans la peinture au cours des années 1820 avec ses paysannes sculpturales dans l’été étouffant de la Russie moyenne, ses bergers russes assoupis dans la canicule et à l’autre bout du siècle les Ambulants, le groupe d’Abramtsévo, ou encore Maliavine, et même le premier Malevitch, dont les figures grossières, cylindriques évoquent des babas de la préhistoire. Tourgueniev fut donc l’inventeur du moujik russe, comme on dit qu’on invente les reliques d’un sain quand on les découvre. Et les Carnets d’un chasseur firent sa gloire, et découvrirent à la noblesse russe la face cachée du peuple, qu’ils ne voyaient que sous formes de talles et corvées qu’ils percevaient. Le chasseur qu’était Tourgueniev découvrit la paysan dans ses battues sans fin, sous la pluie, ou à la canicule russe. Il découvrit le Putois et Kalinytch, deux types de paysans, l’un positif, rationaliste, l’autre idéaliste et rêveur, l’un taiseux, l’autre rieur, mais tous deux d’une grande force : « j’ai acquis la conviction que Pierre le Grand était foncièrement russe. Le Russe a tellement conscience de sa force , de sa résistance, qu’il ne craint point de se briser lui-même. : il dédaigne le passé, il regarde hardiment devant lui » C’était entièrement nouveau : l’avenir russe était vu par deux moujiks bien réels, rencontrés au hasard d’une chasse par le hobereau . Et dans le récit Les chanteurs, c’est à un concours de chants qu’assiste le même narrateur chasseur, dans un cabaret paysan, et il y découvre le talent du paysan, la poignante douceur de la chanson russe, déjà célébrée par Gogol dans ses Ames mortes, ainsi que le « mot russe précis ». « La voix était un peu brisée, elle rendait comme un son de fêlure ; au début même on y pouvait trouver quelque chose de morbide, mais elle avait la passion profonde qu’on ne saurait feindre, et la jeunesse, et la force, et la douceur. Un âme russe, une âme droite et passionnée, résonnait et respirait en elle ; elle vous prenait au cœur et y faisait vibrer les cordes russes. »
Gontcharov, dans son célèbre et si étrange roman Oblomov, a inclus « le songe d’Oblomov, un songe de canicule et de somnolence, où rien ne bouge, et où rien n’arrive, où l’on n’ouvre jamais la rare lettre qui est arrivée, où tout vit dans un éternel présent, nirvanique, oriental… l’utopie d’Oblomov est opposée au déchaînement de la violence russe, qui était également bien réelle, et que Dostoïevski a vue au bagne, qu’il décrit de façon saisissante en rendant compte dans le détail de « l’allée vertes », par où passe le condamné, entre des soldats tous armés de verges. Et il se pose la question du bourreau qui est tapi en toute homme. Oblomov, le bagne… Au bagne le narrateur Goriantchikov découvre la haine du peuple pour les nobles. Plus encore qu’ailleurs, même dans ce lieu de dérélictions , l’abîme se creuse entre bagnards soumis aux mêmes privations mais issus de l’un ou l’autre pôle de la société. Au bagne l’homme du peuple entre d’emblé dans la grande « coopérative » de l’humanité, alors que l’homme instruit, le noble, ne le peut pas, il est séparé du peuple par un abîme. Quarante ans d’affilée vous pouvez fréquenter le peuple, croire le connaître, mais ce n’est ‘ »qu’illusion d’optique », car « si juste et bon, et intelligent qu’il puisse être, des années durant on le haïra et le méprisera. » Au bagne comme dans le prolétariat urbain de paysans déporté à la ville on rencontre des âmes simples qui veulent souffrir, des Mikola qui prennent sur eux un crime, comme dans Crime et châtiment, juste pour prendre la croix du Christ. Et cela, le noble intellectuel, jamais ne le comprendra.
Les Tziganes de Pouchkine, où l’on voit Aleko rejeté par la communauté des tziganes où il était venu chercher la liberté intérieure, l’affranchissement de la civilisation aliénante, son dit dès 1826 cet isolement du noble intellectuel, son errance, son rejet par le peuple. Et dans son Discoure sur Pouchkine de 1881, Dostoïevski a donné une importance symbolique à Aleko. Après Aleko des milliers de nobles sont allés en quête de cette libération intérieure du vernis de la civilisation au Caucase, à la guerre au Caucase. Anna Akhmatova a écrit ce distique émouvant, à Kislovodks, au pied du Caucase, en 1927 :
Ici commença l’exil de Pouchkine
Ici finit celui de Lermontov.
Le duel où Lermontov laissa la vie eut lieu le 15 juillet 1841. Le sort de Lermontov est lié de façon dramatique à cette fuite vers le danger, vers le bon sauvage (le « montagnard »), et Tolstoï a repris cette quête avec ses Cosaques. L’exotisme n’est pas la raison profonde de ce magnétisme du Caucase sur l'âme du noble russe, mais plutôt la passion du desperado, et aussi ce que Tourguevev a baptisé le sentiment d’être « un homme de trop » : entre le pouvoir mesquin et tatillon de Nicolas Ier et le peuple qui le rejette, l’intelliguent russe se sent inutile, et depuis Aleko, en passant par Eugène Onéguine, par le Roudine de Tourguevev, par l’Oblomov de Gontcharov, par le prince Nekhlioudov de Résurrection, de Tolstoï, jusqu’aux héros poétiques tourmentées des symbolistes russes, et même jusqu’aux premiers intellectuels de la littérature soviétique, en particulier dans l’Envie de Youri Olecha, ce sentiment d’ostracisme va grandissant. Qui envie le héros d’Olecha ? évidemment l'homme du peuple, l'homme direct qui ne se pose pas de problèmes de conscience, cet homme sans vie intérieure devant qui le petit clandestin hargneux des Notes du souterrain cédait la place sur le trottoir alors qu'il voulait faire l’inverse, échouant même à être l’homme méchant qu’il se voudrait.
Bien sûr il y a des pages à part dans ce schisme qui marque la double culture russe de Pouchkine à Tolstoï et au delà, c’est pas exemple la légende des Décembristes et des « femmes russe ». L’insurrection du 24 décembre 1825 sur la place du Senat, autour du monument de Falconet où l’on voit Pierre couronné de lauriers comme un général romain cabrer sa monture au dessus de la Néva, dura quelques heures. Comme l’a dit Arkadi Belinkov, qui n’était pas tendre pour son pays, ce furent quatre heures de liberté pour le XIXe siècle russe, puis quatre mois en 1927, puis…
Les cinq Décembristes pendus sont entrés dans la légende, ils sont le socle mythique de ce qu'on appellera plus tard l'intelligentsia russe. Mais le peuple ne les a pas suivi, et d'ailleurs les soldats croyaient défendre non la constitution, mais la femme de Constantin, le frère d’Alexandre Ier qui en fait avait renoncé au trône en raison d’un mariage morganatique. Pouchkine, convoqué de son exil par Nicolas se vit demander en face par l’empereur : si tu avais été ce jour là à Saint-Pétersbourg, qu’aurais-tu fait ? Ce dialogue du poète et de l’autocrate est resté un des grands moment énigmatiques de l’histoire russe : point de comptes-rendus, ni par le poète, ni par le souverain. Mais une reconstruction du dialogue par les pouchkiniste, comme Natan Eidelman. Pouchkine en fait comprenait les deux parties au conflit symbolique, ses amis les conjurés, et le souverain dans son rôle de raison d’Etat. Son poème Les Stances en est la preuve, comme bien d’autres poèmes et articles, en particulier sur Chénier, ou ses réflexions sur Tocqueville, qu’il a eu le temps de lire. Quant à Tolstoï, dans un de ses tout premiers textes, il imagine l’histoire d’un vieux décembriste qui achève sa peine en Sibérie, et se voit libérer. Bref le dialogue du Pouvoir, su peuple et de la minuscule intelligentsia d’origine noble (plus tard elle va inclure d’anciens séminariste comme Tchernychevski, des fonctionnaires, des médecins) est un dialogue central mais sans issue durant tout le grand siècle russe. Et l’épisode des « femmes russes » en est l'icône politique. C’est un poème de Nekrassov, le grand poète populaire, l’éditeur du contemporain, l’auteur de la grande complainte « Pour qui fait-il bon vivre en Russie » qui a canonisé les jeunes épouses aristocratiques des déportés décidant de les suivre au bagne, perdant leurs privilèges de classe, leurs familles, entrant dans un monde grossier, où les enfants qu’elle pourraient avoir seraient considérés comme des serfs d'Etat. C’est en 1873 que Nekrassov écrit et publie les deux panneaux de son long poème « les femme russes » dont le titre initial était « Les femmes décembristes », mais il change le titre pour faire de la princesse Troubetskoï et de la princesse Volkonsky, qui toutes deux ont suive leurs époux au bagne de Nertchinsk (huit cents verstes au nord d’Irkoutsk !) non point seulement des « femmes de décembristes », mais des représentantes de toutes les femmes russes, humiliées et pourtant prêtes au sacrifice de soi...
La toute jeunette princesse Volkonsky dut demander l’autorisation à l’Empereur, il la donne, et nos avons la lettre en français où il lui signifie cette permission, tout en la mettant sérieusement en garde contre cette décision presque fatale (en fait les deux époux survivront à leur si longue épreuve). Et Nekrassov fait raconter par la princesse vieillie à ses petits-enfants l’épreuve, la décision de partir, la malédiction de son père, le général Raïevski. Pouchkine est évoqué, il était amoureux d’elle quand il était dans la suite du général en Crimée, à Yourzouf, puis la lettre de Nicolas, l’empereur. Le poème de Nekrassov est un moment de compassion entre l’aristocratie et le peuple : sa conclusion est émouvante :
Je veux vous dire merci, ô hommes russe !
En chemin, en exil, où que je fusse,
Tout ce temps de bagne affreux,
Ô peuple ! Tu m’as aidé à porter
Un insurmontable fardeau !

Le peuple dans la littérature russe du Grand siècle apparaît, mais comme dans les interstices de histoire. Le poète sentimental, le père de l’historiographie russe moderne Karamzine, dont l’Histoire de l’Etat russe inspira toute la Russie cultivée jusqu’à nos jours, et en particulier Pouchkine - il y trouvera le nœud shakespearien de son drame populaire Boris Godounov - rédigea en 1812 pour le tsar son Mémoire sur la Russie ancienne et moderne, où il concluait que la Russie n’était pas prête pour la grande réforme qui l’attendait, l’émancipation des serfs ;. « Un effondrement serait effrayant. »
Longtemps encore la Russie allait subir cette conclusion de l’historien libéral mais apeuré par le spectre d’une jacquerie générale. Il fallut la noble querelle des occidentalistes et des slavophiles, née d’un cercle d’étudiants à l’Université de Moscou, autour d’un jeune homme phtisique et condamné, Stankevitch, pour que reparte le débat russe au niveau politique et moral sur l’émancipation des serfs. Un débat dont Herzen, dans le tome I de Passé et Méditations nous donne une chronique pleine de poésie et d’énergie, chronique a fourni à la pensée russe le modèle, le moule dans lequel elle s’est pensée et elle se pense encore aujourd’hui.
La culture nobiliaire russe, dès le XVIIIe siècle trouva une échappatoire, une solution philosophico-religieuse à ses dilemmes dans l’idéal maçonnique. Elle connut un immense essor, gagna toutes les classses, sauf la paysannerie, elle fut, selon les dires de Novikov, « le point d’appui » qui permettait d’éviter aussi bien le voltairianisme qe la soumission à l’église, une recherche personnelles qui consolait de la paralysie socilae. Les maçons russes étaient de la tendance mystique, chrétienne éclairée, et cherchaient le perfectionnement de soi. Karamzine était d’humeur assez antimaçonnique, mais une partie de l’intelligentsia russe, et même du pouvoir russe, se consolait de l’impasse existentielle où ils se sentait fourvoyés par le rêve maçonnique. Et là encore c’est Tolstoï, dans Guerre et Paix, qui nous en donne le plus saisissant tableau : Pierre Bezoukhov abandonne son rêve napoléonien d’affranchissement du peuple, et fait une rencontre qui semble métamorphoser son existence au relais de poste de Torjok, à mi-parcours entre Moscou et Saint-Pétersbourg. Notons que ce relais de Torjok joue un rôle symbolique capital dans les destins de la pensée russe. Dans le Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou de Radichtchev, manuel du rêve d’affranchissement de la Russie libérale qui fut cause de l’envoi de l’auteur en Sibérie par Catherine, Radichtchev médite à chaque relais sur un des maux qui accablent la Russie, et au relais de Torjok il médite sur la censure, qui , rappelons le, ne fut abolie en Russie , partiellement qu’en 1905, puis fut rétablie par les bolcheviks, et ne disparut qu’avec la perestroïka en 1991. « La censure est devenue la nourrice de la raison, de l’esprit, de l’imagination, de tout ce qui est grandeur et beauté. » Pierre Bezoukhov arrive au même relais, il y fait la connaissance du grand maître Bazdeev, s’enfonce dans la mystique, lisant l’Imitation et l’Apocalypse, transporté par l’enthousiasme du néophyte, et persuadé que qu’un bel avenir l’attendait, tout de vertu et de bonheur.

C’est encore chez Tolstoï que nous voyons le mieux s’infiltrer « l’autre culture » dans la culture nobiliaire. Je ne parle plus ici de cette harmonie de la « double culture », si bien représentée dans l’épisode de la chasse à Otradnoïé (« lieu de la félicité »), mais l’intrusion d’êtres extérieurs à la communauté paysanne appelée « mir. La princesse Marie, se cache de son père le prince Volkonsky, un libre penseur à l’école de Catherine et des philosophes retranché dans son domaine comme dans refuge de la Raison en pleine barbarie. Par la porte de derrière viennent voir la pieuse Marie des « hommes de Dieu ». « Allons chez Marie, Tu verras les hommes de Dieu, C’est curieux, tu verras. » Les veilleuses brûlent dans la pièce où mendiants et pèlerins se cachent du dignitaire voltairien, ancien général de Catherine, et disciple des Lumières. Le prince André réagit sarcastiquement aux pieuses légendes de Pélagie, qui revient du monastère des Grottes de Kiev, le plus saint de tout les lieux saints de la Russie, om ni lui,ni son père n’ont évidemment mis les pieds...
Dans les Carnets d’un chasseur, il y a un vieux croyant qui est aussi un guérisseur, mais Tourguenev a volontairement atténué ce côté du récit, la censure ne laissant pas passer des portraits de vieux croyants. Il s’agit de Cassien, qui a été déporté avec tout un village de la Belle Métcha, un affluent du Don, et se trouve à présent transplanté dans la région d’Orlov. Cassien ne supporte pas qu’on tire sur les oiseaux du ciel. « Je vis comme le Seigneur l’ordonne, mais de métier, je n’en ai point. L’intelligence m’a toujours manqué, je travaille quand je peux, mais je ne suis pas fameux ouvrier. » En fait Cassien fait partie de la secte des « begouny » ou fuyards, qui n’ont pas de domicile fixe : « Que gagne-t-on à rester chez soi ? La justice n’habite pas l’homme. »
Plus tard Tolstoï aussi rencontrera des begouny, il en décrit un dans Résurrection, le prince Nekhlioudov le rencontre sur un bac. Le vieillard avec sa besace sur l’épaule parcourt la Russie, va de prison en prison, d’asile pour les fous en asile pour les miséreux, et toujours repart errer. Qui est-il ? qeul est son nom ? il n’en a pas, ou plutôt seul son enge gardien connaît son nom… Monnom ? « Un être humain ». Mon âge ? « Je ne sais pas compter." Pour lui Dieu est le Père, la Terre est la Mère. Il vit selon le précepte évangélique soyez comme les oiseaux du ciel. Nekhlioudov, interloqué, comprend qu’il y a en Russie un « autre peuple » totalement réfractaire à l’ordre, à l’Etat, à la société. Il vient de frôler « l’autre culture ». La vieille foi née au XVIIe siècle du rejet par le protopope Avvakum et ses disciples des réformes du dernier patriarche de l’ancienne Russie, Nikon – car Pierre le Grand allait abolir le patriarcat, et soumettre l’église orthodoxe à l’Etat, soumission dont aujourd’hui elle sort à peine.
La vieille foi survécut à toutes les persécutions jusqu’à leur interdiction par Nicolas Ier, il subsista dans le nord de la Russie deux communautés de monastères sans supérieurs, communauté d’hommes et communauté de femmes dite de la Vyga et de la Leksa qui fournissaient en livres manuscrits les groupes et églises de la vieille foi clandestine. L’ensemble de ces deux communautés jumelles compta jusqu’à un milliers de membres qui recopiaient en plein XIXe siècle les ouvrages liturgiques d’avant Nikon, car ils se refusaient à utiliser les livres de l’orthodoxie officielle, qu’ils jugeaient entachés d’hérésie nikonienne... Cette subsistance du livre copié et enluminé longtemps après Gutenberg est un phénomène unique. Grâce à un collaborateur de la Maison Pouchkine, Vladimir Malychev, qui organisa des expéditions archéologique à partir de 1949 qu’on peut qualifier dans les villages du Nord, et surtout du Pomorié (la côte de la mer Blanche), où l’on conservait les livres, mais où la soviétisation risquait fort d’entraîner la disparition de ces objets du culte devenus très encombrants… la toute première expoédition eut lieu à Oust-Ilma, sur la Pétchora. Les ouvrages enluminés collectés par Vladimir Malychev sont un morceau survivant de Russie prépétrine, et même médiévale niché dans la capitale européenne de Pierre le Grand ; ils symbolisent à l’extrême cette double culture russe que notre exposition veut montrer. La capitale devint le berceau de la plus grande collection de manuscrits confectionner bien avant sa propre naissance !
La vieille foi commence à intéresser dans le seconde moitié du XIXe siècle : Nikolaï Leskov, Melnikov-Petcherski sont les grands chantres de cette fois populaire et clandestine. Au même moment Moussorgski s’inspire de la persécution des vieux croyants pour écrire, sur un livret qu’il confectionne lui-même en visitant les archives, son opéra de la Khovanchtchina, en 1883, opéra qui met en scène la persécution du prince Khovanski, protecteur de la vieille foi, et la femme de boyard Morozova, dont le départ pour la Sibérie a inspiré un magnifique tableau à Sourikov, en 1886. On y voit la princesse condamnée partir sur un traîneau de galériens au milieu d'un concours de peuple atterré par la perte de sa protectrice. L'opéra de Moussorgski s'achève par les choeurs mystiques très émouvants des schismatiques réfugiés dans les forêts,cernés par les soudards de Pierre le Grand et qui s'apprêtent à périr dans un autodafé.
Leskov a beaucoup peint les dissidents religieux, le fuyard «Boeuf musqué», les pieux vieux royants de l'Ange scellé, histoire d'une icône miraculeuse et de la persécution infligée par des sbires de l'eglise officielle, ou encore le pélerin enchanté, chronique de la vie d'un serf en fuites, qui travers un nombre prodigieux d'aventures avant de trouve le repos dans un monastère. Au début du XXe siècle même l'intelligentsia commence à se passionner pour ces dissidents de la foi. La figure la plus marquante du renouveau dit de la renaissance religieuse, Dimitri Merejkovski, écrit sa trilogie sur Julien l'Apostat, Leonardo da Vinci et sur Pierre et Alexis. Il s'agit dans cette trilogie romanesque d'une sorte de vaste triptyque de la quête religieuse et spirituelle de l'humanité, le combat du paganisme et du christianisme, le renouvellement de la foi par l'humanisme de la Renaissance, et le combat de la vieille foi et de la nouvelle foi sous Pierre le Grand. Car Alexis, le tsarevitch, propre fils de Pierre la Grand protège la vieille foi, c'est-à-dre les ennemis de son père. Pierre le fait kidnapper à Vienne, et le met à mort, de sa propre main, dit-on...
Vieille foi et les autodafés au fond des forêts fascinent Merejkovski, Blok, Biély et toute cette génération. Un poète surgit miraculeusement des tréfonds de la vieille foi, il est de la secte des «Khlysty», qui pratiquent, dit la rumeur, des orgies mystiques, c'est Nikolaï Kliouev, qui fascine les symbolistes russes. Dans son poème «Ruines incendiées», Kliouev décrit la Russie comme un village mythique gardé par Egori (saint Georges) et attaqué par Tatares et Sarrasins. Kliouiev apparut comme un envoyé de cette Russie populaire et clandestine, persécutée par l'autre Russie, il s'impose d'emblée, et dès sa première épître, il écrit à Blok sur un ton comminatoire : «Vous, les messieurs, vous vous écrtez de nous, mais sachez que nous nous sommes nombreux à avoir des coeurs assoiffés, et que nous ne sommes gens obscurs que si l'on nous regarde de la heuteur, alors tout ce qui est en bas semble une masse indifférenciée, mais il suffit d'une miete de sincérité, et de cette masse sortent les contours nets de fils de l'homme, leurs âmes sont comme le lapis et la sardoine, et leurs côtes prêtes à être encornées.» Etranges admonestations de ce poète paysan surgi dans les salons de la capitale, un paysan qui cite l'Apocalypse comme si c'était sa lecture de tous les jours. «Et celui qui siègeait était semblable au, lapis et à la sardoine».
Ce gouffre entre le peuple et l'intelligentsia est partout présent, chez Leonid Andreiev, un auteur grand pulbic, qui eut une heure de gloire à l'égale de celle de Gorki : le Tsar Faim, - pièce grandiloquente, où l'on voit les nantis assigés par le peuple -, chez Andreï Biely, - La Colombe d''Argent est inspirée par les légendes sur les orgies mystiques des khlysty, et entièrement bâtie sur la dichotomie occident de la Raison et du Savoir explicite - Orient – terre des légendes et du Savoir implicite. A la frontière, la Russie - Occident par sa capitale, sa culture, son élite, Orient par son peuple, ses croyances, sa sauvagerie... Enfin Gorki, en dans son article Deux âmes, ou dans le paysan russe construit aussi la même opposition, pensant que la révolution d'Octobre a lâché les forces obscures de l'Orient et de la cruauté sur la Russie, il se sépare alors de Lénine, pour mieux rallier Staline dix ans plus tard, quand il lui semble que Staline de sa main de fer a mis halte à cet ensauvagement... Il n'y a pas écrits plus vilement antirusses que ces textes de Gorki. Son évocation de la cruauté russe est insoutenable. «Mais où est donc ce paysan russe bon et réfléchi, cet infatigables chercheur de vérité et de justice son la littérature russe du XIX e siècle parlait à l'univers en termes si beaux et si persuasifs,» demande Gorki dans le paysan russe, en 1922. Constatant es sacrilèges commis pendant la révolution, les cruautés abominables, les moines éventrés et les officiers attachés à un arbre par leur intestin grêle sorti de leur ventre, Gorki répond évidemment: le littérature russe a inventé ce paysan bon et pieux, ce Juste, qui revit jusque dans l'icône de Matriona peinte par Soljénitsyne dans son petit chef d'oeuvre de 1963 «Toute la réserve d'énergie intellectuelle amassée par la Russie au cours du XIXe siècle, s’est dépensée pendant la révolution et s'est dissoute dans la masse paysanne.» Nous devons écouter la vois iconoclaste de Gorki, sans pour autant y souscrire. Et ce d'autant plus que le Gorki rallié à Staline a commis bine des péchés de l'esprit. Il représente le tableau d'une Russie Orient, mais d'un Orient qu'il hait, alors que Blok ou Biely l'adoraient.
Sainte Russie, le mot était rituel, il correspondait à une Russie pieuse et pélerine, celle des monastères fleuris, celle du merveilleux écrivain Mikhaïl Prichvine, celle du peintre Nesterov. Au pays des oiseaux sans peur est le premier, le plus touchant texte de Prichvine, datant de 1907, il y évoque la région du Vig, dans le Nord. Il s'agit d'une région du Pomorié, d'om provenait prichvine lui-même, et om autrefois avait resplendi le monastère du Vig, froteresse des vieux-croyants, et la pays mythique de Vygoriétsia»». Les paysans y étaient pieux, habiles et artistes... l'harmonie entre l'homme et la création, oiseaux et animaux y était complète, telle qu'en rêva Essenine.
Et il y eut un moment de grâce dans l'histoire de la Russie du début du siècle où il sembla que pour un instant ce combat à mort entre le pouvoir et les affamés, entre l'intelligentsia et le peuple, entre l'église et l'athéisme militant connut un armistice: en 1903 euat lieu la canonisation de saint Séraphin de Sarov, un saint de la première moitié du XIXe siècle, dont les conversations avec son disciple Motovilov avaient paru à la fin du XIXe siècle. Et ce saint souriant, qui accueillait chacun avec les mot «Ô ma joie!» en rappel de l'icône de la «Mère de toute Joie». contrastait fortement avec l'orthodoxie sévère, puissante qui, au XVI e siècle avait triomphe avec saint joseph de Volokolamsk, triomphe de l'église possédante sur l'église mendiante que représentait Nil de la Sora. Eh bien on put croire que Nil de la Sora était de retour. Nicolas II prit une part active à la décision de canoniser Séraphin, il se rendit à Sarov , près d'Arzamas, au sud de Nijni, pour les grands fêts, les poètes Blok et Andreï Biély en parlent dans leur correspondance. Biely fit le pèlerinage à Sarov avec sa mère: court instant d'unité dans la grâce souriante et ascétique de Sérapin, juste à la veille deu Dimanche sanglant de la première révolution russe, et de l'ébranlement continu du régime. «la figure de saint Séraphin, toute la litanie de ses prières revit dans mon âme. Et depuis ce temps, j'adresse mes prières à Séraphin et il me semble qu'il est mon guide secret; la figure de conducteur invisible de mon âme a remplacé pour moi celle de Vladimr Soloviev.» écrit Biély, l'ancien étudiant en chimie, le fils d'un savant de l'université de Moscou, élevé dans le culte de la science et la mépris pour la religion.
Pas seulement les schismatique, les sectes, la vieille foi avaient été l’objet de persécutions et de mépris, au cours du XIXe siècle, mais même l’église officielle, marginalisée et souvent moquée. L’historien Zhivov nous montre cette marginalisation, qui parfois aboutissait à une ostracisation intellectuelle de l’église décapitée par son réformateur, Pierre le Grand. A l'image des principautés luthériennes, il l'avait soumise au pouvoir séculier, en l'occurrence à un haut fonctionnaire, le procureur de Saint-Synode. Aussi l'épisode du dialogue entre le poète Alexandre Pouchkine et le métropolite de Moscou Philarète fait-il figure d’événement dans l’indifférence mutuelle qui affectait les rapports entre société et église. Le petit poème de Pouchkine de 1830, Vers écrits pendant une insomnie, évoquait avec une simplicité en mineur la petite musique du temps qui passe et dévore le fil de la Parque.
Don du hasard, ô vain don,
Vie! Pourquoi m’es-tu donnée ?
Pourquoi le destin obscur
Au supplice m’a condamné ?

Le métropolite de Moscou répondit en vers à Pouchkine.
Ni hasard, ni vain don,
La vie me vient de Dieu,
Si la fin m’est assurée,
C’est qu’ainsi Dieu l’a voulu.
Le dialogue se poursuivit par ces stances magnifiques de Pouchkine :
Par ton feu consumée
Mon âme a chassé les vanités.
Et dans l’effroi sacré le poète
Devint harpe des Séraphins.
Jamais plus la culture russe ne connaitra un dialogue aussi émouvant entre sa culture séculière, antiquisante, européenne et sa culture spirituelle. Même les Société de pensée philosophico-religieuses du début du XXe siècle n’ont pas réussi à rétablir le dialogue.
1830 est d’ailleurs le moment où Pouchkine connaît une évolution rapide, magistrale, où il se refuse à suivre son ami Tchaadaïev dans son enthousiasme pour le catholicisme, où il va se séparer de son frère en poésie le Polonais Adam Mickiewicz. Il nous faut en dire un mot non seulement parce que c’est une étape capitale de la pensée russe, mais aussi parce, conséquence de la sacralisation de tout ce qui est Pouchkine en Russie, les manuscrits conservés à la Maison Pouchkine de Saint-Pétersbourg (plus de 4000) sont inamovibles, et par conséquent nous été refusés. Sans la Bibliothèque polonaise de Paris, fondée en 1830, nous n’aurions pas pu présenter un seul autographe de la main de Pouchkine.
Par rapport à A937, et malgré la très grande générosité et collaboration de nos amis de la maison Pouchkine, la situation à cet égard, a empiré, si l’on me permet ce mot. En 1937, pour le Centenaire de la mort de Pouchkine, une belle exposition fut organisée à Paris par Serge Lifar, et une plaquette très intéressante, éditée aux frais du danseur, et rédigée par lui et son ami le pouchkiniste Modeste Hofmann. Les trois autographes venue de la Bibliothèque polonaise de Paris s’y trouvaient, mais il y avait aussi les trésors de la collection de Lifar, depuis retournée en Russie, dix lettres à sa fiancée,une lettre à sa belle-mère, une autre au baron Rosen, et la préface manuscrite au Voyage à Ezroum. Lifar écrivait : « l’Européen ne connaît pas encore Pouchkine. Cela ne l’a pas empêché de nous faire confiance ; de croire que la Russie avait en Pouchkine l’astre digne de prendre place dans la constellation des plus grands génies. » Au fond les choses n’ont guère bougé. Il y a là une difficulté essentiellement liée à la traduction, et sur laquelle nous ne nous étendrons pas. L’heure viendra peut-être plus tard, nous le souhaitons vivement, où Pouchkine pourra être exposé en Europe, au Musée Bodmer, dans un écrin qui n’est pas indigne de lui. Pour l’heure, c’est moins Pouchkine que toute la culture russe qu’il a éclairé brusquement de son génie concis et fulgurant qui se trouve exposée ici. L’Europe , qui se nourrit depuis longtemps du roman russe parce qu’il a changé sa représentation du monde, découvrira ici l’envers du roman russe, cette culture populaire si étonnante représentée par les livres enluminés du XIXe siècle, et l’entourage du roman russe, c’est-à-dire toute la culture russe issue du classicisme, nourrie de romantisme, débattant de sa nature entre occidentalistes et slavophiles, rénovée par la Renaissance magnifique du début du XXe siècle, une Renaissance qu’en somme la Russie n’avait pas connue au XVIe, mais qui la féconda trois siècles plus tard, et évidemment de façon très différente.
Les manuscrits de Pouchkine, ses dessins dans les marges, ses autoportraits tout au long de sa brève vie sont absolument passionnât et ils sont bien connus grâce aux reproductions. Seul Victor Hugo accompagne de la sorte, dans le même geste et la même énergie son texte de ses dessins. L’album de la pianiste Maria Szymanonwski, aux pieds de laquelle était toute l’Europe, compte fort heureusement un autographe de Pouchkine, et pas n’importe lequel. En guise d’hommage, le poète y a écrit trois vers qui entreront dans son Convive de Pierre, c’est-à-dire de sa version dramatique, et brève, comme tout ce qu’écrit Pouchkine, de Don Juan.
De toutes les félicités de la vie,
L’amour seul dépasse la musique
Mais l’amour aussi est mélodie…
L’amitié poétique de poète russe et du poète polonais est un chapitre billant et dramatique de la poésie européenne ; leur désaccord, dû au soulèvement polonais de 1831, et à sa répression par Nicolas Ier, surnommé après les révolutions de 1848 « le gendarme des peuples » fut douloureux, et il engendra un échange poétique douloureux. Au poète polonais, auteur des Sonnets de Crimée, Pouchkine écrivait en 1828 :
Mais jamais nul ne vit un enchanteur
Mieux exercé dans l’art de la magie,
Qui sût créer avec tant de vigueur
Et de talent contes et poésies

Tel nous parut, poète ailé mais sage,
Celui qui vint de l’étrange pays
Des hommes à la chevelure sauvage
Des femmes ressemblant à des houris.
Las, deux ans plus tard la rupture était consommée, Varsovie reprise fumait, Mickiewicz allait devenir le plus célèbre exilé européen, enseignant à Lausanne puis à Paris. Pouchkine avait écrit Aux calomniateurs de la Russie, et défendu l’empire contre la condamnation morale de toute l’Europe intellectuelle et libérale.
Il a vécu chez nous
Parmi la gent étrangère, son âme
Ne nourrissait aucune haine, et nous
L’avons aimé…. <…>
Mais de loin, jusqu’à nous
Parvient une voix haineuse,
Sa voix si connue ! Touche, ô Dieu, son cœur,
Que paix et vérité l’éclairent,
Et rends lui…
L’inachèvement du poème qui commence et finit à mi-vers augmente encore l’émotion, comme si Pouchkine n’arrivait point à formuler tous ses sentiments.
On sait que Mickiewicz répondit. Le prologue sinistre de la Troisième Partie de son long Poème dramatique des Aïeux est une dénonciation du pays de l’esclavage et de la tyrannie.
« Cette terre est vide, blanche et ouverte
Comme une page blanche pour l’écriture ; » écrit Mickiewicz , reprenant un thème des slavophiles russes qui se réjouissent de cette page blanche, mais l’auteur des Aieux se demande si ce sera la sainte foi, ou le knout qui écriront la page.
Pouchkine répliqua aux Aïeux par Le cavalier d’airain, où la grandeur du fondateur de la Sémiramis du Nord est confrontée à la douleur du petit Eugène qui perd sa fiancée dans l’inondation de 1824. Le tsar d’une nouvelle Genèse et le dément victime de la grandeur du Tsar Créateur de la Russie moderne.
Mickiewicz à son tour répondit au poème de Pouchkine « Il a vécu parmi nous » et, grâce à la Bibliothèque polonaise de Paris, nous avons la copie du poème du Pouchkine que reçut Mickiewicz et le brouillon autographe de sa réponse. Elle exprime plus la tristesse que la haine, évoquant surtout les supplices des décembristes, chantant cette « légende du Nord » des victimes russes du tyran russe que célébra également Michelet après que Herzen lui eut fait découvrir le sort de Ryleev, pendu, de Bestoujev, bagnard…
Vous, pensez-vous à moi ? Quand j‘évoque l’image
De mes amis, leur mort, leurs prison, leur exil,
Je pense à vous toujours : étrangers, vos visages
Ont eux aussi dans mes rêves leurs droits de citoyens.
C’est le philosophe Soloviev, puis le philosophe émigré Gueorgui Fedotov qui ont le mieux explicité la position de Pouchkine, dont le poème Stances, dédié à Nicolas Ier parut à beaucoup une trahison. Dans son article « la Russie et la liberté » Fedotov fait de Pouchkine, à égalité, un chantre de l’empire et un chantre de la liberté. Et il estime qu’après Pouchkine l’intelligentsia russe a cessé de s’intéresser au problème de l’empire, n’y voyant qu’un hypostase du despotisme qu’elle dénonçait … Avec ses contes populaires, Pouchkine est en tout cas devenu une part de l’âme russe, il est la preuve qu’un poète peut à lui tout seul renouveler tout un folklore. Si son universalité n’est pas évidente au niveau mondial, ni même européen, elle est une évidence au niveau de la psyché russe. Alexandre Blok, aux heures de doute et de souffrance de la guerre civile invoque Pouchkine comme une « liberté secrète, comme une main secourable dans la tempête. Et même s’il n’a pas la conscience aiguë de Blok, et des malheurs de la Russie, quel Russe, petit ou grand, ne connaît ses contes et poèmes, son « chat sagace » qui tourne autour du rouvre vert « au bout d’une chaîne d’or » (prologue de Rouslan et Lioudmila) ?
A droite il déroule une histoire,
A gauche il chante une chanson.
Cette exploration de la culture russe, qui va du siècle d’or naissant à ses derniers échos au milieu du XXème siècle, nous mènera à droite vers la culture nobiliaire, ce miracle que découvrit l’Europe et le monde dès la seconde moitié du XIXe siècle, à gauche vers la culture populaire cachée, pays des légendes, des preux, et surtout de la Jérusalem perdue et sauvée.

La révolution russe apporta ses réponses, brutales, au problème de dichotomie de la culture russe, de l’âme russe double. La vague de violences, puis les cruautés insignes de la guerre civile russe, la décimation du clergé voulue par Lénine après l’affaire de Chouïa, la suppression physique des socialistes russes au profit du bolchevisme, la prise de Cronstadt insurgé contre la tyrannie de Lénine et Trotski, les cloches culbutées des clochers de tant d’églises qui avaient fait la splendeur de la Sainte Russie, les gentilhommières qui brûlaient avec leurs bibliothèques, les trésors nationaux vendus à l’encan, tout un pan de la Russie semblait d’enfoncer dans le néant. Mais une autre Russie s’élevait, une autre culture, celle du Proletcult, celle des compagnons de route, celle de Pilniak et de Maïakovski, dont l’un mourut dans les caves de la Lioubanka et l’autre se suicida… C’était une Russie, appelée à vivre sept décennies et plus, mais qui finit par être culbutée comme tant de cloches autrefois. Beaucoup pensaient, comme le sociologue Alexandre Zinoviev qu’elle était installée pour un vrai millenium, mais ils se trompaient.
Alexandre Blok en 1918 se félicitait du pillage de la bibliothèque de Chakhmatovo, son nid familial, notait dans son carnet que tout bien, même spirituel, est fruit d’une rapine, écrivait son article Catilina, pour saluer un « bolchevik romain ». La souffrance de cette réaction masochiste à la Révolution était partagée par beaucoup. Les uns partirent ou furent chassés, emportant, croyaient-ils, la Russie à leurs semelles, selon la formule de Roman Goul, les autres restaient, comme Volochine, qui depuis sa demeure de Koktebel en Crimée voit la Terreur s’emparer de la Russie, voit renaître les autodafés et les supplices du temps des vieux Croyants. En 1918 il rédige son poème ardent et mystique, « le Protopope Avvakum », qui s’achève par le feu du bûcher.
Le cube de bois est construit, la paille est autour,
C’est mon vaisseau de feu.
Il me mènera à la maison du Père,
Ils m’ont remis debout, et j’ai senti
De mon pied : enfin je vais quitter le quai !
Point n’ai attendu, moi-même ai bouté le feu !
Trinité sainte ! Christ miséricordieux !
Je reviens à vous, à Jérusalem céleste,
En naissant, je me suis éteint ;
En mourant, je m’embrase!
Extraordinaire métamorphose du poète et artiste raffiné, amateur de Paris, traducteur consommé. Et à présent imprécateur de la ruine russe, nouvel Avvakum !
D’autres partent, comme Alexis Rémizov, auteur de romans sombres, socialement désespérés, plusieurs fois arrêté avant la révolution, mais qui, devant l’incendie de 1917, écrit son « Dit de l’ancienne Russie », inspiré par la longue tradition des pleurs populaires, que psalmodiaient conteurs et pleureurs professionnels, et qui furent enregistrés par Julius Blok, dont les cylindres de cire, déposés à la Maison Pouchkine, retiennent les traces vivantes d’une Russie ancienne, disparue.
« Ô ma patrie perdue, tu as chancelé, toi l’inébranlable, et ton manteau de pourpre est tombé de tes épaules. Pour quel mortel péché, pour quelle faute impardonnable ? » Rémizov émigre, habite rue Boileau à Paris, dans un bout du village d’Auteuil devenu un lambeau de Russie. Mais il ya en lui également de la malice populaire, et il calligraphie toujours ses diplômes de la « Grande Maison Libre des Singes », tout en écrivant chronique de la Terreur qu’il a vécue dans une dans sa Russie entourbilonnée saisissante broderie de morceaux de réel et de motifs folkloriques imbriqués selon une poétique médiévale. Il peint des petits démons de la démonologie populaire, comme s’il avait emporté rue Boileau les lutins domestiques, les domovoï, les démons grands et petits du village russe. A ses amis il donne d’étranges étoles marquées de sa calligraphie populaire. Rue de Lille, à l’Ecole des langues orientales où son épouse Seraphima enseigne l’alphabet glagolitique, antérieur au cyrillique, à un demi étudiant par an, il donne des lectures de ses contes et distribue ses diablotins. Comme si la Russie populaire, « en suivant le soleil » (c’est le titre d’un de ses plus beaux recueils), avait échoué dans ce minuscule coin de Paris où il a pour ami Pierre Pascal, l’historien d’ « Avvakum et les débuts du raskol », qu’il promeut Grand Protopope dans l’ordre des singes.
Anna Akhmatova, Boris Pasternak ont, eux choisi de rester. Dans le Docteur Jivago, le poète de Ma sœur la vie devient celui de décadence de l’intelligenstia russe, symbolisée par la dégradation sociale du personnage éponyme, le docteur Youri Andréiévitch, dont le nom de famille veut dire « le Vivant ». Le Vivant s’étiole, s’efface de la face du monde comme fit son ancêtre Oblomov, mais il laisse dans son tiroir les poèmes splendides de l’épilogue. Le roman nous dit la fin des siècles d’or et d’agent, l’entrée dans le siècle de fer. Et pourtant il y a selon lui « quelque chose de l’inconditionnelle luminosité de Pouchkine, de l’impeccable fidélité au réel de Tolstoï… » dans la « magnifique chirurgie » de l’histoire. Anna Akhmatova, elle aussi, a choisi de rester, mais sa muse évolue rapidement, passe de l’infiniment lyrique au silencieusement épique ; brûlée par le chagrin, l’exécution de Nicolaï Goumilev, son mari, en 1921, l’arrestation de leur fils, l’immense captivité du peuple. Et elle clôt symboliquement ce long siècle d’or et d’argent de la culture russe en venant s’agglutiner aux femmes qui font la queue devant les guichets de la grande prison des Croix à Saint-Pétersbourg devenu Léningrad. C’est le Requiem, écrit de 1935 à 1940, par vagues successives de versets. En 1961, elle ajoute une épigraphe qui dit :
Non, ni sous des cieux étrangers,
Ni sous l’aile étrangère,
Avec mon peuple je suis restée,
Où mon peuple était, en son malheur.
L’âge d’or a engendré l’âge d’argent, l’âge d’argent a engendré l’âge de fer, tout est allé comme à rebours des âges de la préhistoire humaine. Mais cette marche à rebours nous a donné la culture russe, ce pleur sur la condition humaine, et pour parler comme Marina Tsvetaïeva, cette grandiose « tentative de compassion », où Pouchkine, lui encore, donna l’élan, rappelons ses vers fameux : « je garderai longtemps la faveur populaire / Pour avoir dans mes chants célébré la vertu /Loué le liberté en un siècle sévère,/ Et plaidé la grâce des vaincus. »…. Magnifique page de l’histoire européenne en son hypostase russe où l’or de la beauté harmonieuse, l’argent, de la mystique poétique et le fer des souffrances populaires subies font alliance à jamais.
L’anniversaire de la morte de Pouchkine en février 1921, dans un Pétrograd affamé et grelottant fut vécu par beaucoup comme les funérailles de la poésie russe. Blok vint à la Maison des lettres et prononça son avant-dernier dsicours, « Sur la mission du poète ».
« Sombres sont les noms des empereurs, des généraux, des inventeurs d’armes meurtrières, des bourreaux et des martyrs de la vie. Et à côté d’eux, léger, ce nom : « Pouchkine. » Entre chaos et cosmos, dit-il, le poète introduit l’harmonie, et l’harmonie est à fois le caprice et la liberté intime du poète et aussi ce qui met de l’ordre dans le chaos de l’univers. « Ce n’est pas la balle de D’Anthès qui a tué Pouchkine, c’est la manque d’air qui l’a tué ; » tout le monde comprit que l’air manquait au poète Blok, et à culture russe agonisante. C’était la fin , presque la fin du cycle Or-Argent-Fer dans l’histoire de la culture russe. « Salut ! ô ma noire perdition, Je sors à ta rencontre… » écrivait à la même époque Essenine, dans un petit livre que le zek Soljénitsyne garda longtemps au goulag, le planquant dans les fentes de la baraque. Le nom joyeux s’éteignait, mais Blok, qui allait mourir d’épuisement six mois plus tard ajoutait : « Nous mourons, mais l’art demeure. »


Rédigé par Nikita Krivochéine le 7 Mai 2009 à 08:09 | 1 commentaire | Permalien



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