Vladimir GOLOVANOW

La "Revue des sciences religieuses" (1) a mis en ligne récemment un article du père Gabriel Tchonang (2) que je trouve très intéressant. Il donne d'abord une courte synthèse du rôle essentiel de l'Esprit Saint dans l'Orthodoxie (qui souligne "en creux" la différence avec le Catholicisme) puis résume le Pentecôtisme, que nous connaissons peu en Europe, où il s'est développé récemment (3), mais dont la progression a pu séduire des Orthodoxes (en particulier aux Etats Unis, voir l'article du père Gabriel). Bien que le père Gabriel pense que les différences seraient plus culturelles que théologique, sa conclusion démontre, à mon sens, que ces différences sont en fait fondamentales pour un Orthodoxe.

Je vous en propose le résumé, l'introduction et la conclusion:

Résumé: une différence plus culturelle que théologique
Si l’Orthodoxie et le Pentecôtisme insistent également sur le rôle salvifique et sanctificateur de l’Esprit saint, leur hostilité mutuelle relève d’un paradoxe. Celui-ci trouve son origine profonde dans des herméneutiques confessionnelles, plus déterminées par la culture que par la théologie. Deux traditions ecclésiales s’y affrontent. L’une, deux fois millénaire, a su intégrer dans son fonctionnement et sa réflexion les acquis des conciles et les réflexions des Pères. L’autre, moins structurée, plus proche d’un courant religieux que d’une tradition ecclésiale, demeure soumise à l’irrationalité d’une émotivité et d’une sensibilité elles-mêmes soumises à un littéralisme biblique et à un fondamentalisme invétéré.

Introduction: une confrontation paradoxale.

L’épineuse coexistence de l’orthodoxie et du pentecôtisme relève d’un paradoxe. Plus que les autres Églises instituées, l’orthodoxie considère que la « pneumatologie n’est pas seulement un dogme à part relatif à la troisième personne, ni seulement un chapitre de la dogmatique, mais la dimension essentielle de la théologie, toujours totale, donc trinitaire1 ». Quant au pentecôtisme, il se définit essentiellement comme la religion du Saint-Esprit, où seule compte l’action prépondérante de la troisième personne de la Trinité, opérant par des charismes et dons surnaturels. Pourtant, les deux confessions n’ont jamais été aussi hermétiques l’une à l’autre. L’orthodoxie reste aujourd’hui l’Église historique la plus fermée au mouvement pentecôtiste. Nous examinerons ici les raisons profondes de cette fermeture, avec sa capacité de résistance à la puissance d’expansion de ce mouvement. Après avoir reconnu la sensibilité pneumatologique des deux « systèmes », nous mettrons en avant les divergences profondes qui fissurent leur mince socle commun jusqu’à le faire disparaître. Mais comment ne pas commencer par dessiner un état des lieux de leurs relations ?

Conclusion:. Convergences et divergences

De réelles convergences mais aussi d’irrémédiables différences se dessinent dans l’exposé des deux conceptions pneumatologiques. La difficulté à discerner le rôle véritable de l’Esprit donne lieu à diverses interprétations de son action, certaines très contradictoires. L’une et l’autre conceptions disent percevoir l’efficacité de l’œuvre de l’Esprit tant dans la communauté constituée que chez le chrétien pris individuellement. Quelles sont donc les raisons profondes d’une hostilité marquée entre le pentecôtisme et l’orthodoxie ? Elles relèvent de la nature de l’Esprit ainsi que de ses manifestations et de ses lieux de déploiement.

En vertu du triadocentrisme oriental, l’orthodoxie considère l’Esprit Saint comme la troisième hypostase de la Trinité, procédant du Père par le Fils, s’insérant par les sacrements dans la vie de l’Église, tandis que le pentecôtisme, moins dogmatique et peu spéculatif, tend à le considérer comme un agent efficient du Christ, chargé de perpétuer son œuvre, dans et par les guérisons et manifestations surnaturelles. C’est prioritairement par le Saint-Esprit que le Christ agit. C’est dans ce même Esprit que les charismes, dons et autres bénédictions se rendent visibles. La référence à l’Esprit Saint comme hypostase divine est quasi absente dans le pentecôtisme, même si apparaît bien une certaine personnification de l’Esprit Saint dans les formes de piété. Mais cette personnification est toujours relative au rôle que joue ou va jouer l’Esprit Saint dans la vie concrète du croyant. Elle se rapporte à son immixtion intempestive dans les nécessités matérielles.

Si le recours à l’Esprit Saint est prépondérant dans la piété pentecôtiste, il reste par contre très discret dans la piété orthodoxe, car il existe très peu de prières adressées directement à l’Esprit Saint. Les prières sont surtout adressées au Père ou au Fils. Les prières au Saint-Esprit présentent surtout un caractère épiclétique, habituellement dans la célébration des sacrements, en particulier l’eucharistie. S’il existe une « dévotion » à l’Esprit Saint, elle est avant tout le privilège du ministre des sacrements, puisque les prières sont dites avant les actes liturgiques.

Dans l’orthodoxie, l’Esprit Saint se déploie en outre pleinement chez les ascètes. Par une vie de renoncement, ces derniers se sont élevés au-dessus des vicissitudes de la nature et, dans une vie totalement offerte à Dieu, ils ont reçu de lui en récompense la plénitude de l’Esprit Saint. Ils sont désormais transparents au divin. Ceux qui y parviennent sont donc peu nombreux. Une universalisation de cette expérience signerait la fin de l’histoire, comme l’exprime très clairement un théologien orthodoxe, Paul Florensky :

La connaissance de l’Esprit Saint rendrait tout le créé entièrement pneumatophore, entièrement divinisé, elle donnerait une illumination achevée, alors l’histoire prendrait fin, il n’y aurait plus de temps. Mais tant que dure l’histoire, seuls certains individus à certains moments connaissent le Paraclet, et alors ils s’élèvent au dessus du temps34.

Ces individus sont rompus à la pratique de l’ascèse. Ce sont les martyrs non sanglants du renoncement et du dépouillement. C’est au terme d’un long combat qu’ils acquièrent la plénitude de l’Esprit. Cette plénitude est le fruit de l’humilité, elle-même fruit des humiliations. Saint Jean Climaque y exhorte d’ailleurs avec empressement :

Recevez de la main de tous vos frères le breuvage des humiliations et des mépris. Avalez-le comme de l’eau, l’eau qui donne la vie. C’est alors qu’une parfaite pureté fleurira dans votre cœur et que la lumière de Dieu ne se voilera pas à votre âme35.

L’accès à cette plénitude ne peut être l’apanage de tous. Le martyre en est la condition, comme le précise bien l’adage monastique :

« Donne ton sang et reçois l’Esprit36. » Une telle position contredit foncièrement la conception pentecôtiste qui voit dans l’accès à la plénitude de l’Esprit la condition même de l’être chrétien. La plénitude n’est pas une exception mais le propre de tout chrétien véritable. Si, dans l’orthodoxie, elle achève la vie chrétienne, dans le pentecôtisme elle la fonde et l’initie. Pour la première, les manifestations charismatiques se situent en aval de l’expérience chrétienne, pour le second, en amont, authentifiant une vie chrétienne normale.

L’orthodoxie et le pentecôtisme ont en commun d’insister sur l’expérience de l’Esprit Saint. De part et d’autre, on conçoit que l’Esprit Saint investit l’être tout entier, car c’est l’être tout entier de la personne qui participe au mystère de Dieu. Dans l’orthodoxie, cette transformation de l’être est manifeste dans l’expérience de la transfiguration, comme le vécurent bon nombre de mystiques orientaux. Le corps tout entier, dans l’harmonie de l’Esprit, fait l’expérience du Thabor. C’est le début de la déification des corps, signe et annonce de la Résurrection. M.-J. Le Guillou renchérit : « refuser un commencement de déification actuelle du corps, ce serait nier la résurrection et sans doute, si beaucoup de contemporains ont tant de mal à concevoir la résurrection, c’est parce qu’ils n’ont jamais perçu à quelle profondeur la grâce transfigure déjà notre corps dès ici-bas37 », « car quand l’homme tout entier est pétri, en quelque sorte d’amour de Dieu, il montre aussi par son corps, comme par un miroir, la beauté de son âme38 ». Dans le pentecôtisme, par contre, l’investissement de l’Esprit dans le corps se traduit par des dons surnaturels, les guérisons miraculeuses et des langues nouvelles. Ces manifestations ont un caractère spectaculaire et foncièrement irrationnel. Elles obéissent pour plusieurs d’entre elles aux lois des émotions et des affects.

Dans l’orthodoxie, l’Esprit Saint annonce et prépare le royaume qui est au-delà de l’histoire, tandis que le pentecôtisme trouve ce royaume déjà réalisé dans l’effusion de l’Esprit Saint et les miracles qui l’accompagnent. Le paradis est introduit dans les limites immédiates du bien-être corporel et psychologique. L’éternité trouve son plein accomplissement dans le temps. Si pour l’orthodoxie la pentecôte est encore inachevée - car elle attend la manifestation en gloire de la troisième hypostase de la Trinité à la fin des temps -, pour le pentecôtisme, elle est pleinement achevée dans l’effusion des dons charismatiques et les signes extraordinaires qui les accompagnent.

Si l’orthodoxie considère la Vierge Marie comme image hypostatique du Saint-Esprit, c’est une aberration pour le pentecôtisme qui ne trouve en Marie qu’une figure humaine dérisoire, sans aucune importance pour la croissance en grâce du chrétien, encore moins pour la manifestation de l’Esprit.

Si la liturgie et les sacrements, en particulier l’eucharistie, sont les lieux par excellence de la manifestation de l’Esprit dans l’orthodoxie, ils demeurent sans intérêt pour le pentecôtisme et constituent plutôt des obstacles majeurs. Le pentecôtisme se définit essentiellement comme anti-liturgique et ne considère aucun sacrement comme nécessaire au salut et à l’œuvre de l’Esprit. Tout est lié à la relation subjective du croyant avec le divin.

Pour l’orthodoxie, « le charisme du ministère est juge de l’Esprit » : l’Esprit Saint ne se manifeste que dans l’Église, selon l’affirmation d’Irénée de Lyon que l’orthodoxie prend à son compte : « Ce n’est que dans l’Église qu’est donnée la communion du Christ, c’est-à-dire l’Esprit Saint39 ». Pour le pentecôtisme, l’expérience pentecostale est essentiellement extra-structurelle et extra-ecclésiale parce que subjective et personnelle.

Si l’orthodoxie et le pentecôtisme gardent pour socle commun le rôle prépondérant accordé à l’Esprit Saint ainsi qu’à l’expérience profonde que les communautés ecclésiales et les individus peuvent en faire, ils restent encore profondément distants, irréconciliables dans leurs interprétations et leurs compréhensions de la nature de l’Esprit, de son œuvre et de ses lieux de déploiement. Derrière la figure « paradoxale » de l’Esprit que suggère cette profonde hostilité, deux traditions s’affrontent : l’une marquée par l’expérience et les apports des conciles, des Pères de l’Église et des théologiens ; l’autre, plus récente, entretenue par la spontanéité des élans sensibles et émotifs que viennent justifier un littéralisme biblique et un fondamentalisme invétéré. En définitive, le conflit réside moins dans le caractère insaisissable de l’Esprit que dans la disharmonie foncière entre deux interprétations de l’œuvre de l’Esprit liées à deux histoires religieuses et même à deux cultures que très peu rapproche.

Source et texte complet ICI

Notes du rédacteur
(1) La "Revue des sciences religieuses" est une publication scientifique de la Faculté de théologie catholique de Strasbourg. Elle aborde tous les champs disciplinaires de la théologie, du droit canonique et des sciences.
(2) Gabriel Tchonang est prêtre du diocèse de Strasbourg et chargé de cours à la Faculté de Théologie Catholique de l'Université de Strasbourg. Il a publié "L'essor du pentecôtisme dans le monde. Une conception utilitariste du salut en Jésus-Christ", :[L'Harmattan]url: http://www.myboox.fr/edition/l-harmattan-156.html , 2009.
(3) Il y aurait environ 200 000 Pentecôtistes en France … autant que d'Orthodoxes?





Rédigé par Vladimir GOLOVANOW le 31 Mars 2012 à 18:05 | 0 commentaire | Permalien



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