La vie chrétienne en Russie : un nouveau souffle?
Par Serge Tchapnine, rédacteur en chef de «La revue du Patriarcat de Moscou»

Les représentants des associations « Comunione e Liberazione » en Russie m’ont prié le 10 mars dernier de leur parler des changements qui surviennent dans l’état d’esprit des fidèles orthodoxes dans notre pays. Comment sont perçus les récents évènements ?


A la suite des élections parlementaires de décembre 2011 nous constatons un nouvel éveil de la conscience et de l’action chrétiennes. Cet éveil a été précédé par au moins deux évènements : le débat, survenu par surprise au printemps 2011, pour savoir si la présence d’une intelligentsia orthodoxe était nécessaire ? La manière même de poser la question véhiculait des relents de la « haine de classe » et portait un souffle glacial d’appel à la guerre civile. Il s’agissait en fait d’une perception douloureuse « de l’alternative liberté/non liberté » dans notre tradition ecclésiale.

Il y avait contradiction entre d’une part la liberté de pensée, la liberté d’exprimer ses vues et, de l’autre, de la nécessité de s’en tenir strictement au « protocole convenu ».

– Comment définir de nos jours l’intelligentsia ?
En quoi est-elle nécessaire à l’Eglise ? - tel était le premier sujet de réflexion. Question fort mal posée car il n’y pas et il ne saurait y avoir actuellement en Russie une intelligentsia dans l’approche traditionnelle de cette notion. Il aurait plutôt fallu s’interroger sur la place qui peut revenir au sein de l’Eglise à des intellectuels dont les savoirs ne sont pas en contradiction avec leur foi. Connaissances se fondant sur des valeurs, éthiques, morales et spirituelles. Le débat portait sur deux aspects : l’importance des connaissances et la liberté de s’exprimer.

Deuxième sujet débattu : que doit précisément exprimer l’Eglise lorsqu’elle s’adresse à la société ? Son message traitait de code vestimentaire, de clergé trop aisé… Or, ce ne sont pas, loin de là, les sujets qui préoccupent en premier l’opinion. C’est au Christ, à une vie conforme à l’Evangile qu’il convient avant tout de penser.
Aux approches de décembre 2011 on constatait dans l’état de l’opinion des changements très rapides. Les gens se sont mis à réfléchir et même à passer à l’acte. Chose surprenante : un jeune prêtre est allé s’inscrire en tant qu’observateur du scrutin, cela à titre de journaliste orthodoxe. Le témoignage qu’il a apporté de la journée qu’il avait passée dans un bureau de vote a provoqué une véritable explosion de l’internet. Ce prêtre attestant de l’existence du mensonge dans la vie de la société n’était pas du tout attendu ! C’était une première hirondelle tout en n’étant pas le loup blanc. Il fut suivi par plusieurs autres clercs et laïcs qui étaient hier encore très éloignés de la vie politique. Les médias orthodoxes leur offrirent volontiers leur espace. Il n’y avait plus, subitement, césure entre les gens d’Eglise et la vie de la société laïque. La posture civique des croyants était devenue réfléchie, critique, voire d’opposition et en aucun cas indifférente. Cela n’a certes pas été suivi par la tenue de meetings ou de « sit in » orthodoxes.
Il n’était pas encore question de fonder des mouvements ou des organisations. On peut cependant dire que les choses avaient bougé et que le mouvement se poursuivra. Nous sommes à la recherche d’une sémantique nouvelle. Les autorités disent, et cela parait convainquant : « Regardez ces protestataires. Ils ne parviennent pas à s’entendre entre eux. Ils n’ont pas de programmes, de leaders ». D’un point de vue strictement réaliste tout ceci est exact. Est-ce qu’un meeting est à même d’apporter une solution à une situation précise. Bien sûr que non. Si notre comportement n’est en rien efficace, si personne n’a besoin de nous, à quoi bon tout cela ? Serions-nous dans l’impasse ? Or, il nous est essentiel de témoigner à titre personnel de la vie de la société et de répudier la non vérité. Les fondements moraux, et ceci pour la première fois depuis de longues années, n’appartiennent plus au non dit.
Même si le mouvement venait à s’essouffler et qu’il n’y ait plus de meetings ce qui compte est ce qui s’est passé dans nos têtes et dans nos cœurs. Nous sommes devenus plus adultes et mieux voyants.
Selon des évaluations optimistes on compte actuellement en Russie près de 80% de chrétiens orthodoxes. Pourquoi, alors, n’avons-nous pas d’hommes politiques orthodoxes ? L’une des réunions du forum chrétien « Rimini Meeting » a été consacrée en août 2011 à la politique chrétienne. Des hommes politiques connus venus de divers pays ont pris part à ces débats. La teneur de la discussion m’a frappé. La salle était comble, plusieurs milliers de personnes s’y étaient réunies. Les intervenants étaient de véritables hommes politiques et d’authentiques chrétiens. Il m’a été douloureux de me dire que la Russie n’a personne pour la représenter dans cette conversation.

Oui, bien sûr, il y a de véritables croyants pratiquants dans les rangs des différents partis politiques russes. Mais leur mode de confession de leur foi est empreint d’une perception purement séculaire de l’action chrétienne : « Oui, je suis chrétien à l’église, entouré par d’autres chrétiens. Je m’efforce de me comporter en chrétien au sein de ma famille. Mais personne n’est à même de me percevoir en tant que chrétien lorsque je suis dans l’exercice de mes fonctions ». En effet, cela n’est pas perceptible car il n’existe pas chez ces croyants de principes qui guident leur action au jour le jour. La vie de la société est imprégnée par la relativité des valeurs. C’est bien ce qui ne laisse pas se constituer en Russie une politique authentiquement chrétienne. Il nous faut sortir de l’adolescence. Il m’est difficile de dire si nous serons témoins de la formation d’une véritable action chrétienne. Mais la glace a fondu et il désormais possible de débattre de tout cela entre amis ou au sein des clubs dont nous faisons partie. Les quatre mois que nous venons de vivre sont une période d’éveil. L’on peut dire que nous avons vécu une sorte de nouvelle Pentecôte dans la vie chrétienne en Russie. Il est à douter que nous verrons bientôt les résultats tangibles de ce processus. Mais ce retour à la vie spirituelle me parait convaincant et m’inspire.

A propos d’histoire et de tradition : nous entendons souvent dire « Tenons nous en à la tradition. En dévier serait fort dangereux ». Or, s’il s’agit de notre héritage culturel, historique, social, philosophique, de nos comportements, ils ne sont que soviétiques et rien d’autre. Comme il est triste que nous ne puissions faire marche arrière et voir de nos yeux ce qu’était le pays avant 1917. Nous en sommes toujours à l’ère post 1917. Il nous faut reconstruire, jouer pour essayer de nous resituer dans le passé. Il m’est désagréable de le reconnaître en tant que chrétien mais il faut bien dire que dans la Russie d’aujourd’hui ce sont les communistes qui restent les plus fidèles à une étrange sorte de tradition.

J’avoue ne pas savoir ce qu’est en réalité le conservatisme chrétien. Cependant, je reconnais qu’en tant que chrétien je suis plutôt conservateur et tenant de la tradition. Il nous incombe donc de créer en Russie de nouvelles traditions chrétiennes. Je pense à la vie en dehors de l’église et du temps des offices. Il faut que ce soient des traditions chrétiennes convaincantes marquant la vie politique, sociale et familiale. Ces traditions doivent prendre racine dans une réalité qui est la nôtre. C’est au nom de l’avenir de nos enfants qu’il nous incombe de trouver des réponses à ces questions.

Traduction Nikita Krivocheine
"Пятидесятница христианской общественной жизни" Сергей Чапнин
................................................
"Parlons d'orthodoxie"
L’Eglise, la culture et le nationalisme en Russie
Sergueï Tchapnine: "L’Unité de la Foi"
Un nouveau livre de l’archiprêtre Gueorguy Mitrofanov « Les choix de l’Eglise orthodoxe russe au XX siècle »



Rédigé par Nikita Krivocheine le 5 Avril 2012 à 12:00 | 7 commentaires | Permalien


Commentaires

1.Posté par Marie Genko le 31/03/2012 13:21
Dear Sergueï,

Thank you for this remarkable article!

When you write that it is sad that you can not come back and see what was Russia before 1917:

"Comme il est triste que nous ne puissions faire marche arrière et voir de nos yeux ce qu’était le pays avant 1917. Nous en sommes toujours à l’ère post 1917."

In fact you are wrong, since you can find the purest Orthodoxy saved from before the revolution in the ROCOR!
Do come and visit the ROCOR churches in Europe!
Do interview the ROCOR priests and bishops!
And this not only in Europe, but also in the USA!

ROCOR has kept unspoiled all the tradition of the Russian orthodox church in Russia before the revolution!
The fact that this Tradition must now be adapted to the post soviet russian world, is certainly the right approach !
But do not forget that russian poeple, inspite of 70 years of atheistic rule, are still the same eternal russian poeple!
The temperament and the chateristics of a Nation change only in their appearences!

Yours sincerely
Maria

2.Posté par Daniel le 31/03/2012 22:10
Certes 1917... Mais tout n'était pas rose dans l"église russe en 1917... 1917 n'est pas un âge d'or... L'Eglise russe avait déjà subi des influences occidentales dans l'iconogrpahie notamment dont elle commençait à se remettre au début du 20e siècle mais la révolution a bloqué le processus si bien que pour reconstruire la cathédrale du Christ Sauveur, on a utilisé une iconogrphie saint-sulpicienne du plus mauvais goût alors même qu'au début du 20e siècle la tendance était de revenir aux canons icnographiques orthodoxes, entre autre en s'inspirant du travail des vieux croyant. Il ne faut pas faire de 1917 un paradis perdu en considérant que tout ce qui se faisait à cette époque -là était le top de l'orthodoxie en Russie.

3.Posté par Marie Genko le 31/03/2012 23:28
Cher Daniel,

Il me semble que rien n'a jamais été parfait à aucune époque...Ni dans le Patriarcat de Russie, ni ailleurs!
Mais par contre lorsqu'on se trouve en exil, lorsque le Ciel vous est tombé sur la tête, et bien je suis persuadée que ce sont des circonstances qui poussent les croyants à donner le meilleurs d'eux-même!
Et la spécificité de l'EORHF a justement été d'essayer de conserver avec autant de pureté et de légitimité le meilleurs de l'esprit de son identité patriarcale russe, le meilleurs de sa tradition liturgique!
Que l'iconographie ait été sulpicienne, ou pas, dans la mesure où ces icônes ont inspiré des prières sincères, leur dessin est à mes yeux d'une importance secondaire.

Avec toute mon amitié Marie

4.Posté par Vladimir le 01/04/2012 05:29
Tout à fait d'accord avec Daniel: le Concile de 1917 devait marquer un nouveau départ, une véritable restauration des valeurs de l'Eglise fortement mises à mal pendant la période synodale. La période actuelle semble en être la véritable continuation avec, par exemple, la Commission Interconciliaire qui reprend les principes des commissions préparatoires au Concile. Pour le Christ Sauveur, par contre, il n'y a rien à dire puisque l'objectif était justement de ressusciter la cathédrale détruite, dont l'iconographie datait de la pire époque, fin XIXe... Et il est bien triste de voir que bien des tendances de cette époque perdurent... pas seulement dans l'iconographie!

Et sur le fond de l'article, ce réveil de la conscience orthodoxe comme acteur de la société civile dépasse de loin les frontières de la Russie et je pense que le communiqué de l'AEOF en est aussi un écho tant il est clair que le poids prépondérant de l'Eglise russe impulse l'ensemble de l'Orthodoxie depuis sa résurrection.

5.Posté par Serge Tchapnine le 02/04/2012 11:58
Дорогая Мария, когда я пишу о "советской традиции" и о том, что "мы не можем перешагнуть за Октябрьский переворот, за 1917-й год. Для нас это превращается в реконструкцию, в спектакль, в игру", я не имею в виду себя лично, но передаю общее настроение среди православных в России. Я хорошо знаком с традициями Зарубежной Церкви, Сурожской епархии и монастырях архим. Софрония (Сахарова).
Я пишу о другом - постарайтесь меня понять - об отсутствии *живых* христианских традиций. Их нет на уровне семьи, особенно молодой семьи. Их не на уровне прихода, подавляющего большинства православных приходов в России. То, что есть, это в том или ином виде советские традиции, в том числе адаптированные для церковной жизни. "Перешагнуть через 1917 год" - это значит увидеть другую Россию, но сегодня это практически никому не интересно.
Множество фактов подтверждает это. Увы.

6.Posté par Mischa le 02/04/2012 16:08
Уважаемый господин Чапнин, я сам выехал в эмиграцию в конце 80х годов, и ещё застал представителей первой эмиграции. На нас "совков" они смотрели свысока, в храмах Архиепископии нас обходили стороной. Тогда не было такой массовой /миграциии /эмиграции о которой пишет в своих статьях о. Арсений Соколов и о.А.Кордочкин. Этот наплыв случился в последние 2000 годы.
Да, у многих из приехавших не было знаний церковной жизни, а потому их старые эмигранты воспринимали как дикарей/ вам это известно лучше моего/. Постепенно многое изменилось, но нужно смотреть правде в лицо, эти мигранты русские, молдоване, и проч. -люди очень закостенелых советских взлядов. Как то я разговорился с одной девушкой и она стала мне восхвалять Зюганова и Проханова и ругать Солженицына и Бунина." Это наши враги! Они не любят Россию". Таких молодых людей, верующих и церковных мне пришлось втретить много и видимо они то что называется люди "зашоренные, закрытые" но зато очень чтущие "некие традиции". Вот только что в их понимании ТРАДИЦИЯ???? С чего она начинается? Уж точно не с первой эмиграции. Мою чувство, что это поколение/ния/ блуждают пока в потёмках и никак не могут определиться "кто они" на что опереться. Возникает странный симбиоз в их головах Зюганов/ как оплот стабильности/ и Церковь - как пристань для души, но с традицией тоже советской. Вы правы когда пишите что для пост советской интеллигенции дальше 1917 года времени просто НЕ СУЩЕСТВУЕТ. Да, есть кино и спектакли про прежнюю барскую жизнь, но это остаётся некоей сказкой, а в сказки никто не верит. Может быть Вам покажется странным, но я уповаю на мировую паутину интернета, которая соединяет умы и континенты и во многом развивает интеллект.
В заключении хочу сказать вам, что старой эмиграции больше нет н Западе. Лучшие её представители скончались, а потому положение / в составе прихожан/ Церкви в России и на Западе в чём-то сравнялись. Многое, сегодня началось с нуля!
ПИШИТЕ ЧАЩЕ, ВАши свидетельства очень важны!

7.Posté par Maricha Gestkoff le 04/04/2012 23:07
А я приехала жить на историческую родину в 2003 году. Я из потомков "белой" эмиграции. Vladimir меня хорошо знает. Я была из хорошо организованного аньерского прихода. Та "приходская" жизнь, которую я увидела здесь меня поразила. Фактически ее нет в большинстве приходов. Все зависит от настоятеля. Здесь я познакомилась с новым понятием: есть прихожане и есть захожане. Но больше всего меня поразило множество "прицерковных" суеверий. Это просто чудовищное явление распространяемое "старушками". Молодые священники борятся как могут с этим явлением, но когда они в алтаре, они не могут всего видеть. К счастью строится много новых приходов, а старшее поколение постепенно уходит в лучший мир. Но еще понадобится много времени, чтобы, начиная со старосты по советской модели, изменить организацию и дух прихода как дружеской общины/семьи, которую я знала во Франции. Так что еще далеко до "сравнения" между приходами на Западе и в России. Желаю всем хорошо и душеполезно провести последние дни до Светлого Праздника. В магазинах уже пояаились куличи на прилавках! Хотя весна в Москву еще не пришла.
Мариша

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