Le hiéromoine Euthyme (Djafarov): « La "monotonie" monacale mène aux cieux »
Moine au monastère Saint-Paul, avec des racines iraniennes, nous dit pourquoi Orient et islam ne sont pas synonymes, pourquoi des moines de la Laure de la Trinité-Saint-Serge se rendent sur le Mont Athos et comment on peut vivre quatorze ans entre les murs d’un même monastère sans s’ennuyer

Père Euthyme, vous vivez depuis plus de dix ans maintenant au Mont Athos. Le chemin qui vous y a conduit est intéressant : comment quelqu’un qui s’appelle Djafarov a-t-il pu se retrouver au monastère Saint-Paul du Mont Athos ?

Je suis né en Union soviétique. Ma défunte mère était née dans un village de la région de Smolensk et mon père appartenait à l’un des rares peuples d’origine iranienne : les Talyches qui vivent au sud de l’Azerbaïdjan et au nord de l’Iran. Le nom de Djafarov a été donné à mon père à l’orphelinat, ce n’est pas le nom sa famille. Mes parents se sont connus à Touapsé dans le Caucase septentrional, ils se sont mariés et je suis né en 1968.

En U.R.S.S. à l’époque triomphait l’athéisme. Comment vous, avec vos racines iraniennes, êtes-vous devenu orthodoxe ?

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Ça ne s’est pas fait tout de suite et ça n’a pas été simple, jugez vous-même : mon père était communiste, et en plus avec des racines musulmanes. C’est pourquoi ma mère avait peur de nous baptiser, mon frère et moi. Jusqu’à notre majorité nous avons grandi incroyants. J’ai reçu le baptême à 22 ans, à Touapsé dans notre église paroissiale de l’Exaltation-de-la-Sainte-Croix la veille de Noël 1990.

Votre père était alors encore vivant ?

Oui, et il a réagi négativement à ma décision : il a beaucoup discuté avec moi, il a tenté de me persuader de vivre « comme un homme », etc., mais cela n’a pas modifié ma décision. Je suis entré à l’école de peinture d’icônes de l’Académie de théologie de Moscou., à la fin de mes études je suis entré à la Laure de la Trinité-Saint-Serge et y ai reçu la tonsure monacale. J’ai été ordonné prêtre par le Patriarche Alexis II.

Et comment cela vous a-t-il conduit au Mont Athos ?

J’ai toujours été attiré par la culture orientale — cela vient certainement de mes racines. Aujourd’hui, lorsqu’on dit « Orient », « l’Orient est un problème délicat » les gens, malheureusement, pensent toujours culture de l’islam. Mais l’Orient c’est avant tout une culture chrétienne, cette culture qui de tous temps a rayonné en Mésopotamie, en Syrie, en Palestine et en Égypte. Du point de vue culturel la région de la Mésopotamie, de la Perse, a toujours été très développée, c’était le centre de la civilisation du Monde antique. Les Grecs, alors, s’en distinguaient très nettement. Si au centre de la conception du monde des orientaux s’est toujours trouvé Dieu (vrai ou faux, mais Dieu) et personne ne pouvait prendre Sa place, au centre du monde chez les Grecs se trouvait l’homme, peut-être déifié (comme Héraclès), mais toujours homme. Bien sûr, les racines de la religion et de la culture chrétiennes sont orientales.

Aujourd’hui, les touristes russes qui se rendent dans les stations balnéaires sont convaincus que la culture orientale c’est le paganisme, les pyramides, etc. Alors que c’est en Orient que se sont maintenues de très nombreuses vraies traditions spirituelles. Le peuple juif, par exemple, a été le gardien de profondes traditions spirituelles anciennes.

D’où vient le culte de la mémoire des ancêtres ?

Il vient de la vénération des saintes personnes — ancêtres et patriarches de l’antiquité : Adam, Noé, Abraham, prophètes et justes. Et dans ce culte des ancêtres, il n’y a rien d’extraordinaire. Simplement chez les païens ce culte s’est transformé en culte d’ancêtres déifiés, devenus pour eux des dieux. C’est l’Église orthodoxe qui a gardé les anciennes et authentiques traditions spirituelles de l’Orient. Pour l’essentiel, les Églises locales orientales à population grecque.

J’ai toujours été attiré par cette culture et je voulais apprendre le grec. Après ma tonsure, nous sommes allés, un groupe de moines de la Laure de la Trinité-Saint-Serge, en Terre Sainte où nous nous sommes rendus à la Laure Saint-Sabbas-le-Consacré. C’est là que j’ai pour la première fois été confronté à l’authentique tradition monacale orientale et j’en ai été profondément marqué. En Russie, nous pensions qu’il n’y avait plus de telles règles, qu’on ne pouvait plus les connaître que par les antiques vies de saints et synaxaires.

Le hiéromoine Euthyme (Djafarov): « La "monotonie" monacale mène aux cieux »
Marie l’Égyptienne, Antoine le Grand…

Oui, et là nous avons vu tout cela de nos propres yeux : les moines qui se lèvent la nuit pour prier, célébrer les offices, qui observent les jeûnes les plus stricts.Et tout autour, le désert.
Comme dans l’Antiquité. Ensuite, je suis allé pour la première fois au Mont Athos, puis une nouvelle fois, et là est apparu mon désir de m’y installer et d’y poursuivre ma vie monacale.

Et comment êtes-vous arrivé au monastère Saint-Paul ?


J’ai demandé la bénédiction de mon père spirituel et de notre starets de la Laure, l’archimandrite Cyrille (Pavlov), ils me l’ont donnée, mais à la condition que je choisisse un endroit concret où je séjournerais de façon définitive et dans la sécurité spirituelle. Il y a eu, en effet, de nombreux cas de moines qui, partis de Russie, arrivent sans s’y être préparés au Mont Athos, ne peuvent ensuite se fixer nulle part et errent de lieu en lieu — ce qui est tentant et pour les Grecs, et, aujourd’hui, pour les Russes.

En 2000, au Mont Athos, j’ai rencontré un père spirituel grec qui m’a conseillé : va dans tel et tel monastère, et vois où le Seigneur fait battre ton cœur, là tu te fixeras. J’ai prié, et quand je suis arrivé au monastère Saint-Paul, j’ai senti que c’est là l’endroit qui me plaît et où je veux rester. Je me suis adressé à l’higoumène qui m’a répondu : écris une lettre, nous la soumettrons au conseil et, si les pères en décident ainsi, nous te prendrons avec nous.

En fin de compte, ils m’ont admis. J’ai alors demandé la bénédiction de l’archimandrite Théognoste, sous-prieur de la Laure de la Trinité-Saint-Serge (aujourd’hui archevêque de Serguev-Possad, vicaire du Patriarche de Moscou) et de Sa Sainteté le Patriarche Alexis II pour poursuivre mon service monacal au Mont Athos. Depuis, je sers sur la Sainte Montagne.

Et comment ça s’est passé avec le grec ?

J’avais commencé à l’apprendre en Russie, j’ai continué ici.J’ai aussi étudié le grec à l’Université de Moscou, le latin un petit peu aussi ; pour l’anglais, ça fait treize ans, je crois, depuis l’école secondaire, que je l’étudie, mais j’en suis resté au niveau de la troisième.J’ai abordé la langue d’un point de vue pratique. Et finalement, avec l’aide de Dieu, je peux parler et officier en grec. Tout ce qui n’a pas un caractère pratique, mon cerveau le rejette.

Vous avez fait des études à l’école de peinture d’icônes, est-ce que ces aptitudes acquises vous ont été utiles sur le Mont Athos ?

Le hiéromoine Euthyme (Djafarov): « La "monotonie" monacale mène aux cieux »
Avant mon service militaire, j’ai étudié dans une école des beaux-arts, je dessine depuis l’enfance. Sur le Mont Athos, j’ai réalisé plusieurs icônes. J’apprécie particulièrement le style Comnène — la facture des icônes de l’époque où la dynastie des Comnène régnaient à Byzance, au XIIe siècle. Je cherche à exprimer ma conception artistique par des procédés laconiques, par exemple, rendre la nature au moyen de trois couleurs uniquement. C’est aussi une influence des traditions orientales où l’art était très expressif et laconique. À l’opposé de la culture occidentale naturaliste où tout se brise, se déforme, va à sa destruction. Il est possible que telle soit l’expression de la civilisation occidentale qui s’effondre spirituellement sous nos yeux.

Le Mont Athos est le lieu où vivent les traditions byzantines (le décompte du temps, par exemple, est byzantin : minuit correspond au coucher du soleil). L’art de l’empire romain d’Orient n’est pas seulement architecture, mosaïque et peinture d’icônes. Il y avait aussi les arts appliqués (utilisés dans la vie courante) qui étaient uniques : la céramique, les tissus, la joaillerie, etc.

J’ai eu l’idée de créer des souvenirs exclusifs pour les touristes et les pèlerins, par exemple, des tasses de porcelaine dans le style ancien. Pour que l’homme contemporain comprenne qu’il n’a pas entre les mains une simple pièce de vaisselle, mais bien une cuiller et une tasse qui proviennent de l’Athos où sont jalousement conservées les traditions byzantines. Nous avons entrepris une coopération avec l’ancienne manufacture de Gjel en Russie. Nous avons, avec le directeur de cette manufacture, créé notre deuxième modèle unique de tasse. Nous avons appelé notre premier service à thé « Mireleon » en l’honneur du monastère byzantin construit par le fondateur de notre monastère Saint-Paul : l’empereur Michel (Michel Ier Rhangabé, empereur byzantin de 811 à 813).

D’après vos esquisses ?

Oui, je dessine les esquisses de tasses et le maître porcelainier en réalise le prototype. Il est important que l’idée de ladite pièce est réalisée par un moine qui une grande culture, qui connaît et vit la tradition byzantine dont nous nous efforçons de transmettre l’essence. Je ne fais pas des broutilles et j’espère que ces souvenirs apporteront de la joie. Par exemple, en buvant son thé dans une de nos belles tasses, on se souviendra de notre monastère. Et même par l’intermédiaire de cette tasse on peut rappeler les racines de la culture russe, car la Russie a beaucoup reçu de Byzance.

Depuis combien de temps êtes-vous au Mont Athos ?

Quatorze ans.

Je suis venu deux fois au Mont Athos, pour deux-trois jours à chaque fois. Bien sûr, cet autre mode de vie, cette autre réalité sont impressionnants. Mais je me prends à penser que j’y suis resté un touriste et que je n’ai vu que le côté extérieur de la vie athonite, même si elle est colorée et romantique. Mais, c’est une chose que de rester deux-trois nuits, de prier, de faire des photos et de rentrer en avion à Moscou et d’y retrouver sa vanité ordinaire.

C’en est une autre de rester définitivement ici. Tout y est mesure, train-train, monotonie, et ça pendant quatorze ans… comment ne pas s’y ennuyer ?


Ce n’est pas ainsi. Nous sommes aussi des hommes, comme vous et moi. Imaginons que je vienne à Moscou pour un mois, votre vie y est aussi monotone. Mais tout chez vous est tromperie, ici tout est stable. Nous avons des jours ordinaires et des jours de fête. Il est vrai que ce ne sont pas des distractions : les jours de fête, les moines prient et combattent encore plus. Parce qu’ici aux jours de fête sont liées les vigiles.

Qui paraissent interminables....

La nuit, les offices durent quelque six ou sept heures.

Effectivement, la vie athonite doit être ressentie. En quoi consiste cette « monotonie » monacale, cette ascèse ? Elles doivent mener l’homme hors du terrestre et le conduire au ciel, l’empêcher de se perdre dans les choses de la terre, comme au théâtre, au cinéma ou à la discothèque où il vit une explosion d’émotions.

Toute notre vie est une succession d’explosions d’émotions et de souffrances. Nous nous occupons aussi de choses à nos yeux utiles, nous écrivons des articles importants, nous donnons des fois un coup de main, nous faisons quelque chose pour la société. Ainsi passe notre vie. Nos reportages seront oubliés, nous-mêmes serons oubliés. Alors pourquoi tout ça ?

Le hiéromoine Euthyme (Djafarov): « La "monotonie" monacale mène aux cieux »
Sur l’embarcadère, nous avons une cellule où vit un moine qui surveille ce que l’on emporte du monastère sur les bateaux. Autrefois y habitaient deux anciens, deux frères. L’un d’eux, le père Nicéphore, a vécu plus de trente ans au monastère. Avant, il avait travaillé aux États-Unis, et à une cinquantaine d’années il est venu ici et a vécu ses dernières années (une dizaine) dans cette cellule sur l’embarcadère. Quand il est tombé malade (il avait une maladie cardiaque progressive), on l’a pris au monastère. Il gisait à l’infirmerie, gémissait, en fait, il mourait. En tant que prêtre, je lui rendais souvent visite : tous les jours de fête et les dimanches, nous avons l’habitude de porter la communion à nos anciens.

Et une fois il m’a dit : « Papá ! (c’est ainsi qu’en Grèce on dit aux prêtres, c’est-à-dire « père »), Papá, le plus important c’est l’âme, pense à ton âme ! Tout le reste n’est que broutille, ne signifie rien ! » Cet homme qui quittait le monde (il était né en Grèce, avait vécu aux États-Unis et avait fini sa vie moine au Mont Athos), au seuil de la mort, m’a dit ce que deux mille ans auparavant a dit le Christ : l’homme peut acquérir le monde, mais s’il a perdu son âme, il n’acquerra rien et même se perdra soi-même.

C’est pourquoi la vie au Mont Athos s’est organisée au cours des siècles pour que l’homme, qui par la tonsure a décidé de vouer sa vie à Dieu, vise à l’essentiel : prendre soin de son âme et s’amender. Oui, dans un certain sens, la vie athonite est monotone, mais quand on se trouve aux côtés de Celui qu’on aime, la vie ne peut pas être monotone. Même dans le monde, quand on aime une femme, on ne s’ennuie jamais à ses côtés. On est toujours bien auprès d’elle, quelle que soit la vie autour. C’est la même chose pour le moine, se trouvant aux côtés de Dieu, aux côtés du Christ, il baigne dans la joie. Et cette joie, cet élan vers Dieu, embellit la routine de notre vie quotidienne. Le moine ne prête pas attention à ce qu’il mange, à là où il dort. Tout lui est acceptable, beau.

Au contraire, si vous êtes malade et de vilaine humeur, rien ne vous réjouit, même si vous êtes dans un palais et s’il l’on vous donne les mets les plus succulents. Combien est pénible et sans joie l’existence de celui dont l’âme est un enfer et qui a perdu le sens de sa vie.

Le hiéromoine Euthyme (Djafarov): « La "monotonie" monacale mène aux cieux »
Le vide.

Oui, le vide. D’abord l’homme a tout pris de la vie. Mais ça, il l’a en quelque sorte payé. Parce que la vie ne donne jamais rien gratuitement. Il l’a payé de ses forces spirituelles, de sa santé spirituelle. Et résultat, il est malheureux. Il a épuisé les forces de son esprit, de son âme à ces choses qui ne lui ont apporté que dévastation. Il n’a rien érigé. Si l’homme n’a pas planté un arbre, construit une maison, fondé une famille, il n’a rien fait, il est malheureux… Parce que Dieu a créé l’homme à Son image, de Créateur.

Nous avons donné à notre site internet le nom d’André Roublev. Lui aussi était un créateur, bien qu’il n’ait pas fondé de famille, qu’il n’ait pas planté d’arbre ou construit de maisons. En quoi consiste, selon vous, le mérite d’André Roublev ?

Saint André Roublev était peintre d’icônes, avec un P majuscule. Il ne se mettait jamais à peindre sans avoir prié, sans ascèse, sans jeûne. Ce n’est pas simplement un artisan, c’est un créateur. On sait qu’il ne peignait jamais d’icônes les jours de fête ou les dimanches, il les méditait. Pour lui une icône était plus qu’une œuvre d’art. La réalisation d’une icône est une méditation, une pénétration dans l’image, un mystère. La méditation est le stade suprême de la prière. Lorsqu’on se trouve dans cet état, on ne perçoit plus ce qui y est peint — le Christ, les saints — avec son esprit, mais avec son cœur, c’est-à-dire avec piété. Quand saint André Roublev regardait une icône, il communiait avec le Christ et Ses saints avec son cœur, avec le centre de notre force verbale, que nous appelons esprit. La perception que nous en avons n’est plus esthétique, mais mystique (mystérieuse), elle se transforme en un mystère divin.

C’est certainement quelque chose comme ce qu’ont ressenti les ambassadeurs du grand prince Vladimir lorsqu’ils ont assisté à un office dans la cathédrale Sainte-Sophie de Constantinople : « Nous ne savions plus où nous étions, sur terre ou au ciel. »

Oui, c’est ce qu’ils ont éprouvé. Un starets athonite, Porphyre de Kavsokalivya qui vient d’être sanctifié, disait : « Dieu veut qu’il y ait des gens à l’âme délicate qui ressentent la beauté, parce que le beau, la beauté est un élément incommutable de Dieu, Dieu Soi-même est étonnamment beau.

Et des gens comme André Roublev sentaient cette beauté avec une acuité particulière. Mais du Seigneur André Roublev n’a pas seulement reçu le don de percevoir la beauté, il en a aussi reçu le talent de la transmettre, de la sublimer. Pour que ceux qui regardent ses icônes franchissent les limites de ce monde et approchent le monde spirituel, le Prototype — Dieu. Le titre que nous donnons aux moines canonisés — prepodobnyj — signifie « qui peut vraiment être à l’image de Dieu » et saint André Roublev qui unissait en soi et le moine et le peintre d’icônes transmettait aux hommes la grâce divine. C’est en cela que consistait et son talent et sa prédestination.

Entretien recueilli par Alexandre Egortsev. Traduction "Parlons d'orthodoxie"

Lien ROUBLEV Иеромонах Евфимий (Джафаров): «Монашеское “однообразие” ведет человека к небесам»


Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 13 Juin 2016 à 17:59 | 1 commentaire | Permalien



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