Les enfants de Bethléem, Russie 1937
Traduction Laurence Guillon

La question de Dostoïevski : une larme d’enfant vaut-elle tous les biens du monde est souvent évoquée maintenant au sujet de la loi de Dima Iakovlev. D’où viennent les pensionnaires des orphelinats ? Comment s’est formé tout ce système ?

Il s’est développé en Russie non après la guerre, comme il convient de le croire, les refuges ont servi à des orphelins dont les parents étaient vivants, les enfants des ennemis du peuple. C’est alors que furent imaginés la pratique de changer les prénoms et le secret de l’adoption. Les documents historiques sur cette période ne sont pas actuellement en faveur, mais l’un d’eux m’est tombé par hasard entre les mains aujourd’hui.

Je mets de l’ordre dans les archives familiales, je lis ce qu’à écrit mon grand-père, arrêté en 1937. L’une de ces notes est consacrée à un fait historique peu connu, la révolte enfantine de Sverdlovsk en 1937.

* * *
A partir de juillet 1937, à Sverdlovsk, les arrestations s’intensifièrent. Les femmes des détenus commencèrent à arriver en prison, on les prit un peu plus tard que leurs époux. On remit les enfants à des proches ou on les plaça dans des orphelinats, alors que leurs parents étaient en vie.

Les enfants de Bethléem, Russie 1937
Au début de septembre, par une chaude journée ensoleillée, toutes les fenêtres de notre cellule étaient ouvertes. Soudain, commencèrent à nous parvenir du dehors des voix d’enfants en pleurs. Tous se mirent, aux aguets, à prêter l’oreille. La déploration, tout d’abord sourde et faible, avec des variations de voix, se fit de plus en plus forte jusqu’à devenir un hurlement déchirant et désespéré avec des lamentations et des plaintes. La cellule se figea. Un sentiment intérieur inexplicable nous fit comprendre que cette déploration en concernait beaucoup.

Les sanglots d’enfants se mêlaient à la rumeur de la rue, mais de temps en temps, se détachaient des voix isolées. Soudain quelqu’un s’écria : « C’est la voix de ma Nadienka. C’est elle, c’est sûr ! » Un autre soupira. Tous restaient muets, avec des visages livides, dans les yeux assombris se lisaient l’impuissance, l’horreur et le désarroi. En chacun de nous l’angoisse pour son enfant se fichait comme une écharde. Aliocha et moi étions les plus jeunes et nous n’avions pas de famille. Il ne nous restait qu’à souffrir pour les autres, cela nous faisait mal de voir leur douleur.

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La plainte ne s’apaisait pas. Une multitude d’enfants se tenait près du porche et pleurait amèrement. Nous savions que dans la cellule des femmes, avec laquelle nous correspondions en frappant sur le mur, se trouvaient les mères de ces enfants. Et quand la plainte enfantine atteignit le mur de la cellule des femmes, il en parvint des cris, des coups, et des piétinements. Le tumulte s’ensuivit. Les femmes frappaient à la porte, exigeaient le chef de la prison. Quelques unes en vinrent à perdre connaissance, on les ranima, l’une hurlait à pleine voix, l’autre sanglotait éperdument. Il nous parvenait des cris de femmes :

— Je ne peux pas me passer de lui! Aidez-moi, mais quelle sorte de vie est-ce là ?

A ce moment, tous avaient déjà compris que près du portail de la prison s’étaient rassemblés les enfants restés sans pères et sans mères. Devant la prison se tenait une foule d’enfants d’âges divers, ils pleuraient et appelaient leurs parents. Dans notre cellule, nous montions sur les épaules les uns des autres pour arriver jusqu’à la fenêtre. Le bruit courait dans la prison que quelqu’un aurait organisé les enfants. Mais en fait, tout se produisit de façon élémentaire. Il s’était amassé trop d’enfants restés sans parents, où pouvaient-ils encore bien aller, sinon à la prison, ils étaient venus dans l’espoir de voir papa et maman. Le chemin de leur maison à la prison avait été maintes fois parcouru par chacun d’entre eux. Chacun était venu de lui-même et ils se tenaient tous muets et à distance les uns des autres, attendant Dieu sait quoi, le cœur battant et dans l’angoisse. Ils restaient debout et regardaient en silence le portail, et puis un petit garçon n’y tint plus et s’écria « Maman !»


Les enfants de Bethléem, Russie 1937
Tout était très simple, la « révolte des enfants » se produisit début septembre, le 1° septembre, ces enfants devaient faire pour la première fois leur rentrée à l’école sans leurs parents. Les plus âgés, les plus entreprenants et les plus raisonnables, après de longues tribulations à la recherche d’une défense de leurs droits, furent attirés par la prison, et les plus jeunes les suivirent. La voix qui appelait l’être le plus cher servit d’impulsion à une réaction en chaîne. Des centaines d’enfants se mirent à crier et à pleurer. Leurs mères répondirent en écho depuis la cellule des femmes.

Les enfants, en leur âme confiante, attendaient l’ouverture du portail, et le portail ne s’ouvrit pas. L’administration de la prison perdit contenance, ne sachant que faire. Au bruit, tout le personnel féminin de la prison sortit pour renvoyer les enfants à la maison, on les raisonnait, on leur faisait honte, on les grondait. On les calmait. A la suite des femmes, arrivèrent les hommes. Les collaborateurs de la prison, dispersés dans la foule enfantine, rassemblaient des groupes autour d’eux et emmenaient les enfants. L’un de ces groupes était dirigé par une jeune surveillante, sa voix tranquille et caressante attirait les enfants, ils sentaient en elle de la chaleur et ils la suivaient.

Des questions s’élevaient, elle y répondait. Il était curieux de voir en 1937 quelqu’un parler de la sorte aux enfants des ennemis du peuple. Au son de cette voix caressante, les enfants étaient attirés par cette femme. Deux gamins bouffis de larmes, apparemment des frères du même âge, écoutaient la surveillante avec attention, bouche bée. Ils espéraient entendre d’elle quand il serait possible de voir leurs parents. Une petite fille, en pleurant, disait qu’on l’avait trompée et qu’elle voulait sa maman. La surveillante répondait que maman avait été requise au travail pour un petit moment, mais qu’elle reviendrait vite, vite

La foule se divisa en ruisseaux et bientôt la place fut tout à fait vide. Les surveillants masculins avaient une autre tactique : « ici ce n’est pas la rue Lénine, allez là bas, tout là bas, on vous dira comment rencontrer vos parents ». La place de l’année 1905 était à cinq minutes de marche de la prison. Mais pour emmener les enfants, les repousser dans la rue, il avait fallu plus d’une demi heure aux personnel de la prison. Le jour suivant, les enfants revinrent devant le portail, mais il y en avait moins, et on les emmena plus vite.
Je me suis rappelé ces enfants toute ma vie. Combien de larmes des d’enfants ont-elles été répandues par toute la Russie ?

Вифлеемские младенцы, Россия, 1937
Православие и мир

Les enfants de Bethléem, Russie 1937

Rédigé par Parlons d'orthodoxie le 5 Janvier 2016 à 09:00 | 0 commentaire | Permalien



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