"… chez nous des innovations n'ont pu être introduites ni par les Patriarches, ni par les Conciles; car chez nous la sauvegarde de la religion réside dans le corps entier de l'Eglise, c'est-à-dire dans le Peuple lui-même qui veut que son dogme religieux reste éternellement immuable et conforme à celui de ses Pères, ..."

"Encyclique des Patriarches orientaux", §17,

Partant de ce principe fondamental de l'Orthodoxie que "la sauvegarde de la religion réside dans le corps entier de l'Eglise, c'est-à-dire dans le Peuple lui-même", tout le monde s'essaye à faire parler le Peuple de Dieu pour lui faire dire ce qu'il veut entendre... Mais l'Orthodoxie n'est pas une démocratie et il n'y a pas de méthode efficace pour entendre la voix du Peuple: ou bien il faut s'en tenir aux proclamation des évêques en concile, car c'est bien leur rôle de proclamer le dogme religieux que garde le Peuple, ou il faut attendre que le Peuple "reçoive" ou rejette une innovation...

... L'exemple le plus connu de la manifestation du Peuple contre la hiérarchie épiscopale est évidement celui du concile de Florence (XVe siècle) dont la décision d'union a été approuvée par la quasi-totalité des évêques (seuls Marc d’Ephèse et Isaïe de Stavropolis s'y opposèrent) mais a ensuite été rejetée par toutes les Églises...

Mais qu'en est-il aujourd'hui? Nous n'avons pas de moyens pour donner une réponse générale à cette question, mais nous allons étudier trois exemples concrets qui illustrent bien la complexité du problème: il s'agit de l'attitude face au jeune du Grand Carême, face à la préparation du Concile panorthodoxe et face au rapprochement avec les Catholiques. Dans les trois cas le Peuple de Dieu réagit mais le sens de ces réactions n'est pas toujours évident.

L'ATTITUDE FACE AUX REGLES DU GRAND CAREME,

Nous commençons par cette question car nous avons un début de réponse statistique concernant la Russie qui peut probablement être étendue à l'ensemble de l'Orthodoxie: la Russie en constitue le plus important groupe national et les pays voisins ressortent de la même culture historique, de l'empire russe à l'URSS… Il s'agit bien entendu là d'une première approximation car certains autres groupes orthodoxes peuvent avoir des réactions différentes. Mais nous n'en avons trouvé aucun élément documenté et, au contraire, comme nous le verrons plus loin, il y a des indices qui permettent de penser que la position des Russes face au Carême se retrouve aussi largement ailleurs.

Les sondages récents des deux principaux instituts d'études sociologiques russes, le centre Levada et le VCIOM, donnent des résultats très proches: alors que 70-75% des Russes se disent Orthodoxes, il n'y en a que 25-30% qui pratiquent "régulièrement" (au moins une fois par mois) et la même proportion des sondés dit avoir l'intention de "faire le Grand Carême". On peut raisonnablement en conclure qu'il s'agit des mêmes personnes, qui sont ecclésialisées et informées des règles de l'Église qu'ils ont l'intention de respecter. C'est probablement la meilleure approche du Peuple de Dieu que nous ayons à notre disposition…

Ces mêmes sondages vont plus loin dans le détail et montrent que seuls 1/5 de ces pratiquants orthodoxes respectent les règles du jeune dans toute leur rigueur; les autres 4/5 pratiquent un jeûne "allégé": ils suppriment la viande. le tabac, l'alcool, la télévision… , ne jeûnent que durant la Semaine Sainte. Très souvent ils le font en accord avec leur confesseur.

Un document proposant d'alléger les règles du jeune avait été présentée en 1971 par l’Église orthodoxe serbe soutenue par certaines délégations lors des débats préconciliaires (ce qui nous fait penser que les croyants de plusieurs Églises ont une attitude proche des Russes sur ce sujet) et adopté à l'époque comme base de la décision. Il proposait une réforme substantielle qui allégeait la discipline du jeûne pour tous les carêmes... "Ces assouplissements étaient fondés sur le fait que les dispositions en vigueur sur le jeûne s’adressent, dans une grande mesure, aux moines, et que de nombreux autres chrétiens éprouvent des difficultés à les observer «pour diverses raisons – climat, façon de vivre, difficultés de se procurer de la nourriture de carême, etc.» … Il constatait que «la majorité des fidèles dans la société contemporaine n’observe pas toutes les dispositions concernant le jeûne en raison des difficultés des conditions de la vie contemporaine. Tout cela exige que les carêmes deviennent plus faciles et, en partie, que leur durée soit abrégée, afin que les fidèles ne se posent pas «des questions de conscience» pour avoir transgressé les strictes dispositions ecclésiales qui enveniment leur vie spirituelle»." (cf. https://mospat.ru/fr/2011/11/03/news50923/.) C'était donc clairement un projet de prendre en compte la pratique de la plus grande partie des fidèles pour redéfinir les règles de l’enseignement ecclésial sur le jeûne …

Ces propositions furent rejetées lors de la réunion préconciliaire de 1986 et le projet de texte qui doit être présenté au Concile revient aux règles traditionnelles en laissant la question de l’économie relative à discipline du jeûne à « la considération spirituelle des Églises locales orthodoxes…» Il est bien évident que ce texte ne changera rien au comportement des croyants et le Peuple de Dieu continuera à pratiquer des variantes allégées individuelles des différents carêmes.

FACE A LA PREPARATION DU CONCILE PANORTHODOXE

La tenue du Concile rencontre une forte opposition dans les milieux les plus conservateurs, voire fondamentalistes, de l'orthodoxie. À côté de "critiques théologiques sérieuses et constructives émanant de prélats et de théologiens" et il y a aussi nombre "de critiques provocatrices répandues pour miner l'unité de l'Église" selon les paroles du métropolite Hilarion de Volokolamsk: "des feuillets anonymes, distribués parfois dans nos églises, et dans lesquels la perspective de la convocation du concile est considérée comme quelque chose d’effrayant. On y trouve même parfois des appels à cesser la communion avec les autres Églises locales. On épouvante les fidèles à l’idée que le futur concile deviendrait celui de «l’Antéchrist», parce que l’on y prendrait prétendument des décisions contraires à l’enseignement de l’Église, à ses dogmes, ses canons et ses règles." (Ibid.)

L'impact de ces prises de positions reste difficile à mesurer: si un grand nombre de groupes non canoniques en ont de longue date fait leur cheval de bataille, les hiérarques des Églises canoniques ne les reprenaient pas leur compte. Cette situation a toutefois changé fin 2015 – début 2016, quand la date du Concile a été fixée et les projets de documents publiés: plusieurs évêques de renom, connus pour leurs positions conservatrices, se sont fait l'écho de cette opposition dans différentes Églises canoniques. Toutefois, en règle générale ils ne refusent pas la tenue du Concile en lui-même, mais en contestent certains projets de texte, le mode de représentation et de prise de décisions ou la portée des décisions qui seraient proclamées.

La direction des Églises locales, très engagée dans la préparation du Concile, n'a officiellement pas changé de position (à l'exception notable de l'Église de Géorgie dont l'opposition à plusieurs projets de textes a été confirmée au plus haut niveau.) Mais des ouvertures peuvent être enregistrées comme celle de l'Église russe qui a annoncé "comprendre l'importance de la critique positives des projets de documents" et affirmant que "tous les efforts seront faits pour améliorer les projets de documents dont les propositions de modifications seront portées par le patriarche Cyrile" (https://mospat.ru/ru/2016/04/15/news130216/ et ibid.). On peut donc penser que les projets de documents seront effectivement amendés pour tenir compte de certaines critiques et parvenir à des compromis emportant un consensus entre les Églises qui permettra de proclamer un certain nombre de décisions. La majorité des Orthodoxes suivront les positions de leurs hiérarques, en revanches, les opposants les plus radicaux peuvent tout refuser en bloc et quitter l'Orthodoxie canonique pour rejoindre les groupes dissidents. On peut actuellement estimer qu'ils seront relativement peu nombreux…

FACE AU RAPPROCHEMENT AVEC LES CATHOLIQUES

Les dernières rencontres du pape François avec le primat de l'Églises russe à La Havane et les primats des Églises de Constantinople et de Grèce à Lesbos ont entrainé l'adhésion des hiérarchies des Églises (cf. prises de position des synodes respectifs) et des milieux favorables à l'œcuménisme, en particulier dans la diaspora américaine. En revanche elles ont suscité la réprobation, allant jusqu'à des manifestations hostiles, de la part, là encore des milieux conservateurs. La bronca est particulièrement sensible dans l'Église russe, allant jusqu'au refus de commémorer le patriarche de Moscou par plusieurs monastères et paroisses moldaves (néanmoins très minoritaires dans les plus de 30 000 paroisses et près d'un millier de monastères que compte l'Église russe), alors que, par exemple, les monastères du Mont Athos n'ont pas pris ce genre de mesure à l'encontre du patriarche de Constantinople, comme ils l'avaient fait il y a cinquante (à la suite de la levée des anathèmes de 1054 qui suivit la première rencontre historique entre le pape Paul VI et le patriarche Athënagoras).

Et de fait il y a beaucoup de méfiance de la part des fidèles de l'Église russe vis-à-vis des Catholiques à qui ils reprochent les conflits historiques, qui trouve sa prolongation dans le conflit ukrainien, et leur présence actuelle sur le territoire traditionnel de l'Église russe est vécue comme du prosélytisme. Les instances locales de l'Église russe ignorent d'ailleurs complétement les communautés catholiques locales: il n'y a pratiquement aucun contact au niveau des paroisses ou des diocèses et, le catholicisme n'étant pas reconnu comme "religion traditionnelle", il n'y a pas de représentants dans les instances interreligieuses.

Les dirigeants de l'Église russe semblent d'ailleurs tenir compte de cette opposition en restant très en retrait du patriarcat de Constantinople dans ce rapprochement: le patriarche de Moscou Cyrille a expliqué à plusieurs reprises qu'aucune question dogmatique n'avait été abordée durant la rencontre avec le pape qui avait une protée strictement pratique de défense des Chrétiens d'Orient et des valeurs chrétiennes traditionnelles (famille, avortement, homosexualité…) face au "sécularisme agressif" de l'Occident. Le métropolite Hilarion de Volokolamsk est aussi revenu sur le sujet en sa qualité de porte-parole en insistant sur l'obstacle de l'uniatisme et sur les différences dogmatiques (rappelons en particulier que L'Église russe a rejeté le "document de Ravenne" adopté en 2007 par le Commission mixte internationale pour le dialogue théologique entre l’Église catholique romaine et l’Église orthodoxe en l'absence de la délégation russe. Cf. http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/Une-nouvelle-querelle-orthodoxe-autour-de-l-oecumenisme-et-du-document-de-Ravenne_a444.html et reste fermement opposée au "nouveau calendrier" introduit par une encyclique du patriarcat de Constantinople "comme premier pas de rapprochement avec les Églises occidentales").

On peut donc considérer que l'Église russe tient compte de l'opinion de ses ouailles dans une large mesure, tout en allant de l'avant dans des domaines de moindre opposition, alors que le patriarcat de Constantinople s'engage clairement plus loin sans trop tenir compte de l'opinion des Orthodoxes grecs; est-ce parce qu'ils ne sont pas directement dans sa juridiction alors que la diaspora américaine en représente une large part?

QUE CONCLURE?

Il faudrait évidemment faire une étude approfondie des réactions de "l'Orthodoxie profonde" fa ce à toutes les évolutions que subit l'Église car la partie visible et médiatisée ne concerne en générale que les déclarations de la hiérarchie et les réactions des extrêmes, conservateurs ou libéraux remplissant l'espace médiatique. Mais on voit déjà par nos trois exemples que si les réactions du Peuples de Dieu sont peu ou prou prises en compte (même si la révision des règles du jeune a été suspendue elle a été discutée et laissée à la considération des Églises locales), une véritable "réception" des nouveautés comme l'œcuménisme ou la forme innovante du Concile panorthodoxe n'est pas totalement acquise…

V.Golovanow

Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 29 Avril 2016 à 04:23 | 4 commentaires | Permalien



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