« Saint-Vladimir », ou comment la Russie a obtenu sa cathédrale orthodoxe à Paris
"Le Monde" par Benoît Vitkine et Jean-Jacques Larrochelle

Les chiffres donnent le vertige et la mesure de l’opération qui doit se dérouler, samedi 19 mars, sur les berges de la Seine. Ce jour-là, à 37 mètres du sol, hauteur maximale autorisée par les règles d’urbanisme, sera hissé le premier des cinq bulbes de la future cathédrale orthodoxe de Paris : 8 tonnes, 12 mètres de haut pour 11 de diamètre.

Avant l’inauguration de l’édifice prévue pour le mois d’octobre, la pose de ce mastodonte doré, fabriqué par l’entreprise bretonne Multiplast, agit comme un rappel : au terme d’une saga de plusieurs années où la controverse architecturale se mêle à la géopolitique, la cathédrale de la Sainte-Trinité, à une encablure de la tour Eiffel, s’ancre dans la réalité.

Là, sur un territoire de 8 400 m2, occupé auparavant par Météo France, le « centre spirituel et culturel orthodoxe russe » abritera, en plus de l’église, une école bilingue, une maison paroissiale et un centre culturel.

Au pied des hautes palissades et des engins de chantier de Bouygues, une poignée d’officiels doivent assister à la manœuvre et à la bénédiction qui l’accompagne. Côté français, le secrétaire d’Etat chargé des relations avec le Parlement, Jean-Marie Le Guen. Côté russe, l’ambassadeur Alexandre Orlov et l’évêque Nestor, futur maître des lieux. Et surtout le vice-premier ministre russe, Sergueï Prikhodko et le directeur général des affaires de l’administration présidentielle, Alexandre Kolpakov.

Sarkozy en soutien inconditionnel

La présence de ces responsables est un signe fort. Depuis le début du projet, le Kremlin s’est impliqué sans compter pour obtenir « sa » cathédrale. L’argent, d’abord : 170 millions d’euros au total, payés par l’Etat russe. Mais c’est surtout l’implication politique qui a permis de venir à bout des obstacles. L’histoire présentée par la partie russe veut que l’idée d’une nouvelle église parisienne soit venue au patriarche Alexis II (mort en 2008) lors de sa visite en France à l’automne 2007, la première d’un chef de l’Eglise russe depuis le schisme de 1054. Le projet a été « bien accueilli » par le président français Nicolas Sarkozy, selon l’évêque Nestor, plus haut représentant en France du patriarcat de Moscou.

M. Sarkozy, qui avait affiché des positions très dures vis-à-vis de la Russie durant la campagne présidentielle, ne tarde pas à se transformer en soutien inconditionnel. « Le projet était suivi exclusivement par l’Elysée, se souvient un diplomate français. On sentait chez le président une envie très forte de satisfaire les Russes. » Jean de Boishue, à l’époque conseiller du premier ministre François Fillon, autre russophile convaincu, renchérit : « C’était de la Realpolitik, la même qui a poussé la France à conclure, après la guerre en Géorgie, la vente de navires Mistral. Beaucoup de gens étaient pour, notamment à droite et dans les milieux d’affaires. »

Relais et lobbys à Paris


Le dossier revient dès lors de façon récurrente dans les relations entre le Kremlin et l’Elysée. A Moscou, un proche de Vladimir Poutine, Vladimir Kojine, directeur des affaires économiques de l’administration présidentielle, est chargé de le superviser. La partie russe s’appuie aussi sur un certain nombre de relais et de lobbyistes à Paris, comme la société ESL & Network ou le prince Alexandre Troubetzkoï, qui siégera plus tard au côté de Jean de Boishue, dans le jury du concours architectural. Ces relais, mais surtout le soutien de l’Elysée, sont essentiels pour décrocher le terrain du quai Branly, également convoité par l’Arabie saoudite et le Canada. L’affaire est conclue début 2010, après la mise en adjudication par France Domaine.

Comment expliquer l’empressement des Russes ? Bien sûr, l’exiguïté de l’actuelle église des Trois-Saints-Docteurs, un ancien garage situé rue Pétel, dans le 15e arrondissement de Paris, a joué. Mais surtout une volonté d’affichage. « Cet ensemble de bâtiments doit être le symbole de la proximité historique, culturelle et spirituelle entre nos deux peuples », explique l’ambassadeur russe à Paris, Alexandre Orlov, qui insiste sur le caractère « multifonctionnel » des lieux, et notamment son école qui doit accueillir 150 élèves.

L’évêque Nestor lui-même évoque un projet « avant tout culturel ». Mais ce n’est évidemment pas la seule raison. « La “Sainte Russie” a toujours été utilisée comme un outil d’influence à l’étranger, rappelle le philosophe Michel Eltchaninoff, auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine (Actes Sud, 2015). C’est un message de séduction et de puissance. Celui d’un Etat qui ne craint pas d’afficher son attachement à ses racines chrétiennes, dans la capitale d’un Etat laïc et jugé affaibli par son multiculturalisme et son amnésie spirituelle. »

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Le projet du quai Branly fait aussi écho à une bataille discrète mais acharnée qui s’est engagée en France au milieu des années 2000 : celle du contrôle des lieux de culte de l’émigration russe. Plusieurs églises historiquement placées sous la juridiction du patriarcat de Constantinople, auquel se sont rattachés les descendants des Russes blancs, sont revenues dans le giron du patriarcat de Moscou, soit par la grâce de prêtres qui y étaient favorables, soit par voie juridique. Ainsi de la cathédrale orthodoxe de Nice, dont le cimetière fait à son tour l’objet d’âpres batailles foncières. A Paris, son offensive pour mettre la main sur la cathédrale de la rue Daru s’est, elle, heurtée à l’opposition d’une partie des fidèles. Selon Michel Eltchaninoff, la décision de bâtir une nouvelle cathédrale est aussi une réponse à ce « demi-échec ».

« La présidence française a été naïve ou légère, juge le diplomate qui a suivi le dossier. L’idée d’une nouvelle église n’avait rien d’absurde mais personne n’a voulu voir les arrière-pensées politiques des Russes avant d’accorder un blanc-seing à ce qui va nécessairement devenir un emblème de la puissance russe retrouvée et un symbole de Paris. »

Surnommée ironiquement « Saint Vladimir »

Sur un autre sujet, plus surprenant, la partie française a en revanche fait preuve d’une vigilance extrême. La Direction centrale de la sécurité intérieure (DCRI) et la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) ont alerté, dès 2011, leurs ministères de tutelle sur l’éventuelle mise en place par les Russes d’un dispositif d’interception d’ondes électromagnétiques. Leur crainte : le site du quai Branly voisine avec les logements du secrétaire général de la présidence de la République, du conseiller diplomatique du président ou encore de son chef d’Etat major particulier. Les services de renseignement ont suggéré que des systèmes de brouillage soient déployés sur cette zone afin de préserver le secret des communications. Selon nos informations, les demandes de la DCRI et de la DGSE ont reçu des réponses favorables.

Ces obstacles balayés, la route semble dégagée pour l’église, que Frédéric Mitterrand, à l’époque ministre de la culture, surnomme ironiquement « Saint Vladimir ». C’est alors que s’ouvre un nouveau chapitre de la saga de la cathédrale, architectural celui-là.

444 architectes répondent à l’appel

Entre l’hôtel des Invalides et la tour Eiffel, l’édifice est implanté dans un périmètre classé par l’Unesco. Nul doute qu’il deviendra l’une des curiosités locales. Il faut agir avec subtilité. Six mois après avoir acquis la parcelle, la Russie lance un concours pour la réalisation du projet. Le cahier des charges stipule que l’édifice religieux ne doit être « ni caricatural ni délibérément non contemporain » et respecter les canons d’« une église orthodoxe avec de une à cinq coupoles visibles depuis la Seine et sa rive droite ».

Pas moins de 444 architectes répondent à l’appel. Dix sont sélectionnés, parmi lesquels les Français Jean-Michel Wilmotte, Frédéric Borel et Rudy Ricciotti. Le jury mêle représentants de l’Eglise et de l’Etat russes, ainsi que des personnalités issues du gouvernement français, de la Ville de Paris et du monde de l’architecture et de l’urbanisme. Dont SOS Paris, une association souvent prompte à malmener les projets contemporains au cœur de la capitale, comme celui de la Samaritaine voulu par Bernard Arnault (LVMH).

Le jury rend son verdict en mars 2011. Il désigne le projet de l’Espagnol d’origine russe Manuel Nuñez Yanowsky : une église de facture classique recouverte d’une immense canopée de verre représentant « le voile de la mère de Dieu ».

La canopée ne verra pas le jour. Peu avant l’élection présidentielle de 2012, Bertrand Delanoë, maire socialiste de Paris, manifeste sa « très nette opposition » au projet et affirme que « son architecture de pastiche relève d’une ostentation tout à fait inadaptée au site ». L’offensive est frontale, et elle paie. Le 28 septembre, deux « avis défavorables » tombent simultanément : celui de l’architecte des bâtiments de France et celui de la Direction régionale des affaires culturelles. Le 26 mars 2013, la partie russe, soucieuse depuis l’origine de « marcher dans les clous », comme le dit une source française, résilie le contrat de maîtrise d’œuvre. Les Russes se rallient à une solution de compromis : arrivé deuxième du concours, Jean-Michel Wilmotte, bon connaisseur de la Russie, revêt le costume de l’homme providentiel.

Entre-temps, François Hollande a succédé à Nicolas Sarkozy. Dès 2013, le président assure à Vladimir Poutine que le projet avancera désormais sans accroc. Un groupe de travail est mis en place, codirigé par M. Kojine et Nicolas Revel, secrétaire général adjoint de l’Elysée. Il se réunira au moins trois fois, le temps d’aplanir les dernières difficultés.

Jean-Michel Wilmotte, lui, a compris le message. « Il s’agit, insiste l’architecte, d’une église orthodoxe à Paris et non pas à Saint-Pétersbourg. On a voulu la “parisianiser”. » On y retrouve, dans d’inattendus plissements, la pierre Massangis de Bourgogne, celle utilisée pour le Trocadéro ou le socle de la tour Eiffel. M. Wilmotte parle d’un « bâtiment monolithique et très calme » qui fait référence à l’austère cathédrale de la Dormition, chef-d’œuvre de la période moscovite primitive. Celle où, traditionnellement, on couronnait les tsars. Côté russe comme français, on salue « une solution de sagesse qui satisfait tout le monde ».

Demande d’arrêt des travaux

La saga de la cathédrale du quai Branly peut donc s’achever dans l’harmonie ? Pas tout à fait. Une autre hypothèque, judiciaire celle-là, plane encore sur le projet. En juin 2015, le terrain a été « gelé » par la justice française dans le cadre des suites de l’affaire Ioukos, du nom du géant pétrolier russe démantelé après l’envoi en prison de son dirigeant Mikhaïl Khodorkovski. Dans ce dossier, la Russie a été condamnée par la Cour d’arbitrage de La Haye à verser 45 milliards d’euros aux anciens actionnaires majoritaires du groupe. Devant le refus de Moscou de payer, ils ont obtenu le gel d’avoirs russes dans plusieurs pays.

Les actionnaires de Ioukos demandent désormais que les travaux de construction soient stoppés. Une audience doit se tenir devant le juge d’exécution de Paris, le 17 mars. Pas de quoi affoler la partie russe. Le terrain du quai Branly doit aussi abriter les services culturels de l’ambassade. Et serait donc couvert par l’immunité diplomatique.

Le Monde
« Saint-Vladimir », ou comment la Russie a obtenu sa cathédrale orthodoxe à Paris

Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 18 Mars 2016 à 09:12 | Permalien



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