Vladimir GOLOVANOW

Etes-vous d'accord avec l'affirmation "Je pense que dans les églises orthodoxes l'office doit être célébré en russe moderne et non en slavon. "?

Posée lors d'un sondage réalisé en 2011 par l'institut Sreda, réputé proche du patriarcat, cette question a vu les Russes divisés en 3 groupes quasi-équivalents: deux gros tiers se sont retrouvés dos à dos en répondant "oui – plutôt oui" au russe moderne (37%) et "non – plutôt non" (36%), un petit tiers n'ayant pas d'avis (27%). Mais parmi ceux qui se sont définis comme Orthodoxes pratiquants (allant régulièrement à l'église et communiant) le "non – plutôt non" au russe moderne l'emporte à 55%... et le débat est relancé en Russie. Je vais en restituer quelques éléments à historiques.

"Ce petit nid de toutes les hérésies"

Depuis des siècles les Orthodoxes ont choisi de prier en utilisant des langues traditionnelles qu'ils ne parlent pas et ne comprennent pas parfaitement. Ils font l'effort d'apprendre les prières, d'adhérer à ces offices et cette façon de faire à été sanctifiée par tous ces croyants, qui ont compté parmi eux de très nombreux saints; tous les néo-martyres sont en particulier dans ce cas. (1)

La question de la traduction commence à se poser au début du XIXème siècle, avec la traduction en russe du Nouveau Testament puis de toute la Bible par "la Société biblique russe" (2). Ce ne fut pas sans rencontrer de résistance: la Société fut dissoute par l'empereur Nicolas I en 1826 et "L'idée même d'une traduction en russe venait d'une source contestable: cette idée n'est pas née dans l'Eglise russe, ni dans sa hiérarchie ni parmi son peuple, elle vient plutôt de la même source que l'idée d'une traduction en grec moderne: elle vient d'Angleterre, ce petit nid de toutes les hérésies, des sectes et de la révolution:" (3). Les textes furent néanmoins publiés: des 1819, les quatre Évangiles parurent en russe avec le texte slave en regard, puis en 1823 en russe seulement. Le Saint-Synode publia une révision du Nouveau Testament en 1862 et la Bible entière en 1875, traductions toujours utilisées dans l'Eglise russe. La Société britannique publia la Bible en russe en 1874 et d'autres traductions de source protestantes sont actuellement en circulation en Russie.

Saint Andronik de Perm

La question de la traduction des textes liturgique fut posée dès la fin du XIXème siècle et largement débattue lors du processus préconciliaire. Saint Andronik de Perm (4) présenta un court rapport sur le sujet le 10 juillet 1917: il commence par souligner qu'on ne peut utiliser une langue ordinaire pour s'adresser à Dieu alors qu'on utilise "un langage élevé" même pour "les grandes occasions civiles". De plus "Oui, le slavon est beaucoup plus expressif et plus profond que le russe même le meilleur. Pour s'en convaincre, comparons par exemple les épitres du saint apôtre Paul dans les traductions russe et slavonne: comme le texte slavon est plus profond et plus proche de l'original et comme, à l'inverse, la traduction russe est inexpressive, allant souvent jusqu'à quasiment occulter la vraie pensée des sublimes enseignements pauliens. Pour toutes ces raisons il ne faut absolument pas traduire nos offices orthodoxes en russes… Car, de plus, cela risquerait d'amener un nouveau schisme encore plus terrible que l'ancien."

"Mais, continue-t-il plus loin, il serait très utile de traduire en russe au moins une partie des textes des offices pour un usage domestique et personnel, de sorte que l'utilisation d'une telle traduction permette de mieux approfondir le sens du texte slavon." Et il insiste ensuite sur la possible correction des textes slavons qui peuvent être erronés, et surtout sur la nécessité de l'apprentissage du slavon dans les écoles et dans les paroisses et l'obligation d'expliquer les textes liturgiques au cours des sermons et des prêches. "Ainsi, conclut-il, il ne faut pas traduire nos offices orthodoxes en russe. Par contre, outre la correction des textes des chants liturgique, il faut faire étudier et expliquer les offices pour les rapprocher de la compréhension des fidèles afin qu'ils en deviennent des participants conscients."(5)

Je n'ai pas trouvé de compte rendu du débat qui aurait suivi la présentation de ce rapport ni d'une session du Concile qui aurait été consacrée à cette question et il semble que les choses en sont restées là, la parole du saint hiéromartyr prenant un caractère définitif. On peut en tout cas constater que les arguments présentés actuellement par les représentants officiels de l'Eglise russe ne font que reprendre et illustrer ses idées: oui à la traduction pédagogique et missionnaire et à l'éducation des croyants, mais non à la célébration des offices dans une autre langue que le slavon, car cela nous ferait perdre un bien inestimable et courir un grand risque de schisme comme avec le "Nouveau calendrier". (6)

Notes
(1) J'ajoute que les derniers saints occidentaux que je connais, saint Nicolas d'Ohrid, saint Jean de Shanghai, saint Alexis d'Ugine, sainte Marie de Paris… ont, à ma connaissance, toujours prié en slavon
(2) La fondation de cette Société biblique russe fut due à l'influence de la Société britannique: un délégué de la Société britannique faisait présenter à l'empereur Alexandre 1er un projet de société biblique russe au commencement de décembre 1812 l'empereur approuva le projet. le 18 décembre
(3) Cf. Florovsky Georges, "Les voies de la théologie russe", Traduit du russe par Jean-Louis Palierne. Lausanne ; [Paris] : l'Âge d'homme, 2001; p. 329
(4) Andronik Nikolsky (1870-1918) devint l'évêque de Perm et de Koungour en 1917 et l'un des sept hiérarques au synode préconciliaire préparant le Concile local de 1917-1918. En 1918 il excommunia ceux qui pillaient les biens de l'Église et il fut fusillé et enterré encore vivant le 20 juin 1918. Il fut canonisé en 2000 et devint le hiéromartyr Andronik, archevêque de Perm.
(5) Traduction VG
(6) La question du calendrier me semble prendre source dans le même type de raisonnement rationaliste que la question de la traduction: le calendrier julien s'est écarté de la réalité scientifique – il faut le corriger. Et un synode panorthodoxe peut représentatif décide en 1923 de passer au calendrier dit "julien révisé" (pour résumer, les fêtes fixes y suivent le calendrier grégorien alors que les fêtent mobiles suivent le calendrier julien), ce qui est accepté par la majorité des Eglises, y compris par l'Eglise russe où le saint patriarche Tikhon accepte ce passage sous la pression des autorités en octobre 1923. Mais ce changement a été rejeté par la majorité des fidèles: les Églises de Russie, Serbie, Géorgie et Jérusalem ainsi que le mont Athos, qui constituent la majorité de l'Orthodoxie en nombre de fidèles, sont de fait restées à l'ancien calendrier alors que les autres Églises, passées au julien révisé, subissent les dissidences des "paléo-calendaristes" (tenants de l'ancien calendrier). Seule l'Église orthodoxe de Finlande a adopté strictement le calendrier grégorien.

Voir aussi:
- Le métropolite Hilarion se prononce contre une « russification » complète des offices
- Comprendre réellement les offices n'est pas une question de langue
-Contre le passage au russe moderne



Rédigé par Vladimir GOLOVANOW le 22 Mai 2012 à 10:50 | 16 commentaires | Permalien



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