Trésors du siècle d'or russe de Pouchkine à Tolstoï
Le professeur émérite de l’université de Genève Georges Nivat, slaviste éminent et spécialiste reconnu de la vie et de l’œuvre d’Alexandre Soljenitsyne, a aimablement accepté de faire paraître sur notre plateforme la préface qu’il a rédigée pour le catalogue de l’exposition « Trésors du siècle d’or russe, de Pouchkine à Tolstoï » (Fondation Martin Bodmer, Genève).

Ce texte dira beaucoup à ceux qui sont conscients de l’imprégnation de la culture russe par foi orthodoxe.
Nous avons fragmenté cette préface en plusieurs parties car elle est assez volumineuse.

Voici la première partie:


« Dans l’âge de fer, dis-moi, qui devinait le siècle d’or ? » Ce vers d’Alexandre Pouchkine nous met en face de deux questions : les notions d’âge liées à la métallurgie sont-elles applicables à la culture, et comment les appliquer à la culture russe ?

La notion de siècle d’or de la poésie russe est née après coup, une fois inventée la formule de « siècle d’argent », siècle ou âge est tout un en russe : le mot « vek » s’appliquant à la durée d’une génération, d'une vie humaine autant qu’à la mesure chronologique fondée sur les multiples de cent. La formule semble avoir été inventée oralement, dans un salon, par le philosophe Nicolas Berdiaef, elle fut reprise par le poète de l’émigration Sergueï Makovski. Et pourtant l’idée d’un soleil de la poésie russe s’imposa dès la morte d’Alexandre Pouchkine. Odoïevski s’écria : « le soleil de notre poésie s’est couché ! » et ce symbole du soleil est resté jusqu’aux somptueux vers qu’écrivit Anna Akhmatova à la mort d’Alexandre Blok :

A la Mère Dame de Smolensk
Qui pour nous intercède,
Nous avons apporté sur nos bras
En son cercueil d’argent
Notre soleil, mort dans les tourments.
Oui, il s’agissait d’un autre Alexandre, mais il était le reflet du premier, la cercueil était d’argent, mais le soleil était d’or. C’était la poésie russe en sa pureté, sa sagesse, sa clairvoyance, et les deux poètes étaient morts de tourments. A l’idée de soleil s’associait à jamais celle des morts héroïques des poètes ruses, jeunes et glorieux, comme celui dont les deux Alexandre portaient le nom. En 1937 on célèbre le centenaire de la mort violente d’Alexandre Serguéïevitch, mais la poésie russe, et l’histoire russe, qui lui est liée étroitement depuis POuchkine, était entrée dans un autre âge, celui du fer..
L’Age d’argent de la poésie russe, c’est après la longue purge de positivisme et d’engagement politique de l’art russe, qui va du nihilisme, mot inventé par Tourgueniev dans Pères et fils au déferlement du terrorisme et du marxisme, symbolisé par le sorte des deux frères Oulianov, l’un pendu pour acte de terrorisme, Alexandre, et l’autre fondateur du communisme russe, puis leader de la nouvelle Russie issue du chaos de 1917, et connu sous le nom de Vladimir Lénine. La « « nouvelle conscience religieuse, le passage du marxisme à l’idéalisme religieux comme ce fut le cas pour le fondateur du parti social-démocrate russe, Piotr Struve, l’éclosion d’une poésie courtoise, philosophique, érotique, précieuse, accompagnée de la découverte d’une culture populaire jusqu’alors cachée et méprisé, sont eux que tout symbolisés par l’apparition du poète Nikolaï Kliouev, droit venu d’Olonets et d’une communauté de Vieux-Croyants. Rétrospectivement il fallut rebaptiser l’âge qui avait donné Pouchkine et tous ses amis du Lycée impérial, que ce soit Joukovski qui devin précepteur du futur Alexandre II, ou Kioukhelbecker un des conjurés de décembre 1825 qui périt sur l’échafaud. De l’Argent on remonta vers l’Or. De la Renaissance vers la Naissance de la littérature russe. Et cette naissance semblait miraculeuse.
Pouchkine était l’auteur de ce miracle de créer la culture russe. Elles préexistait, bien sûr, que ce soit la culture du Moyen-Âge russe, dont l’historien Dimitri Likhatchev, figure de proue de ce qu’on appelle « la Maison Pouchkine » () se fit l’inventeur et le chantre, ou encore le classicisme russe, certes assez imitateur du classicisme français, mais avec de hautes figures géniales comme celle du fils de pécheur d’ Arkhangelsk Mikhaïl Lomonossov, poète, savant et fondateur de l’université de Moscou ; et fondateur du nationalisme culturel russe. Mais elle n’était pas connue en Europe, elle n’arrivait pas à tout exprimer, et la culture nobiliaire russe en était réduite aux deux capitales, le reste plongé dans un sommeil végétatif dont le dramaturge Fonvizine a fait le sujet désopilant de ses deux comédies.
Et le vers de Pouchkine déjà cité peut nous aider à poser la question : d’où est sorti cet âge d’or, qui naît d’emblée, comme Aphrodite sortant de la vague marine ? Le poète Iosif Brodsky disait « il y a deux miracles russes, la flotte russe et la poésie russe ». Il voulait dire que rien ne prédisposait la Russie terrestre et fluviale à devenir la grande puissance maritime qu’elle est devenue, et rien non plus ne prédisposait un pays engoncé dans le formalisme byzantin, puis l’imitation de l’Occident à lancer ce feu d’artifice jamais vu qu’est la culture russe du temps de Nicols Ier, c’est-à-dire du temps de Pouchkine.
L’empereur y est-t-il pour quelque chose ? Il ne libéra la es serfs (il fallut attendre 1861, et ce retard inouï explique beaucoup dans la psychè russe), fit revenir Pouchkine de son exil de Mikhaïlovskoié, devint son censeur personnel, lui donna accès aux archives quand Pouchkine voulut devenir historien (de la révolte de Pougatchev), mais en l’enfermant dans le rôle subalterne de gentilhomme de la cour, il le ligotait aussi, au moins extérieurement. Mais intérieurement la liberté et la mesure de Pouchkine ont défini pour longtemps ce qu’est la Russie éclairée. Passant du romantisme byronien à la quête ludique et ironique d’un héros dans son « Eugène Onéguine », passant du libertinage plaisant et sacrilège de la Gabriélade à une profonde compréhension du mystère du salut chrétien, passant de l’histoire d’une révolte encore récente à celle, bouffonne, du « bourg de Gorioukhino » (Chagrinbourg), Pouchkine a tout marqué de sa pétillante intelligence. Le descendant du nègre de Pierre le Grand a délimité, entre liberté et sens de l’Etat, le territoire de l’intelligence russe. Et comme tous les Russes le savent par cœur, il a délimité aussi l’âme nationale. Vient pour lui la disgrâce posthume : les nihilistes ne l’aiment pas, « Une paire de bottes vaut mieux que tout Pouchkine disait l’un d’eux, le très intelligent et paradoxal Pisarev.

Rédigé par Nikita Krivochéine le 6 Mai 2009 à 09:41 | 4 commentaires | Permalien



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