Vladimir Lossky : Crucifixion (partie I )
Par Vladimir Lossky, Göttingen 1903–Paris 1958

LA CROIX

« La prédication de la Croix est une folie pour ceux qui périssent, mais pour nous qui sommes en voie d’être sauvés, elle est la force de Dieu» . On ne peut glorifier le triomphe de Dieu incarné, sa victoire sur la mort – limite de notre déchéance, sans exalter en même temps la Croix du Christ – limite du dépouillement volontaire (« kénose ») du Fils de Dieu, qui fut obéissant au Père « jusqu’à la mort, à la mort même sur la croix»( Ph 2, 8.). Car, « pour que nous vivions, il a fallu que Dieu s’incarnât et fût mis à mort» L’incarnation a donc eu lieu afin que le Verbe éternel se fasse capable de mourir Et le Christ lui-même déclare être venu pour cela, « pour cette heure» (Jn 12, 27.) Mais cette « heure » du Seigneur venu pour accomplir l’œuvre de notre salut est aussi l’heure de ses ennemis, celle de la « puissance des ténèbres» (1)
En effet, la victoire réelle du Christ fut sa défaite apparente, car c’est par la mort qu’il a terrassé la puissance de la mort.

C’est ce qui fait le « scandale » et la « folie » de la Croix, « folie » en dehors de laquelle on ne peut atteindre la Sagesse de Dieu qui reste à jamais incompréhensible aux « puissances de ce siècle» (1 Co 2, 8.). La Croix est donc l’expression concrète du mystère chrétien, de la victoire par la défaite, de la gloire par l’humiliation, de la vie par la mort. Symbole d’un Dieu tout puissant qui a voulu se faire homme et mourir comme un esclave, pour sauver sa créature. Insigne de la royauté du Christ – « Je l’appelle Roi, parce que je le vois crucifié : il est propre au Roi de mourir pour ses sujets» (2) – la Croix est aussi l’image même de la Rédemption, qui est l’économie de l’amour trinitaire envers l’humanité déchue : « Amour crucifiant du Père, Amour crucifié du Fils, Amour de l’Esprit Saint triomphant par le bois de la Croix» (3)

Il est inutile d’insister sur la place que tient la Croix dans la vie des chrétiens : le Christ lui-même la désigne comme un attribut propre à tous ceux qui veulent le suivre (4) Manifestation de la « force de Dieu» (5), le signe de la Croix, figurant comme un objet du culte ou exprimé par un geste, est à la base de toute pratique sacramentaire de l’Église. Aussi, les représentations de la Croix du Christ (parfois remplacées par des emblèmes : ancre, trident, tau, etc.) sont-elles connues depuis la plus haute antiquité chrétienne(6)

Les iconoclastes, qui se sont acharnés contre les images de la crucifixion, non seulement ont épargné, mais spécialement propagé les représentations décoratives de la Croix (sans le Crucifié) dans les absides des églises. On peut supposer que les représentations de la crucifixion doivent remonter, elles aussi, à une date très reculée, si l’on prend en considération la caricature païenne des graffiti du Palatin (début du IIIe s.) et, surtout, les gemmes avec l’image gravée du Christ en croix (IIe, IIIe ss.). Vers la fin du IVe siècle, Prudence, en décrivant dans un poème les peintures murales d’une église, parle d’une scène de la crucifixion(7)

Au Ve siècle nous trouvons une composition assez développée de la crucifixion sur un ivoire du British Museum et, un siècle plus tard, sur un panneau de la porte en cyprès de Sainte-Sabine à Rome. La fresque de Santa-Maria-Antiqua, également à Rome (fin du VIIe – début du VIIIe s.) se rapproche du type syrien de la crucifixion tel qu’on le trouve, par exemple, dans l’Évangéliaire de Rabula (année 586) : on y voit le Christ revêtu d’un colobe (Du grec kolobos : tronqué. Tunique à manches très courtes que portaient les Romains de la République et qui fut adoptée par les évêques et les moines.), vivant, les yeux ouverts, se tenant droit sur la Croix. La composition syrienne suit uniquement le récit du quatrième Évangile:elle se maintiendra pendant très longtemps en Occident. L’iconographie byzantine créera un type plus riche « systématique et pittoresque, symbolique et historique », en complétant Saint Jean par les éléments empruntés au récit des synoptiques: les saintes femmes derrière Marie, le centurion avec des soldats, pharisiens et hommes du peuple derrière Saint Jean.

On peut supposer que le tableau synthétique de la scène de crucifixion, donné par Saint Jean Chrysostome dans son homélie sur Saint Matthieu (8)servît de « programme d’une composition vivante » aux artistes byzantins (9) Au Christ vêtu du colobe, vivant, sur la Croix, on substituera à Byzance, vers le XIe s., le Christ nu et mort, la tête inclinée, le corps fléchi. Le patriarche Michel Cérulaire remarque, à cette époque, qu’on cesse de représenter le Christ en croix « d’une manière contraire à la nature », pour lui prêter « la forme humaine naturelle ». Or, c’est justement contre ces nouvelles représentations du Crucifié, qu’ils ont pu voir à Constantinople, que les légats du pape Léon IX protestèrent avec violence en 1054 (10)
C’est que, avant d’avoir commencé à compatir à l’humanité souffrante du Seigneur, en poussant parfois jusqu’à l’extrême le naturalisme dans la représentation d’un Christ mort sur la croix, l’Occident maintenait fermement la conception du Crucifié vivant, vêtu, impassible et triomphant.

On peut dire que Byzance a créé un type de la crucifixion classique par son sens de la mesure. En recherchant la sobriété de composition, on a rejeté peu à peu les personnages au pied de la Croix, en se bornant à l’essentiel : la Mère de Dieu et Saint Jean, parfois accompagnés par une sainte femme et le centurion

Le Christ est représenté nu, n’ayant qu’un linge blanc qui couvre ses hanches. Le fléchissement du corps vers la droite, la tête inclinée, et les yeux fermés indiquent la mort du Crucifié. Cependant, son visage, tourné vers Marie, garde une expression grave de majesté dans la souffrance, expression qui fait penser plutôt à un sommeil : c’est que le corps du Dieu-Homme est resté incorruptible dans la mort. « La Vie s’est endormie et l’enfer frémit d’épouvante» (Office byzantin du Samedi Saint, à laudes, stichère ton 2.).

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Cet article a été publié en 1957 dans le Messager de l’exarchat du patriarche russe en Europe occidentale, n° 26, p. 68-71 et dans le numéro 14 (mars-avril 2009) du "Messager de l'Église orthodoxe russe", pages 13-17
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Notes:

1. (Lc 22, 53. Sur l’heure du Seigneur, voir L. Bouyer, Le Mystère pascal, Paris : Éditions du Cerf, 1945, p. 71-78.).
2 (Saint Jean Chrysostome, De cruce et latrone, hom. II : PG 49, 413.)
3. (Saint Philarète deMoscou,Homélie pour leVendredi Saint. La traduction française intégrale de cette homélie a été publiée dans le numéro 2 du Messager de l’Église orthodoxe russe, p. 16-21 [NdR].).
4. (Mt 10, 38; 16, 24;Mc 8, 34; Lc 14, 27.)
5.(1 Co 1, 18.)
6. (G.Millet, « Les iconoclastes et la croix » dans Bulletin de Correspondance hellénique, 34, 1910, p. 96-110.).
7.(Dittochaeum: PL 60, 108.)
8. (Homélie 87: PG 57-58, 769-774.)
9.(Cf. G.Millet, Recherches sur l’iconographie de l’Évangile, p. 426).
10 (Hefele-Leclerq, Histoire des Conciles, t. IV, 2, p. 1106.).


Rédigé par Vladimir GOLOVANOW le 7 Avril 2013 à 05:43 | 0 commentaire | Permalien



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