À PROPOS DE LA RENCONTRE À ISTANBUL LE 31 AOÛT...ET MAINTENANT ?
V.Golovanow

"Tout va bien", a dit le patriarche de Moscou Cyrille en sortant de sa rencontre avec le patriarche de Constantinople, Bartholomé, mais il n’y a pas eu de communiqué officiel.

"La question principale a été la situation en Ukraine", a indiqué le métropolite de France Emmanuel qui participait à la réunion (AFP) et le métropolite de Volokolamsk, qui participait aussi, l’a confirmé...

C’est en effet le cœur des discussions : le président ukrainien Porochenko, soutenu par les politiques occidentaux, veut voir reconnue par Constantinople l’indépendance de la question de l’Église ukrainienne pour la soustraire ainsi à "la tutelle russe". Mais cette indépendance soulève des enjeux tant religieux que politiques.

L’UKRAINE AUJOURD'HUI: 1 PAYS, 2 LANGUES, 2 CONFESSIONS, 3 JURIDICTIONS ORTHODOXES IMPORTANTES…

Après dix siècles de déchirements et partages (1), l'Ukraine suivit les vicissitudes soviétiques jusqu'en 1991 et fit partie des trois pays qui y mettront fin en signant la création de la CEI. Le clivage linguistique (ibid) se retrouve en grande partie au niveau confessionnel: 78% d'Ukrainiens se déclarent croyants et plus de 67% Orthodoxes, pour moins de 10% gréco-catholique (la deuxième confession), essentiellement à l’ouest du pays (sondage effectué en novembre 2010), mais les orthodoxes sont divisés (2).

Parmi les Églises orthodoxes ukrainiennes, deux communautés sont majoritaires :
- L’Église orthodoxe Ukrainienne (EOU) regroupée derrière le métropolite Onuphre, est rattachée au Patriarcat de Moscou.
- Le pseudo-Patriarcat de Kiev, fondé après la chute de l’URSS en 1992 par Philarète (Denisenko), ancien métropolite de Kiev dans l’Église russe qui s’était autoproclamé patriarche et avait été excommunié. Cette Église n’est pas reconnue par le plérôme de l’Orthodoxie (elle est non-canonique), mais elle bénéficie depuis l’origine du soutien des autorités de Kiev.

La troisième, l’Église ukrainienne autocéphale (EUA), est très minoritaire et se trouve aussi essentiellement à l’ouest du pays. Elle n’est pas canonique non plus, mais elle a des liens privilégiés avec les Églises ukrainiennes du Canada et des États Unis, qui dépendent du patriarcat de Constantinople.

Le coup d’état de 2014, dont est issu le pouvoir de Petro Porochenko, a exacerbé les tensions entre ces deux communautés et modifié leur rapport de force : si l’Église du Patriarcat de Moscou ne recueil plus que 20 % d’adhésion dans l’ensemble de la population, contre 39 % pour le pseudo-patriarcat non canonique, la proportion est inverse parmi les pratiquants, car c’est bien l’Église canonique (EOU) que suivent 80% des paroisses, des prêtres et des fidèles orthodoxes malgré les pressions et les exactions contre ses paroisses (qui passent totalement inaperçues des média occidentaux!).

En avril dernier, le président Porochenko et les deux Églises non canoniques se sont tournées vers le patriarche de Constantinople Bartholomé, qui jouit d’une primauté d’honneur dans l’orthodoxie mondiale, pour lui demander d’unifier sous son autorité l’ensemble des Églises du pays en une Église canonique et « autocéphale », c’est-à-dire indépendante.

LES ENJEUX DE LA RENCONTRE DU 31 AOÛT


La question concerne toute l’Orthodoxie, comme le montrent les prises de position des patriarcats de Serbie et de Jérusalem (3). Le patriarche Bartholomé a consulté tous les primats de l’Église orthodoxe à travers le monde. De son côté, le patriarche Cyrille de Moscou décrivait le 3 août cette unification en Ukraine comme « une catastrophe ». Les échanges par médias interposés montrent un profond désaccord et la rencontre du 31 août devait permettre d’aplanir les divergences...

Techniquement, le différent porte sur le sens canonique du tomos (décret patriarcal) de 1686 par lequel Constantinople transférait à Moscou la juridiction sur la métropole de Kiev (4). Aujourd’hui, Constantinople considère qu’elle en est restée l’Église mère, tandis que Moscou affirme que la tutelle sur Kiev lui a été transférée et aurait rassemblé plusieurs milliers de document d'archives en grec et slavon à l’appui de sa position (5).

Mais les enjeux dépassent largement cette question historique :

- Pour le patriarche Bartholomé, rattacher l’Ukraine permettrait de réaffirmer son influence et de gagner des millions de fidèles : il est peu probable que l’Église d’Ukraine deviendrait "autocéphale" (totalement indépendante); elle serait plus vraisemblablement "autonome" au sein du patriarcat de Constantinople, comme les Églises de Crête ou de Finlande et les Église ukrainiennes nord-américaines. Cet apport ferait de Constantinople la deuxième Église du monde orthodoxe en nombre de fidèles, faisant quasiment jeu égal avec une Église russe diminuée.

- Pour le Patriarcat de Moscou qui dispute le leadership de Constantinople sur l’Orthodoxie mondiale car il contrôle actuellement prés des 2/3 des Orthodoxes du monde, ce changement serait, à l’inverse, très douloureux :

1. d’un point de vue symbolique et historique : depuis le baptême de la Russie Kievienne par saint Vladimir en 988, l’Ukraine est perçue comme le berceau du christianisme russe et il y a en Ukraine des lieux importants dans la spiritualité slave. L’Église russe garder ses propres racines...

2. pour des raisons démographiques et financières : malgré les schismes, l’EOU représente prés d’un tiers de l’Église orthodoxe russe en termes de nombre d’évêques, de paroisses, de prêtres et de fidèles.

Et il y a aussi des enjeux politiques; l’affrontement entre l’Ukraine et la Russie s’est déplacé dans la sphère religieuse; des prêtres du pseudo-patriarcat de Kiev auraient soutenu voire rejoints des manifestants du Maïdan en 2014 tandis que le président Porochenko, en perte de vitesse dans les sondages (les élections ukrainiennes se tiendront en mars 2019) qualifiait l’EOU de « menace directe à la sécurité nationale » (6).

SCHISME, GUERRE CIVILE… VOIRE PIRE ?

Il est clair que la grande majorité des membres de l’EOU, évêques, clercs, moines et fidèles, souhaitent rester dans l’obédience de l’Église russe alors que ceux des Églises non canoniques veulent s’en séparer. Il est donc vain d’espérer réaliser rapidement l’Église d’Ukraine unifié est indépendante qu’exigent le président Porochenko et le pseudo-patriarcat. Une solution simpliste, qui a la faveur des média occidentaux, consisterait à unir le pseudo-patriarcat et l’EAU (cela fut tenté en 1991-92 mais se solda par un échec) et "légaliser" la nouvelle entité au plan canonique comme une structure "autonome" au sein du patriarcat de Constantinople (métropole, comme avant 1686, ou Église comme en Estonie). Cette solution créerait une situation anti-canonique, avec deux hiérarchies orthodoxes parallèles sur le même territoire, comme c’est le cas en Estonie (cela avait entraîné une rupture de communion avec l’Église russe en 1996) et, si une telle action se reproduit actuellement, cela risque d’avoir des conséquences clairement plus dramatiques :

SCHISME DANS L’ORTHODOXIE : l’Église russe refusera certainement ce coup de force, ne reconnaîtra pas la nouvelle entité et rompra la communion avec Constantinople. Contrairement à 1996, quand le patriarcat de Moscou s’est retrouvé isolé au sein de l’Orthodoxie, les réactions mentionnées plus haut montrent que Moscou pourrait bien être suivi par plusieurs Églises Orthodoxes, et non des moindres. Il en résulterait donc un véritable schisme, les deux groupes d’Églises n’étant plus en communion entre elles...

GUERRE CIVILE EN UKRAINE : le pseudo patriarche Philarète et les autorité ukrainiennes ont menacé plusieurs fois de prendre le contrôle des principaux lieux saints ukrainiens, monastères et cathédrales, qui sont actuellement sous l'obédience de l’EOU (ce type d’exaction s’était produit en 1991-92 et les spoliations de lieux de cultes se sont accéléré après 2014, touchant environ 70 églises à mi 2018). Il est probable que de telles actions rencontreraient l’opposition des fidèles et les séparatistes de l’est ukrainiens pourraient en profiter pour venir à leur aide...

CONFLIT INTERNATIONALE : dans le pire des cas, on peut envisager une intervention russe venant soutenir leurs compatriotes, voire celles des voisins occidentaux pour "défendre l’Ukraine"… Ce scénario du pire n’est pas le plus probable actuellement mais doit bien être envisagé comme possible.

ET MAINTENANT ?

Malgré l’optimisme affiché par le patriarche Cyrille et les habituels propos lénifiant ("rencontre franche, très cordiale … consolidation des relations bilatérales entre nos deux Églises, …" (7)), l’absence de communiqué commun montre que chacun est resté sur ses positions. Le métropolite Emmanuel, cité par les médias grecs, a dit que le Patriarcat de Constantinople "étudiait depuis avril toutes les variantes possibles de l'octroi de l'autocéphalie à l'Eglise orthodoxe Ukrainienne" (8) mais sans parler de conclusion de ces études ni de délai et en affirmant surtout que Constantinople "n’essayera pas de régler le schisme existant en créant un autre schisme," comme le souligne le métropolite Hilarion (ibid 7). Le patriarche Cyrille aurait proposé de créer une "commission scientifique crédible et objective, avec des experts reconnues des deux parties, pour étudier les documents" (ibid 5) Le scénario du pire s’éloigne et on en reste au statu quo pour une durée indéterminée…

"L’essentiel, c’est qu’il y ait eu un échange d’opinions très fructueux, et, je le souligne encore une fois, la conversation est restée très franche et fraternelle du début jusqu’à la fin. Nous sommes partis de Constantinople sur une très bonne impression et de très bonne humeur," conclu le métropolite Hilarion (ibid)… Mais, sur le terrain, malheureusement, c’est la guerre qui continue dans l’est de l’Ukraine et il n’y a aucune raison que cessent les pressions et les exactions à l’encontre de l’EOU!

Pour aller plus loin :
(1) "Decrypter la situation en Ukraine": https://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/Decrypter-la-situation-en-Ukraine_a3662.html
(2) "L Ukraine orthodoxe ORTHODOXIE MAJORITAIRE MAIS DIVISÉE": https://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/L-Ukraine-orthodoxe-ORTHODOXIE-MAJORITAIRE-MAIS-DIVISEE-1_a1117.html

Sources :
(3) https://orthodoxie.com/le-patriarche-de-serbie-irenee-adresse-une-protestation-au-patriarche-de-constantinople-bartholomee-au-sujet-de-lautocephalie-ukrainienne-et-dautres-entites-schismatiqu/; https://orthodoxie.com/on-considere-au-patriarcat-de-jerusalem-que-les-decisions-du-phanar-concernant-lukraine-doivent-etre-coordonnees-avec-leglise-orthodoxe-russe/
(4) https://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/EGLISE-RUSSE-LA-REUNION-DU-SIEGE-METROPOLITAIN-DE-KIEV_a5433.html
(5) https://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/Carol-Saba-Synaxis-sommet-Moscou-Constantinople-en-ce-moment-au-Phanar-a-Istanbul_a5479.html
(6) https://www.lexpress.fr/actualites/1/styles/ukraine-l-eglise-orthodoxe-russe-menace-a-la-securite-selon-porochenko_2028273.html
(7) https://mospat.ru/fr/2018/08/31/news163244/
(8) https://tass.ru/obschestvo/5513522


Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 5 Septembre 2018 à 20:57 | 11 commentaires | Permalien



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