Alexandre Guezalov : « Il faut arrêter de plaindre les orphelins mais en Russie, un enfant sur cent est orphelin »
Benjamin Hutter

Alexandre Guezalov est sorti de l’orphelinat à 16 ans. Parmi ses 14 « frères », il est le seul encore en vie. Père de trois enfants, décoré par Dmitriï Medvedev pour son action de soutien aux orphelins, il jongle aujourd’hui entre l’écriture, sa fondation « Changer la vie » et la construction d’églises.

Le Courrier de Russie : À quoi ressemble le quotidien d’un orphelin ?

Alexandre Guezalov : Les journées d’un pensionnaire d’orphelinat suivent toujours le même rythme : l’enfant se réveille, déjeune, va à l’école, revient, fait ses devoirs, dîne et se couche. On pourrait croire que cette routine est la même que celle de n’importe quelle famille – mais il y manque l’essentiel : les parents. Eux seuls peuvent transmettre l’expérience empirique nécessaire à la vie dans le monde, la relation tactile, la communication familiale.

LCDR : Rien n’est fait pour pallier l’absence des parents ?

A.G. : Non. À l’orphelinat, les enfants s’habituent aux repas à heures fixes, aux bénévoles qui leur courent toujours après, aux fêtes sans but. Les nombreux « bienfaiteurs » qui soutiennent les orphelinats se contentent généralement de fournir aux enfants des jouets, des séjours à l’étranger et des écrans plasmas. Aujourd’hui, les orphelins sont éduqués principalement par la télévision. Vous trouverez, dans n’importe lequel de ces établissements, de grands écrans auxquels les petits restent scotchés.

Dans le système actuel d’éducation au sein des orphelinats, les enfants apprennent à croire que tout le monde doit s’occuper d’eux, à être totalement pris en charge – et la chute est terrible quand ils en sortent. Les adolescents sortis des orphelinats se confinent souvent dans un mode de vie consommateur – ils savent parfaitement recevoir des autres mais sont difficilement capables de donner sans attendre quelque chose en retour. Ils ne savent pas non plus se fixer des objectifs ni travailler pour les atteindre. À la sortie de l’orphelinat, l’outil principal que les enfants savent manier est la cuiller. Pourquoi ? Parce qu’elle sert à manger. C’est désolant. Pour faire évoluer les choses, il faut arrêter de plaindre les orphelins – mieux vaut leur permettre d’acquérir des connaissances pratiques qui leur serviront à l’âge adulte, à l’extérieur. On pourrait commencer par permettre aux orphelins de participer à la gestion de la vie de leur établissement – comme c’est le cas dans les familles où l’on demande aux enfants de vider la poubelle ou de faire la vaisselle.

LCDR : Vous parlez des orphelinats comme d’une « sous-culture ». Pourquoi ?


A.G. : L’orphelinat est un monde à part. En termes de communication, par exemple : à l’orphelinat, les enfants parlent très peu, il s’agit d’une expérience très particulière du point de vue psychologique. Ils ont du mal à expliquer des choses sur eux-même mais ils développent à merveille, en revanche, leur capacité d’observation et leur intuition. En vous regardant, par exemple, je sais déjà presque tout sur vous. Mais cette sensibilité aiguë devient rarement un atout. Car à côtés de ces points positifs, les enfants éduqués dans des orphelinats s’enferment aussi dans de nombreux défauts qui les empêchent de réussir dans la vie : souvent, ils s’emportent facilement, ne savent pas résoudre les conflits pacifiquement et sont très susceptibles.

LCDR : Les orphelins ont-ils certains avantages par rapport aux autres enfants ?

A.G. : Non. N’importe quel enfant élevé dans une famille aura plus de compétences qu’un orphelin. Même si l’on compare un petit voyou ayant grandi dans une famille et un orphelin doué, le second perdra toujours. Il attendra constamment qu’on lui donne quelque chose à faire, qu’on lui accorde la permission. L’orphelin ne sait pas se motiver lui-même, il a en permanence besoin d’être poussé. Alors qu’un enfant élevé dans une famille n’a pas besoin de recevoir d’ordres.

LCDR : Comment vous en êtes-vous sorti ?

A.G.
: Quand j’ai quitté l’orphelinat en 1984, j’ai rapidement compris que personne ne m’attendait ni n’avait besoin de moi, que l’État ne se souciait pas de mon existence. J’ai réalisé que je devais suivre plusieurs formations, apprendre à me défendre, ne pas fumer, ne pas boire, faire du sport… et surtout acquérir une distance vis-à-vis de moi-même, apprendre l’auto-critique et l’auto-dérision – être humble et me conformer aux règles de cette vie nouvelle.

En sortant de l’orphelinat, je n’avais rien – même pas un endroit où dormir. J’ai effectué mon service militaire dans un sous-marin atomique et j’ai eu la chance de ne pas revenir dans la ville où se trouvait mon orphelinat. Si je l’avais fait, j’aurais retrouvé mes amis d’enfance, j’aurais créé un gang de petits orphelins, j’aurais soit poignardé quelqu’un, soit je me serais fait poignarder. Parmi les 14 gamins qui ont quitté l’orphelinat en même temps que moi, je suis le seul encore vivant. Les autres sont tous morts à cause des drogues, de l’alcool ou des activités criminelles…
Alexandre Guezalov : « Il faut arrêter de plaindre les orphelins mais en Russie, un enfant sur cent est orphelin »

LCDR : Que fait l’État pour ces enfants ?

A.G. : L’État russe débourse chaque année 30 milliards de roubles pour des travaux de rénovation, la formation au sein de ces établissements ou encore les vêtements des enfants. Mais cet argent est souvent détourné par ceux qui le reçoivent et n’est pas utilisé à bon escient. Certaines ONG essaient également d’apporter leur contribution mais ce n’est pas suffisant. Il faut faire évoluer l’attitude de l’État et de toute la société à l’égard de la famille. La priorité, ce n’est pas le pétrole ou le gaz – mais la famille. On s’intéresse plus, aujourd’hui, à la découverte d’un gisement de matières premières ou à une catastrophe aérienne qu’à la cellule familiale, cette cellule de base essentielle au développement de l’enfant.

À l’heure actuelle, l’État, au lieu d’aider les familles en difficulté, prive les parents de leurs droits familiaux et place les petits en orphelinat. On se rassure en pensant qu’un enfant a besoin de manger à sa faim et d’être correctement vêtu : en réalité, ce dont un enfant a le plus besoin pour se réaliser, c’est d’une vie de famille – même si cette famille est pauvre, même si les parents boivent. L’État devrait tenter de préserver les familles à tout prix, d’aider les parents à trouver du travail s’ils sont au chômage, de leur fournir une aide psychologique s’ils traversent une crise.

Les bénévoles eux aussi pourraient aider les familles en difficulté plutôt que de venir caresser les cheveux des orphelins. De par mon expérience du travail avec les pensionnaires des orphelinats, je peux affirmer en toute certitude que 40% d’entre eux pourraient rentrer dans leurs familles si l’on accordait aux parents l’aide nécessaire. Un enfant dans un orphelinat coûte 30 à 50 000 roubles par mois. Il serait plus judicieux de consacrer cet argent à transformer les orphelinats en centres d’aide pour les familles en difficulté. Mais tant que la situation actuelle perdurera, les orphelinats russes continueront d’accueillir, chaque année, 130 000 nouveaux enfants. En Russie, un enfant sur cent est orphelin...SUITE Le Courrier de Russie
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" Parlons d'orthodoxie" : Alexandre Guezalov, son SITE
Auteur d'un livre très connu décrivant son enfances dans les rues, puis dans un orphelinat "Солёное детство" YOU TUBE.....YOU TUBE et ICI
Alexandre Guezalov : « Il faut arrêter de plaindre les orphelins mais en Russie, un enfant sur cent est orphelin »

Rédigé par Parlons d'orthodoxie le 10 Décembre 2018 à 08:37 | 2 commentaires | Permalien


Commentaires

1.Posté par Maricha Gestkoff le 12/06/2012 01:39
Alexandre Guezalov a entièrement raison, mais je me permets de faire quelques commentaires.

Bien sûr, l'Etat doit entreprendre de renforcer l'unité familiale et nous sommes nombreux à lutter contre l'introduction de la "justice juvénile" qui rendra les choses encore plus difficiles car il suffirait qu'un enfant se plaigne auprès des autorités de tutelle d'avoir été battu par ses parents pour faire intervenir les autorités et qu'on retire l'enfant aux parents et qu'on le place dans un orphelinat. Qui de nous n'a pas eu une fessée bien méritée dans notre enfance? Eh bien, cela sera interdit formellement. Cette justice juvénile essaie de se mettre en place et j'ai vu le cas d'une voisine qui a giflé sa fille de 12 ans parce qu'elle a jeté dans la poubelle de la nourriture sous prétexte qu'elle n'était pas bonne. Cette famille a eu de graves problèmes parce que l'enfant est allée se plaindre aux autorités de tutelle. Mais heureusement un avocat est intervenu et a calmé le jeu. Mais ils ne sont pas nombreux ceux qui peuvent se payer un avocat, alors on retire les droits parentaux aux familles - il faut bien que ces autorités de tutelle justifient leurs salaires par des actions spectaculaires reprises par les médias de la presse et de la télévion "de boulevard".

Mais il y a d'autres choses: les autorités de tutelle traquent les familles mais ne s'occupent pas des enfants qui sortent des orphelinats, ce n'est plus leur problème. Or pour éviter que les enfants soient "exploités" dans les orphelinats, il est strictement interdit des les employer aux travaux domestiques. Ainsi, un jeune de 16 à 18 ans qui se retrouve en dehors de la structure avec officiellement un petit logement octroyé selon la loi par les autorités locales (ce qui malheureusement n'est pas toujours le cas) ne sait rien faire. Oui, on lui a apris à lire et à écrire, mais il ne sait même pas se cuire une omelette ou des pâtes, ni manier un fer à repasser. Et bien entendu, comme l'a souligné Alexandre, ces jeunes se retrouvent en bandes et il suffit de peu pour que ces bandes deviennent des petits gangs.

Il est vrai qu'il y a un embryon de "villages d'enfants" où quelques enfants d'âges différents vivent dans une petite maison avec des parents d'accueil, mais cela n'est qu'embryonnaire et devrait être développé.

Il faut surtout aider les familles en difficulté pour que les enfants restent dans leurs foyers naturels et ne soient pas placés.

L'adoption existe, mais là aussi les autorités de tutelle se comportent comme des fonctionnaires à la Courteline, les masses de papiers à rassembler sont impressionnantes et les décisions prennent beaucoup de temps. Il est plus facile à un Américain d'adopter un enfant russe qu'à un Russe de faire de même.

Il y a aussi la mentalité de certaines personnes qui considèrent que les enfants des orphelinats sont des bandits en herbe. J'ai entendu une dame dire "vous voyez bien qu'il a des gênes de bandit, nous ne savons pas qui sont ses parents" quand elle a vu un gamin de 6 ans adopté "dès sa naissance" (il avait 17 jours et c'est l'un de mes filleuls) courir dans le jardin avec un morceau de bois qui lui servait de "mitraillette". Eh oui, les gamins naturels, non adoptés ne jouent jamais aux gendarmes et aux voleurs, n'est-ce pas???

Effectivement, il y a beaucoup de choses encore à faire en Russie, mais je vois les choses évoluer, trop lentement à mon goût, mais elles évoluent. Pourvu que cela ne soit pas dans le sens des excès de certains pays démocratiques occidentaux et qu'une bonne fessée ne soit pas considérée comme un crime de lèse-enfant.

Maricha

2.Posté par Nicodème le 10/12/2018 11:33
Vous avez oublié de mettre des guillemets à "démocratiques" ...

3.Posté par Nicodème le 10/12/2018 11:38
Une question . Faut-il soutenir l'association "Acer-Russie" qui semble faire du bon boulot . Mais un bémol : elle est chapeautée par l'exarchat orthodoxe de "tradition russe" en Europe occidentale , càd par Constantinople (gangrené par le droitdelhommisme et soutien indirect de la dictature crypto-nazie en Ukraine) . Et s'ils ne se mettent pas sous la protection du patriarcat de Moscou , existe-t-il en France une autre association d'aide aux orphelins russes , qui soit chapeautée par le Patriarcat de Moscou ?

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