André Desnitzky: Quels canons pour le XXIe siècle?*
"L'Eglise orthodoxe vit selon des canons adoptés au haut Moyen-âge. Le droit canonique rappelle le droit anglo-saxon: on n'abroge pas les vieilles lois – elles tombent simplement en désuétude quand les réalités changent." André Desnitzky

Note du traducteur V.G.: les réflexions suivantes appartiennent à André Desnitzky, laïc orthodoxe russe, docteur en philologie, expert de "l'Institute for Bible Translation" et de "l'Institut des Etudes orientales de l'Académie de Sciences de Russie", auteur de nombreux ouvrages et articles sur la religion /deux articles parus sur PO/

Rappel historique

Au commencement il n'y avait que cinq patriarcats, les autres sont généralement apparus à la suite de schismes régularisés par la suite (1). Ainsi le concile des évêques russes élit en 1448 son primat, qui porte le titre historique de "métropolite de Kiev" (2), sans demander l'autorisation à Constantinople. Il en fut de même pour ses successeurs et l'Eglise russe fut donc indépendante de Constantinople "de facto" à partir de ce moment mais il fallut encore beaucoup de diplomatie (soutenue par d'importantes "gratifications") (3) pour que Constantinople reconnaisse cette indépendance et l'érige en patriarcat en 1589.

De même, dans la foulée de la libération des peuples des Balkans, les Bulgares proclamèrent l'autocéphalie (indépendance de Constantinople) de leur Eglise en 1872; Constantinople anathémisa les prélats bulgares et leur volonté d'avoir une Eglise nationale fut déclarée hérétique, apportant des divisions nationales dans le sein de l'Eglise (4). Dernier exemple: l'Eglise russe octroya l'autocéphalie à ses paroisses en Amériques en 1970 (5): aucun des anciens patriarcats orientaux ne la reconnait à ce jour, considérant toujours ces paroisses comme partie de l'Eglise russe.

Ce dernier exemple est particulièrement intéressant: l'Eglise orthodoxe vit selon des canons adoptés au haut Moyen-âge. Le droit canonique rappelle le droit anglo-saxon: on n'abroge pas les vieilles lois – elles tombent simplement en désuétude quand les réalités changent. Toutefois, à la différence de la bonne vieille Angleterre, les orthodoxes contemporains n'adoptent pas de nouveaux canons et parfois cela devient comme si notre circulation automobile était toujours régulée par le code byzantin des carrosses…
André Desnitzky: Quels canons pour le XXIe siècle?*

Comment rendre son gout au sel?

Il est évident que la situation aux USA contredit le principe fondamental "une ville - un évêque": chaque diaspora orthodoxe nationale se réfère à sa propre Eglise et personne ne sait probablement combien d'évêques orthodoxes portent le titre "de New-York" ou "de San Francisco". Mais voilà que, il y a un demi-siècle, la partie russe des Américains orthodoxes propose de créer une véritable Eglise nationale sur le territoire de son pays, Eglise qui correspondrait à l'esprit et à la lettre des canons et rassemblerait tout le monde…

Mais cela ne se fit pas: les Orthodoxes grecs, serbes ou arabes ressentaient leur unité avec leurs compatriotes dans leur patrie d'origine bien plus que l'unité entre eux. Alors pourquoi aller chez ces Russes? Les patriarches grecs à la tête des anciens patriarcats considéraient même que ce n'était pas à Moscou d'organiser la vie ecclésiale en Amériques…

En fait, il est clair que le vieux principe canonique ne fonctionne plus. La polis/cité de l'antiquité était un espace culturellement, politiquement et économiquement unifié, où chacun se connaissait; dans ces conditions, la dualité épiscopale ne pouvait effectivement se concevoir qu'en cas d'hérésie ou de schisme grave. Mais à New-York aujourd'hui? On peut vivre des années à Brighton-Beach ou à Chinatown sans dire un mot en anglais et sans rencontrer de représentants d'autres "quartiers nationaux" de NY autrement que dans le métro. Leur faut-il réellement un seul évêque et où le prendre si nous n'avons pas de centre unique de désignation comme les catholiques?

De plus, quand des juridictions orthodoxes différentes coexistent côte à côte elles commencent obligatoirement à interagir et, la concurrence étant ce qu'elle est, la qualité des relations dans les paroisses et les juridictions s'améliorent lorsqu'il y a une possibilité de "fuite" et ce alors même qu'aucun canon n'a ne fut-ce qu'entrevu la notion de "concurrence". Et on voit la même chose en Ukraine occidental.

Par définition, il n'est pas question d'abroger le droit canon, mais il doit être réinterprété pour faire face aux nouvelles réalités. Son application est en effet totalement arbitraire: certains canons sont enfreints partout et en permanence et personne ne s'en formalise, d'autres sont brandis dès qu'il y a quelque chose à prouver ou quelqu'un à condamner. Et quand on regarde les vies des saints ou l'histoire de l'Eglise, on constate des exceptions aux règles à tout bout de champs.

En fait, no maladies internes à l'Eglise sont essentiellement le reflet des maladies de la société. Nous ne conduisons pas une société malade /vers le salut/ mais nous marchons tranquillement derrière elle. Le philosophe russe Dmitriy Sladkov (6) a écrit: «Dans la société l'obtention de la liberté économique et politique a été accompagnée par l'effondrement de la morale. Et l'Eglise fut alors considérée comme un antidote à ces processus destructeurs. Mais c'était dans les espérances et la rhétorique politique. Et quid de la réalité?

Il pouvait sembler que nous conduisions la société, mais en fait nous la suivions docilement. Pourtant c'est bien de nous que notre Sauveur a dit: 'Vous êtes le sel de la terre ; mais si le sel a perdu sa saveur, avec quoi sera-t-il salé ?'."

En développent cette parabole, nous pouvons dire que les canons orthodoxes nous disent comment bien peser, emballer et conserver le sel. Mais ils ne disent pas du tout pourquoi les gens en ont besoin, pourquoi ils ne peuvent s'en passer; ils ne peuvent rendre son goût et, ce qui est essentiel, ils ne peuvent lui faire retrouver son gout salé. Il semblerait donc qu'il faudra commencer tout débat sur l'organisation ecclésiale orthodoxe au XXIe siècle non par l'emballage mais par le contenu.
André Desnitzky: Quels canons pour le XXIe siècle?*

Je ne partage pas totalement son point de vue mais j'ai pensé intéressant de le présenter sur PO

* Traduit du russe d'après "Нужна ли Украине единая национальная церковь",André Desnitzky , Slon.ru, 18/09/2014.

Notes :

(1) Il s'agit de la fameuse "Pentarchie", les cinq grands patriarcats (Rome, Constantinople, Alexandrie, Antioche, Jérusalem) définis par les conciles de Nicée et Chalcédoine au IVe siècle. A. Desnitsky ne tient pas compte des autres Eglises autocéphales: Arménie, Chypre, Géorgie…

(2) La Rus kiévienne fut détruite au XIIIe siècle par les invasions mongoles, les différentes principautés qui la composaient étant soumises à la Horde d'or jusqu'à la fin du XVe siècle. La chaire métropolitaine fut transférée à Vladimir (1354), puis à Moscou, devenue capitale du principal état russe, sans l'accord de Constantinople, mais son titulaire garda le titre de "métropolite de Kiev et de toute la Rus" jusqu'à l'obtention du titre de patriarche de Moscou en 1686.

(3) Cf. détails

(4) Cf.

(5) Cf.

Dmitriy Sladkov est membre de la Commission Interconciliaire de l'Eglise russe, auteur de nombreux articles dans le "Messager de l'Eglise" et «Foma

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La première traduction de la Bible en touvien

Rédigé par Vladimir Golovanow le 28 Octobre 2014 à 10:31 | 11 commentaires | Permalien



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