Archimandrite  Job (Getcha) : Antagonisme paulinien, héritage patristique
Archimandrite Job Getcha

Dans une hymne byzantine faisant l’éloge des exploits ascétiques des saints moines ou des saintes moniales,

l’Eglise orthodoxe clame : « En toi, vénérable père (ou mère), la divine image se reflète exactement. Afin de lui ressembler, tu as pris ta croix et tu as suivi le Christ ; et par ta vie tu nous apprends à mépriser la chair, qui passe et disparaît, pour nous occuper plutôt de l’âme, qui vit jusqu’en la mort et au-delà... ».

Cette hymne, reflétant assez fidèlement l’image que l’on se fait communément de l’ascèse chrétienne, semble inciter les chrétiens à « mépriser la chair, qui passe et disparaît » et à s’occuper « plutôt de l’âme, qui vit jusqu’en la mort et au-delà... », entraînant chez certains un certain mépris, du moins un certain malaise, vis-à-vis du corps. Par contre, l’anthropologie chrétienne traditionnelle a toujours maintenu une vision holistique de l’homme unissant le corps et l’âme. D’où le paradoxe qu’avait souligné Mircea Eliade :

« Quel paradoxe ! Les Grecs [païens] qui […] aimaient la vie, l’existence incarnée, la forme parfaite, avaient comme idéal de survie la survie de l’intellect pur (l’esprit, noûs). Les chrétiens qui, apparemment, sont des ascètes et méprisent le corps, soulignent la nécessité de la résurrection du corps et ne peuvent concevoir la béatitude paradisiaque sans l’union de l’âme et du corps » .

Archimandrite  Job (Getcha) : Antagonisme paulinien, héritage patristique
D’où plusieurs questions qui se posent aux chrétiens d’aujourd’hui qui vivent à une époque où la psychologie contemporaine rappelle l’unité psychosomatique de l’homme. La tradition chrétienne aurait-t-elle repris le langage séparatiste du platonisme, ayant tendance à opposer l’âme et le corps ?

Si à la suite de Platon qui disait : « L’âme est l’homme » , pour beaucoup de penseurs grecs, le corps était considéré comme une prison pour l’âme, et c’est pourquoi l’âme devait en être délivrée, ceci n’est pas le cas de la tradition chrétienne car, comme aimait le rappeler le théologien orthodoxe Georges Florovsky, une âme sans un corps n’est pas un homme : c’est un fantôme ! Et bien avant lui, Justin le Martyr écrivait au 2e siècle : « L’âme est-elle par elle-même la personne ? Non, c’est simplement l’âme de la personne. Appelons-nous le corps la personne ? Non, nous l’appelons le corps de la personne. De sorte que la personne n’est aucune de ces choses en soi, mais elle est le tout unique formé ensemble par les deux » .

L’anthropologie chrétienne traditionnelle affirme par ailleurs non seulement l’immortalité de l’âme, mais aussi, et plus fondamentalement, la résurrection du corps. N’oublions jamais que le christianisme, à la différence de toutes les autres religions et philosophies, se fonde sur deux événements essentiels qui se sont passés « dans la chair » : l’incarnation et la résurrection du Fils de Dieu.

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Combattant les gnostiques qui dénigraient le corps, Irénée de Lyon affirmait clairement au 2e siècle : « La preuve est faite que c’est bien la chair qui subit la mort : une fois l’âme sortie, la chair devient sans souffle et sans vie et se dissout peu à peu dans la terre d’où elle a été tirée. C’est donc bien elle qui est mortelle ». Cependant, se référant à l’Apôtre Paul, il ajoute une précision : « C’est également d’elle que l’Apôtre dit : ‘Il vivifiera aussi vos corps mortels’ (Rm 8, 11). C’est pourquoi il dit à son sujet dans la première aux Corinthiens : ‘Ainsi en va-t-il pour la résurrection des morts : semée dans la corruption, la chair ressuscitera dans l’incorruptibilité’ (1 Co 15, 42) » .

Comment comprendre alors le mépris du charnel et la louange du spirituel que semblent véhiculer certains textes de la tradition chrétienne ? Le but de notre brève conférence d’aujourd’hui est de nous pencher sur l’opposition entre la chair et l’esprit qui apparaît dans les épîtres de Paul et de son influence sur la tradition chrétienne ultérieure.

Archimandrite  Job (Getcha) : Antagonisme paulinien, héritage patristique
L’antagonisme chair-esprit chez l’Apôtre Paul

Avant d’aborder l’opposition que fait l’Apôtre Paul de la chair à l’esprit, il faut noter d’emblée que l’Apôtre des nations distingue la chair (sarx) du corps (sôma). Pour lui, le corps (sôma) caractérise l’homme dans sa proximité avec Dieu alors que la chair (sarx) désigne l’homme dans son éloignement d’avec Dieu. Ceci est fondamental.

C’est ainsi qu’il parlera du corps comme du temple de l’Esprit saint : « ne savez-vous pas que votre corps (sôma) est le temple du Saint Esprit qui est en vous et qui vous vient de Dieu, et que vous ne vous appartenez pas ? (1 Co 6, 19). Par contre, pour Paul, la chair n’est pas purement et simplement identique au corps ; elle désigne la nature humaine en tant qu’elle s’oppose à Dieu, lorsqu’elle est infectée par les passions. Ainsi, il écrit, par exemple : « quand nous étions dans la chair (sarx), les passions pécheresses, se servant de la loi, agissaient en nos membres, afin que nous portions des fruits pour la mort » (Ro 7, 5).

C’est donc cette chair qu’aux yeux de Paul le Christ va assumer afin de la guérir : « Ce qui était impossible à la loi, car la chair la vouait à l’impuissance, Dieu l’a fait : à cause du péché, en envoyant son propre Fils dans la condition de notre chair de péché, il a condamné le péché dans la chair, afin que la justice exigée par la loi soit accomplie en nous, qui ne marchons pas sous l’empire de la chair, mais de l’Esprit » (Ro 8, 3-4).

Pour ce qui est du dualisme chair-esprit, il faut dire que contrairement aux gnostiques qui avaient hérité d’une conception épicurienne, considérant le corps comme quelque chose de mauvais en soi et opposé à l’âme, les écrivains du judaïsme tardif et du Nouveau Testament opposeront deux principes : celui du mal qui mène à la mort et celui du bien qui mène à la vie. C’est ainsi que, faisant écho à certains textes qumrâniens, la Didaché parlera des « deux voies, l’une de la vie, l’autre de la mort ».

Nous retrouvons donc chez Paul un dualisme d’un autre ordre que celui du gnosticisme ou du paganisme : un dualisme moral, qui oppose la chair à l’esprit. Bien que s’apparentant superficiellement au dualisme païen entre l’âme et le corps, entre la pureté et l’impureté, cet antagonisme paulinien d’ordre moral est l’héritage de l’opposition, dans le judaïsme, de ce qui est terrestre à ce qui est céleste (voir, par exemple, chez Paul, la notion des deux Adam), et qui opposera l’expérience de l’Esprit Saint donné aux chrétiens et conduisant à la sainteté, à l’expérience de la chair qui conduit au péché. Dans cette perspective, « la chair » désigne davantage la créature qui compte sur elle-même et non sur Dieu, et caractérise le monde qui vit selon l’esprit du mal.

On trouve dans les épîtres de Paul le combat de la chair et de l’esprit à deux occasions : une première fois dans l’épître aux Romains et une seconde fois dans l’épître aux Galates.

D’une part, dans les septième et huitième chapitres de l’épître aux Romains, Paul parle de la chair et de l’esprit en l’homme comme de deux principes de vie et de mort : « En effet, sous l’empire de la chair, on tend à ce qui est charnel, mais sous l’empire de l’Esprit, on tend à ce qui est spirituel : la chair tend à la mort, mais l’Esprit tend à la vie et à la paix » Ro 8, 5). L’homme peut vivre selon la chair : tel est la conséquence du péché. Mais il doit vivre selon l’esprit, grâce à la mort du Fils dans la chair qui a anéanti la mort et le péché et au don du Saint-Esprit qui habite en nous : « Or vous, vous n’êtes pas sous l’empire de la chair, mais de l’Esprit, puisque l’Esprit de Dieu habite en vous. Si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ, il ne lui appartient pas.

Si Christ est en vous, votre corps (sôma), il est vrai, est voué à la mort à cause du péché, mais l’Esprit est votre vie à cause de la justice » (Ro 8, 9-10). C’est alors que Paul affirme clairement la résurrection à laquelle le corps est appelé : « Et si l’Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps (sômata) mortels, par son Esprit qui habite en vous » (Ro 8,11).

D’autre part, dans le quatrième chapitre de l’épître aux Galates, Paul présente les chrétiens comme les fils d’Abraham nés de Sara selon l’esprit, et non pas nés d’Agar selon la chair. De là en découle deux mondes : le monde charnel au sein duquel le péché s’est multiplié sous la Loi, et le monde spirituel au sein duquel se développe tout ce qui est bien par le don du Saint-Esprit. « On les connaît », dit-il, « les œuvres de la chair : libertinage, impureté, débauche […] ; mais voici le fruit de l’Esprit : amour, joie, paix, patience, bonté, bienveillance, foi » (Ga 5, 19.22) L’homme peut vivre selon la chair, mais doit vivre selon l’Esprit : « Celui qui sème pour sa propre chair récoltera ce que produit la chair : la corruption. Celui qui sème pour l’Esprit récoltera ce que produit l’Esprit : la vie éternelle » (Ga 6, 8).

« Écoutez-moi : marchez sous l’impulsion de l’Esprit et vous n’accomplirez plus ce que la chair désire » (Ga 5, 16). C’est dans ce contexte d’ordre moral, et seulement dans celui-ci, que Paul fera naître au sein du christianisme l’antagonisme entre la chair et l’esprit : « Car la chair, en ses désirs, s’oppose à l’Esprit, et l’Esprit à la chair ; entre eux, c’est l’antagonisme ; aussi ne faites-vous pas ce que vous voulez » (Ga 5, 17).

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L’antagonisme chair-esprit chez les Pères de l’Eglise

Cet antagonisme paulinien de la chair et de l’esprit sera abondamment repris par les Pères de l’Eglise et la tradition chrétienne ultérieure.

Cependant, Irénée, évêque de Lyon au 2e siècle et ardent combattant du gnosticisme, soulignera que ce combat est d’ordre moral et ne vise aucunement le corps de l’homme en tant que tel, le christianisme ne pouvant tenir le corps en aversion :

« Comme dit l’Apôtre dans son épître aux Colossiens : ‘Faites donc mourir vos membres terrestres…’ (Col. 3, 5) Quels sont-ils ces membres ? Lui-même les énumère : ‘la fornication, l’impureté, les passions, la convoitise mauvaise et l’avarice qui est une idôlatrie » (Col 3,5). Voilà ce dont l’Apôtre prêche le rejet, et c’est à propos de ceux qui commettent de tels actes qu’il affirme qu’ils ne peuvent, comme n’étant que ‘chair et sang’, hériter du royaume des cieux : car leur âme, pour avoir incliné vers ce qui est inférieur et être descendue vers les convoitises terrestres, est désignée par ces noms mêmes de ‘chair’ et de ‘sang’. Et c’est tout cela que l’Apôtre nous commande une nouvelle fois de rejeter, lorsqu’il dit dans la même épître : ‘Ayant dépouillé le vieil homme avec ses pratiques’ (Col. 3,9) Ce disant, il n’entend nullement répudier l’antique ouvrage modelé : sans quoi nous devrions nous tuer et rompre tout lien avec la vie d’ici-bas ! » .

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Journaliste monastique avant l’heure, Cassien le Romain consacrera entièrement à cet antagonisme paulinien la quatrième de ses conférences qu’il rédigea au 4e siècle pour les communautés qu’il venait de fonder à Marseille. Etant interrogé sur la raison de la lutte entre la chair et l’esprit évoquée par l’apôtre Paul en Galates 5,17, Cassien met dans la bouche d’Abba Daniel la réponse suivante. Dans ce passage, la chair désigne non pas l’homme lui-même, mais « la volonté de la chair et les mauvais désirs, tout de même que l’esprit ne désigne rien de substantiel, mais les bonnes et spirituelles aspirations ».

Il en résulte « une guerre intestine et de tous les jours : la concupiscence de la chair se précipite impétueusement au vice et se plaît aux délices d’un repos terrestre ; la concupiscence de l’esprit s’y oppose, au contraire, et désire vivement d’appartenir tout entière à la pensée des choses de Dieu » . Selon lui, cette lutte est voulue par Dieu pour nous rendre meilleurs : « La guerre qu’une disposition du créateur allume en nous a d’une certaine manière son utilité : elle nous excite, elle nous force à devenir meilleurs ; et si elle venait à cesser, on lui verrait succéder une paix funeste » . Il est intéressant de noter que de ce combat, selon Cassien, doit résulter non pas la victoire de l’un sur l’autre, mais un équilibre entre la chair et l’esprit afin d’éviter les excès de l’une et de l’autre : « Du combat suit l’équilibre ; entre les deux excès, la voie des vertus est ouverte, sage et modérée, voie royale pour conduire les pas des soldats du Christ ».

Nous pourrions passer en revue beaucoup d’autres éminentes figures de la tradition patristique, mais le temps qui nous est imparti ne nous le permet pas. Mais les résultats seraient toujours les mêmes : lorsque les Pères dénigrent la chair, c’est toujours dans une perspective morale, y dénonçant les vices, comme le fait Grégoire le Théologien lorsqu’il s’exclame au 4e siècle : « Chair pernicieuse, racine des vices aux multiples formes […], amie du monde qui nous entraîne vers les choses d’en bas […] adversaire de la vie céleste […] » , et non pas en tant que partie constitutive de l’homme, étant conscient que c’est bien la chair que le Christ « a unie avec la divinité pour me sauver » . Ainsi, à la suite de Paul, l’écrivain monastique byzantin du 11e siècle, Nicétas Stetathos considèrera que le but de la vie spirituelle est de « nous faire spirituels de charnels que nous étions » .

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Une réalité ambiguë

Ayant pour fondement l’incarnation et la résurrection, le christianisme ne saurait donc pas dénigrer le corps au profit de l’âme, mais envisage plutôt un combat visant à trouver l’équilibre entre la chair et l’esprit. C’est donc dans une perspective morale que la tradition chrétienne nous enseigne, à la suite de l’Apôtre Paul, de « Mépriser la chair, qui passe et disparaît » et de s’occuper « plutôt de l’âme, qui vit jusqu’en la mort et au-delà... », et non dans une perspective ontologique, étant tout aussi consciente que Paul de la vocation de l’homme, corps et âme, à ressusciter.

D’où une réalité antinomique, voire ambiguë, du corps, objet des vices mais aussi germe de la résurrection, déjà soulignée au 7e siècle par l’abbé du Sinaï, Jean Climaque :

« Comment vaincre celui que la nature me porte à aimer ?
Comment me libérer de celui auquel je suis lié pour l’éternité ?
Comment anéantir ce qui doit ressusciter avec moi ?
Comment rendre incorruptible ce qui a reçu une nature mortelle ?
Comment opposer de bons arguments à celui qui tient les siens de la nature ?

Car il est à la fois un allié et un ennemi, un aide et un rival, un défenseur et un traître. Si je le ménage, il me fait la guerre. Si je l’épuise, il devient sans force. Quand je le laisse tranquille, il se conduit mal. Si au contraire je le tourmente, il ne peut le supporter. Si je le contriste, je suis en danger. Si je lui porte un coup décisif, je n’ai plus de quoi acquérir les vertus. Tout ensemble, je l’embrasse et je me détourne de lui. Quel est donc ce mystère en moi ? Que signifie ce mélange ? Pourquoi suis-je ainsi ami et ennemi de moi-même ? »

Sauvé par le Christ, illuminé par l’Esprit Saint, l’homme est invité à transfigurer la chair (sarx) en corps (sôma) de gloire. Car comme l’a si bien dit l’Apôtre des nations, « Pour nous, notre cité se trouve dans les cieux, d’où nous attendons ardemment comme sauveur, le Seigneur Jésus-Christ, qui transfigurera notre corps humilié pour le rendre semblable à son corps de gloire, avec la force qui le rend capable aussi de tout soumettre à son pouvoir » (Phil. 3, 20-21).

Lien- Conférence de Carême : « La chair et l’esprit »

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Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 15 Juillet 2015 à 17:15 | 0 commentaire | Permalien



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