Chroniques d’un ermite de Tiksi (partie I )
Traduit par Laurence Guillon

Revue "FOMA"

Ainsi s’intitule le journal sur internet de l’higoumène Agathangel (Bielykh).


Depuis avril 2009, le père Agathangel sert comme missionnaire à Tiksi, en Yakoutie. Le village se trouve au-delà du cercle polaire, même au plus chaud du mois d’août, la température ne s’y élève que rarement au dessus de 5° Celsius. Dans l’église du Sauveur à Tiksi, le père Agathangel ouvre le monde de la foi orthodoxe à la population locale, nourrit les familles des militaires en service, fréquente la jeunesse du coin… et par la même occasion, raconte son quotidien dans son journal. Nous publions quelques unes de ses notes.
.....................................
La préparation au prochain service commandé dans les lointains perdus est entrée dans sa phase active. Demain, j’emballe le matériel nécessaire pour l’église de là bas et l’Evangile en quantité de quelques 10 ou 15 kilogrammes (nous devons évaluer le poids en raison d’impératifs aériens bien compréhensibles.)

(Notes prises la veille du départ pour Tiksi).

Puisque la conversation en est venue à la multitude de gens que le Seigneur a appelé, il convient probablement de résumer l’histoire de ma catéchisation. On ne pouvait me qualifier de catéchumène, j’ai été baptisé le 3 août 1969, à un âge assez tendre, où j'étais incapable de recevoir la foi par transmission orale. Je le fus par le père Vladimir Ott, confesseur rescapé des camps, ancien fils spirituel de saint Alexis Metchov, puis de son fils, saint Serge. Ce n’est pas que je veuille me parer des exploits du père Vladimir, en racontant cela, que voilà, il m’a baptisé, et c’est pourquoi… Mais ce qui a eu lieu a eu lieu.

J’avais seulement trois mois. On avait baptisé alors, d’un seul coup, beaucoup d’enfants, même plus âgés (cela se passait dans l’église Ilinskaïa Starovo Oskola qui est dans le quartier Evdotskaïa), les cris, d’après ce qu’on m’a dit, étaient assourdissants. Cependant, alors qu’on m’avait plongé trois fois dans le baptistère et qu’on allait me remettre à mon parrain, j’éclatai de rire et cherchai à retourner dans l’eau. « Ce sera un nourricier », dit le père Vladimir. En 1996, je vis une note sur mon baptême dans le gros registre à carreaux, avec une inscription à l’encre sur la couverture : « Année 1969 ».
Ce sanctuaire se dressait près de la rivière, et ma marraine vivait non loin, je passais devant et dès l’enfance j’avais enregistré que j’avais été baptisé dans cette petite église bleue. Ce que cela signifiait, je n’en savais rien, mais je comprenais qu’il y avait des gens baptisés et d’autres non. Dans l’église vivait Dieu (je ne L’avais jamais confondu avec le vieux père Vladimir) et aussi, on pouvait Le voir sur les icônes. Les icônes me plaisaient par leur facture très lisse, il était difficile de différencier les changements de nuances. Il y avait en elles quelque chose de captivant. Et j’ajouterai leur mystère, et le fait qu’on ne pouvait les acheter dans les magasins ordinaires. On ne pouvait les acheter nulle part, même pas dans les églises.

Dans les trains passaient des bonnes femmes, avec des pommes de terre bouillies et des concombres salés à 20 kopecks, et des sourds muets avec des photos de Vissotsky, de Goïko Mititch, barbouillées de couleurs à l’aniline terriblement criardes, et aussi des icônes. Mais ce n’étaient pas du tout celles de l’église. Comme je le comprends à présent, c’étaient des images ordinaires, des contrefaçons peintes par des barbouilleurs de la campagne à la charnière des siècles, dans la Russie du sud ou bien l’Ukraine. Ce n’était pas l’œuvre d’Andreï Roubliov, pas de doute là-dessus. Ca impressionnait.

Ensuite, il y avait la prière de mon grand-père. Il avait fait la guerre, il avait été gravement blessé, il avait travaillé toute sa vie comme forgeron sur le « dur », la voie ferrée. Le soir, il allumait la veilleuse et priait, se cognant obstinément le front contre le sol : « Seigneur Jésus Christ prends pitié… » Vers l’âge de 12 ans, je lui demandai une Bible (je ne me souviens déjà plus pourquoi), il me la promit mais ne me la donna pas. Il n’en avait pas lui-même. C’était difficile, alors, de trouver des bibles, mes 12 ans, c’était, je crois, aux alentours de 81. Et avec tout cela, je ne savais même pas de quelle main il convenait de se signer.

..............................................
Le soir, dans l’autobus, j’ai vu ce tableau : un garçon d’âge scolaire se tenait à l’arrêt et lisait, ensuite il s’est assis dans l’autobus, sans interrompre sa lecture, et pendant une demi-heure, le temps de notre trajet, resta plongé dans ce livre. Ni écouteurs, ni jeux électroniques sur le téléphone portable ou autres gadgets, que les gens utilisent d’habitude pour se distraire pendant le voyage. Un livre de papier habituel qui n’avait même pas d’images. Depuis combien de temps n’avez-vous pas vu cela ?

.....................................................

… J’apprends à découper un esturgeon, je montre comment enlever le cartilage comme il convient ; le séminariste Alexeï (déjà adulte et médecin, dans le civil) suit attentivement le processus et, à la fin de la procédure, me dit avec respect : « Vous savez, mon père, vous feriez un bon chirurgien de l’abdomen, si besoin était… »
............................................

Aujourd’hui, à 5heures du matin, je suis réveillé par la sonnerie du téléphone.
Je ne peux pas supporter les appels trop matinaux ou trop tardifs. D’autant plus qu’ils ont toujours quelque chose d’alarmant. Une voix pas très sobre, avec un accent, s’enquiert : « Vous êtes l’higoumène Agathangel Bielikh ? » « Oui, répondis-je, mécontent. Qu’y a –t-il pour votre service ? » La voix, à l’autre bout de la liaison téléphonique, dit que voilà, son possesseur se tient devant les portes fermées et ne comprend pas pourquoi elles le sont, s’il a un besoin urgent d’entrer ! « Et vous savez l’heure ? demandai-je, très sombre. 5 heures, figurez-vous ! Allons, mon ami, rentrez chez vous, dormez, et revenez pas plus tôt que neuf heures. » »Ah ! dit-on dans le téléphone, vous ne voulez pas m’aider, quelle sorte de chrétiens êtes-vous ? » et j’entends la tonalité…

Eh bien c’était clair, que dormir après une telle déclaration était impossible. Je compose le numéro qui s’est conservé, je fais mes excuses, et je dis que j’arrive tout de suite. « Mais n’êtes-vous donc pas ici ? » demande l’inconnu étonné. Où ça, « pas ici » ? « Mais là où j’attends, rue Troussova numéro 3, appartement 33 (c’est l’adresse de notre église dans une maison du village voisin) – vous n’habitez pas ici ? » Ouuuff… « Non, répondis-je solennellement, j’habite dans un autre village. Alors mon frère, allez donc dormir, et venez ici, dans notre église, pendant la journée, nous vous aiderons comme nous le pourrons ». Et là-dessus, je m’endormis la conscience en paix.
A sept heures vingt, le téléphone me réveille ; « Bonjour, c’est encore moi. Je suis devant les portes de votre église, ici, je suis venu à pied. Je dois vous parler »

Entre les deux villages, il y a huit kilomètres de chemin de terre le long de la berge de la baie.
Nous avons discuté, avec cet homme, dans l’église presque jusqu’à 11 heures. Il s’en est quand même retourné en autobus. Et ses problèmes, c’est toujours la même chose : comment arrêter de boire, changer de vie.
Toujours la même histoire.


Rédigé par Laurence Guillon le 10 Juillet 2012 à 10:10 | 1 commentaire | Permalien



Recherche



Derniers commentaires


RSS ATOM RSS comment PODCAST Mobile