Elena Maler-Matiasova : Débats au sein de l’émigration russe
Elena Maler-Matiasova, professeur de philosophie russe à l’université des sciences humaines
Pravoslavie i Mir

« Il nous faut être indépendants de la Russie post soviétique », « Nous sommes différents de l’Eglise russe post soviétique et nous suivons notre propre vocation », « Je ne vois personne en Russie post soviétique susceptible de témoigner de la culture spirituelle russe » : c’est ce que a récemment écrit, d’une manière fort peu flatteuse, dans l’hebdomadaire « Ogoniok » Nikita Alexéevitch Struve, un représentant éminent de l’émigration russe. Ce n’est pas la première fois qu’il s’exprime dans cet esprit car il fait preuve d’une grande constance dans sa critique de la Russie actuelle. C’est le différent judiciaire à propos du statut de l’église saint Nicolas à Nice ainsi que le projet de la construction d’un Centre culturel russe à Paris qui sont l’objet du courroux de cet auteur.
N.Struve critique essentiellement la participation des autorités laïques russes à ces évènements. Que peut-il y avoir, en effet, de plus terrible pour un orthodoxe de tradition russe que cette conjonction du pays et de sa religion principale ? Ce rejet est cependant, à en croire l’auteur, partagé par la majorité des émigrés russes. Les arguments avancés sont tout à fait contradictoires.


N.A. Struve

Le professeur Struve a, à plusieurs reprises, exposé son attitude à l’égard de la Russie actuelle : sorte de « Russie incomplète », sorte d’Etat post soviétique où prévaut une mentalité purement soviétique. Cette Russie aurait totalement perdu sa culture spirituelle. « Personne, dans ce pays, n’est susceptible de témoigner de la Russie authentique ».

« La Russie authentique, son authentique culture spirituelle ne se seraient maintenues que dans les milieux émigrés. La vocation spirituelle et la raison d’être de l’émigration seraient la sauvegarde et la diffusion de cette culture ». Les nouvelles églises et les centres spirituels relevant du patriarcat de Moscou qui apparaissent en France sont par conséquent perçus en tant qu’institutions soviétiques hostiles. Le principe de l’indépendance à l’égard de la Russie post soviétique est le motto de N.A. Struve.

On peut douter de l’existence de mesurer et, encore plus, de comparer la qualité de la sauvegarde de « la culture spirituelle russe » dans les milieux émigrés par rapport aux autres, non émigrés. Quoi qu’il en soit il m’est plusieurs fois arrivé de rencontrer des Russes de l’étranger dont la culture se résumait à la connaissance de la langue et à la passion de collectionner les samovars et les poupées russes. Il m’était évident que ces personnes, dans leurs mentalités, s’étaient depuis longtemps « dérussifiées ». Elles se percevaient non apparentées au pays et à sa culture, ne prenaient pas à cœur la vie du pays et ne se sentaient nullement impliquées. On peut conclure de ce qu’écrit N.Struve qu’une partie de la communauté émigrée s’est à un tel point identifiée avec sa condition qu’elle se refuse à accepter le simple fait de la disparition de l’URSS et de reconnaître que la Russie d’aujourd’hui a bien plus de similitudes avec la Russie d’avant la révolution que d’atavismes soviétiques. N.Struve critique le pays pour être « post soviétique », c’est à dire en tant que phénomène continuant à relever du soviétisme. Ceci sans avoir conscience du fait que sa propre vision est post soviétique car incapable de s’émanciper des 70 ans d’expérience soviétique. Or, la période soviétique n’est pas à même d’oblitérer l’histoire millénaire du pays, ni son avenir. L’exploit spirituel accompli par l’émigration russe a précisément consisté à contribuer à la renaissance de l’Eglise orthodoxe russe et de la Russie après l’effondrement des soviets.

L’église saint Nicolas à Nice

N.Struve critique systématiquement « les liens étroits qui existent entre l’Eglise et l’Etat, les ingérences systématiques des autorités dans la sphère spirituelle. La transmission par l’Etat de l’église de Nice au patriarcat de Moscou ainsi que la construction avec la participation de l’Etat d’un centre religieux et culturel à Paris sont à ses yeux des preuves de cette ingérence. Il réprouve cette coopération considérée comme « un atavisme soviétique » qu’il estime être « une symphonie Eglise-Etat à la soviétique ». N.Struve blâme également le principe même de l’interaction de l’Eglise et de l’Etat telle qu’il existait à Byzance ainsi que dans l’Empire Russe. L’Eglise était selon lui idéalement indépendante à l’époque des premiers chrétiens : « L’ère de Byzance est révolue, le bonheur de notre Eglise a été de revenir aux temps des premiers chrétiens ».
De toute évidence l’appréciation que chacun d’entre nous donne aux relations Eglise-Etat est teintée de subjectivité. Aux yeux de nombreux orthodoxes russes ces liens sont loin d’être évidents, au contraire les autorités laïques sont critiquées pour se montrer trop « séculières ». Liens d’autant moins évidents si l’on voit quelle est la place de l’orthodoxie dans la constitution, l’éducation publique et les médias publics. L’orthodoxie qui a été un élément constitutif de l’Etat russe et de sa culture est traitée à pied d’égalité avec toutes les autres confessions et associations religieuses. La Russie se déclare être un Etat multiconfessionnel alors selon les normes européennes c’est manifestement un pays orthodoxe. Il n’y existe aucun établissement d’enseignement religieux relevant du public. L’introduction dans les programmes scolaires d’un cours, tout à fait édulcoré, intitulé « Les fondements de la culture orthodoxe » a suscité une polémique violente qui a duré plusieurs années et qui se poursuit jusqu’à présent. Ajoutons qu’il n’existe pas en Russie de chaîne de télévision, de programme radio, de publications papier ou numériques appartenant au public.

La symphonie Eglise-Etat est la voie que l’Eglise avait choisie et qui a permis de préserver la chrétienté et de la rendre pratiquement universelle. Les souverains étaient sacrés par l’Eglise pour régner, ils baptisaient à leur tour des peuples entiers. Souvenons nous de Constantin et d’Hélène, du prince Wladimir et de la princesse Olga ! Devrions nous revoir leur rôle dans l’histoire , apogée « de l’ingérence » de l’Etat dans le spirituel. L’Eglise, elle, considère que leur action a été « égale à celle des apôtres ».
Souvent N.Struve passe sous silence l’histoire de la construction des églises russes en France et leur transition dans la juridiction de Constantinople. C’est ce qui lui permet de crier à l’appropriation illégale, au vol, etc.

La cathédrale Saint Alexandre de la Neva à Paris
Or, il ne s’agit nullement de vol ou d’appropriation mais de restitution légitime. La cathédrale de la rue Daru, celles de Nice et de Biarritz ont été édifiées sur des terrains acquis par l’Etat russe grâce aux deniers publics ou à la cassette du Tsar. En règle générale, ces églises étaient consacrées à des saints qui étaient les protecteurs célestes des Empereurs russes (Saint Nicolas, Saint Alexandre…). La cathédrale Saint Nicolas avait été construite en la mémoire du tzarevitch Nicolas, fils de l’empereur Alexandre II.
En 1931 les relations entre l’Eglise et l’Etat soviétiques étant ce qu’elles étaient le métropolite Euloge décida de se placer sous l’omophore du patriarcat de Constantinople. Cette transition avait été d’emblée considérée comme provisoire. A plusieurs reprises le métropolite Euloge a dit qu’il ne s’agissait nullement d’une rupture avec l’Eglise russe mais une suspension imposée dans les relations administratives officielles. Il n’y a par conséquent rien d’étonnant à ce qu’en 2003, plus de dix ans après la chute du régime, le patriarche Alexis II a envoyé un message aux paroisses de la diaspora ecclésiale russe. Il y appelait ces paroisses à réintégrer l’Eglise orthodoxe russe, leur Eglise mère.
Le projet de la construction d’un centre spirituel et culturel russe à Paris, objet des critiques de la part de N.Struve, se situe dans la tradition d’avant la révolution qui consistait à édifier des églises orthodoxes russes en France. Les autorités laïques étaient impliquées dans ces projets dans un cas comme dans l’autre. Le terrain acquis par la Russie se situe à proximité du Pont Alexandre III construit en 1900 sur l’initiative du tsar Nicolas II. M. Struve et ceux qui pensent comme lui auraient du être heureux de savoir que l’appel d’offres sur ce terrain a été remporté par la Russie et non par son concurrent, l’Arabie Saoudite qui souhaitait y construire une ambassade ainsi qu’un grande mosquée. Pouvons-nous supposer que l’apparition d’une grande mosquée au centre de la capitale française aurait suscité cher N.Struve moins de colère que la construction du centre spirituel orthodoxe ?

N.Struve affirme qu’il ne fait qu’exprimer l’attitude de l’ensemble de l’émigration russe en France qui aspire dans sa majorité à rester indépendante de la Russie. Le groupuscule d’émigrés qui souhaite l’union avec l’Eglise russe ne représenterait qu’une dizaine de personnes ignorant tout de la vie de l’Eglise.

Le cimetière russe de Sainte Geneviève des Bois où reposent tant d’exilés russes s’est vu récemment attribué par l’Etat russe une somme considérable pour son entretien. Cela n’a pas suscité de protestations de la part de N.Struve.
Quoi qu’en dise N.Struve ce n’est pas la totalité des émigrés, loin de là, qui souhaitent rester indépendants par rapport à la Russie. Un nombre considérable de russes résidant en Europe Occidentale se sont prononcés en 2004, un an après le message cité du patriarche Alexis II, pour l’union canonique avec l’Eglise russe et se sont regroupés au sein de l’association OLTR (Mouvement pour une Orthodoxie Locale de Tradition Russe) Nous allons sous peu publier un entretien avec des représentants de cette association.

Traduction Larissa "PO"
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Rédigé par Parlons d'orthodoxie le 4 Août 2011 à 11:55 | 22 commentaires | Permalien



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