"JE T'AI VU SOUS  LE  FIGUIER"
p. Vladimir Zielinsky

L'OEIL QUI VOIT TOUT (1)

"…Et elle s'adressa à Dieu qui lui parlait en ces termes: Tu es le Dieu qui me voit" (Gn 16, 13). "Le puits de Lahaï Roï, le puits du Vivant qui me voit". Ces paroles étonnantes. furent prononcés avant même que Dieu se dévoile dans les Tables de la loi et dans Sa gloire. Elles appartiennent a une femme qui n'a pas conclu aucune alliance avec Dieu, sauf celle du regard. Ce fut Agar, servante de Sara, chassée par Abraham qui a donné la première définition de Dieu, la plus saisissante.

Prenons une autre histoire, celle de Nathanaël:
"Jésus vit venir Nathanaël et dit de lui: "Voici un véritable Israélite, un homme sans artifice". "D'où me connais-tu?" lui dit Nathanaël.- "Avant que Philippe t'appelât, reprit Jésus, quand tu était sous le figuier, je t'ai vu". Nathanaël lui répondit: "Rabbi, tu es le Fils de Dieu, tu es le roi d'Israël": Jésus reprit: "Parce que je t'ai dit: "Je t'ai vu sous le figuier, tu crois! Tu verras mieux encore". (Jn 1, 45-51).

On parle ici de la rencontre d'un homme avec le Christ, rencontre qui, dans un certain sens, peut servir de modèle pour tout l'Évangile. Elle a deux "préhistoires", et la première d'entre elles a un caractère temporel. Jean-Baptiste voit et désigne le Christ en disant: "Voici l'Agneau de Dieu". Alors l'un des disciples de Jean, André, le suit et appelle son frère Simon. Jésus nomme celui-ci Pierre. Sur le point d'aller en Galilée, il trouve Philippe qui amène Nathanaël.

La seconde préhistoire parle de l'une de ces reconnaissances.

Elle concerne seulement l'âme humaine et, peut-on dire, ne se développe qu'en elle. Le secret de Nathanaël, est que le Christ parle avec lui de son passé, qu'Il le connaît de l'intérieur tout en lui étant restant Lui-même étranger jusqu'à leur rencontre. La rencontre avec le Christ s'est produite bien plus tôt qu'au moment où Philippe l'a appelé; Nathanaël le pressent à travers le signe que sont les mots: "Je t'ai vu. Tu était sous le figuier". Un instant de ta vie a été "filmé" par mes yeux. Mais cette vie m'est ouverte toute entière, elle est vécue, elle continue en Moi. Depuis le sein de ta mère, tu portes Mon regard sur toi-même. Et bien que tu n'aies pas pu Me connaître, ce regard sur toi, tu l'as senti, souviens-toi bien, "sous le figuier" et tu M'as vu à ta façon. Et à cet homme, parce qu'il n'y avait pas d'artifice en lui, il est donné de répondre à ce regard et de le comprendre: dans sa vie était entré un Témoin, un Espion, et en même temps "Celui dont ont parlé Moïse et les Prophètes". Deux réalités, en se découvrant, se rejoignent dans la même conversation: Jésus parle avec Nathanaël, et le "Roi d'Israël" lui apparaît. Mais que devait-il penser alors, ce Nathanaël? Cet homme qui est en train de me regarder dans les yeux scrute mon passé et ma vie comme du fond de moi-même? Et nous nous voyons et nous nous reconnaissons l'un et l'autre.

Dès cet instant, sans doute, commence la foi.
Un regard en rencontre un autre. Celui qui jusque là est demeuré "à côté" de notre monde nous trouve et nous devine à travers les ténèbres de notre âme.Avant que Nathanaël ait jeté les yeux sur Jésus, le Christ l'avait reconnu "sous le figuier", dans sa mémoire et dans son oubli, dans son péché et dans sa prière, dans sa vie avec les autres hommes, avec lui-même et avec Dieu. Et Nathanaël s'est vu reconnu dans l'Autre. Cela ne signifie pas que Dieu a découvert dans l'homme cela même que l'homme avait dissimulé avec préméditation en lieu sûr, car toutes ces choses dissimulées sont tristement semblables et repérables sans aucune difficulté. Non, Dieu a trouvé dans l'homme ce qu'il était indispensable à l'homme lui-même de découvrir en soi. Si Philippe n'était pas venu vers lui, Pierre et André, les Livres des Prophètes, les avertissements de la conscience et les lys qui fleurissent en éclipsant la gloire de Salomon auraient pu interpeller Nathanaël et, répondant à cet appel, il aurait de toutes façons entendu les mots : "Je t'ai vu". Il est pénétré de cette lumière, "fondu par elle comme l'argent" d'après les mots du psalmiste.

Peut-être Nathanaël a-t-il si facilement trouvé le chemin de la foi que cette "vue de Celui qui me voit" ne lui a pas sauté aux yeux, dans sa grande innocence. Il en va tout autrement pour nous. Cette intuition de Dieu que pouvaient avoir les hommes de la Bible est perdue, elle est oubliée par l'âme "normale" de notre époque. Pour la retrouver, il faut que notre mémoire spirituelle fournisse des efforts hors du commun. Mais si nous ne nous les épargnons pas, si nous ne cédons pas à cette voix qui nous tente de quelque chose d'irréparable et d'incompréhensible, la "Source du Vivant qui me voit" jaillira d'elle-même en nous.

Ce regard, c'est la même Parole dont parle la parabole du semeur.

Il tombe ça et là sans épargner personne. Nous reconnaissons une graine à ses fruits, mais il y a en tant d'autres qui sont étouffées par les ronces ou picorées par les oiseaux. Que nous soyons un bon ou un mauvais sol, tout fructifie en nous selon son mode. Le regard dont nous nous sommes détournés est capable de nous retrouver, de percer n'importe quelle croûte. La Parole, fût-elle "picorée", perce en nous des ouvertures. Et, comme le soleil se lève sur le juste et sur l'impie, le Verbe-regard en personne est envoyée à tout homme. Elle pénètre les pages de sa vie, complexes ou banales, et imprègne son expérience, quel que soit le nom qu'on lui donne - spirituelle, morale, quotidienne, providentielle; elle surgit du fond de la mémoire, exhorte, se méfie. Elle n'est pas nôtre, mais plus proche de nous que nous ne le sommes nous-mêmes. Elle nous connaît mieux que nous-mêmes, elle est plus grande, plus haute, plus authentique que nous ne le sommes mais, sans elle, nous ne sommes plus nous-mêmes. Nous manquons souvent des mots indispensables pour lui parler, mais elle-même sait le faire. Elle parle même quand nous l'avons oubliée, quand nous la blasphémons et quand nous nous passons fort bien d'elle. Mais nous ne pénétrons véritablement au fond de nous-mêmes que dans l'interpellation de ce regard, de cette Parole. Et c'est pourquoi seule la foi dans l'Incarnation nous donne de nous connaître pleinement (Gabriel Marcel). Chacun de nous ne trouve son véritable "moi" que devant la face de ce "Toi" quand il sollicite notre être profond. Il est commun à tous et il est unique pour chaque homme.

Ce "Toi" est comme la graine jetée en l'homme et comme le regard qui le suit partout.

C'est comme si elle portait en elle-même l'éclat de cette parcelle de lumière qui veut se déverser sur nous. Elle est derrière chaque "Toi", visible ou cachée dans n'importe lequel de nos prochains, quand nous lui parlons en nous adressant à l'essence de sa personne, à ce fond commun entre lui et nous. Car un seul et même visage est recelé dans ce "Toi", une seule source l'alimente, plus ancienne, plus profonde que tout ce qui est simplement humain. Le Christ entre en nous avant nous-mêmes. Il a vu Abraham, Agar "près d'une source d'eau vive" dans le desert et Nathanaël "sous le figuier" avant que personne d'entre nous ne prononce le nom de Dieu. Leur foi n'est que la réponse à Celui qui les voit. Au delà des barrières de la logique et de l'expérience de tous les jours, qui apparaissent comme des limites à notre existence terrestre, la foi aujourd'hui encore dévoile cette présence inépuisable et proche dont parle aussi la Bonne Nouvelle.

Il n'y a pas d'homme pour qui cette Bonne Nouvelle puisse être vraiment secondaire.
Un païen, un agnostique, un athée, un franc-tireur libre-penseur, ils ont tous en eux ce "Toi". Il peut se faire qu'il soit impossible à le dégager des autres paroles et, la plupart du temps, il est caché dans certains valeurs ou dispersé sur de nombreux visages. Il nous semble, et cela est vrai, que ces "Toi" sont innombrables. Mais plus nous nous en approchons, plus mouvantes deviennent les frontières qui les séparent. C'est alors qu'advient cette substance unique qui nous unit et constitue de l'intérieur l'espèce humaine.
L'homme possède une étincelle, un "ovaire" du mystère, un "non-moi" pelotonné et ancré en lui, et dans lequel il entend la voix de l'Autre, sa présence immédiate ou à travers son écho. L'homme est tout entier "concentré", que son essence converge toute entière dans ce point central que constitue l'Autre et qui ne nous appartient pas. Ce point, c'est le nom de Dieu, confié a lui. Il s'ouvre à nous comme la Lumière qui illumine tout homme, comme la Parole qui s'est faite chair et demeure avec nous. Nous n'avons aucune preuve de cela, à part les arguments "coagulés" dans la foi elle-même : Dieu s'adresse à nous à travers cette Parole. Il nous parle de l'intérieur de Son Royaume qui s'approche de nous. Il nous parle à travers Sa naissance de la Vierge chez nous, Sa mort sur la Croix en nous et Sa Résurrection que nous portons aussi comme une promesse solide. Et nous, indépendamment du fait que nous l'entendions ou que nous ne l'entendions pas, et selon notre nature propre confondue à la Parole, nous pénétrons dans son champ d'attraction. Nous sommes tous des interlocuteurs négligents ou fidèles, assoupis ou veillants. Il peut aussi s'adresser à nous anonymement (car il possède des milliers de langues) jusqu'à ce que nous le reconnaissions incarné dans la personne humaine et dans le destin humain de Jésus-Christ.
Car Il est l'oeil qui me voit.

Rédigé par Prêtre Vladimir Zielinsky le 8 Mars 2011 à 14:18 | -1 commentaire | Permalien



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