Jean-Claude Larchet: "Les fous-en-Christ" (partie I)
Saint Alexis de Rome dit « l'Homme de Dieu » († 412) est fêté le 17/30 mars en Orient et le 17 février en Occident.

Sa vie est connue par une Vie de saint Alexis, du XIe siècle. Selon la légende, Alexis, fils d’Euphémien et d’Agalé, serait un patricien romain, fiancé à une femme vertueuse qu’il convainc, le soir de ses noces, de renoncer au mariage. Il se serait embarqué vers la Syrie du Nord (actuelle Turquie) pour arriver à la ville d'Édesse (Urfa), où il se fit mendiant. Il revint dix-sept ans plus tard à Rome et fut hébergé par son père qui ne l’avait pas reconnu. Suite

Interview menée pour la revue russe «FOMA» par Constantin Matsan, avec l’aide de Laurence Guillon

"Foma" - La folie-en-Christ (yourodstvo), dans la conception de l’Église, c’est un exploit spirituel particulier, une forme particulière d’accomplissement chrétien. Quelle était la motivation des fous-en-Christ, pourquoi choisissaient-ils cette forme d’exploit ?

J.C.L - Il s'agissait pour eux avant tout d'obtenir l'humilité, et aussi l'impassibilité (que les Pères considèrent comme la condition d'accès à l'amour véritable de Dieu et du prochain). En se faisant passer pour fous, ils s'attiraient le mépris, les moqueries, se faisaient insulter et souvent battre. Il supportaient cela avec patience, sans répondre, sans avoir d'agressivité réciproque, de haine ou de rancune à l'encontre de leurs persécuteurs, mais au contraire en leur étant reconnaissant, en les aimant davantage et en priant pour eux.

D'autre part ils vivaient physiquement dans une extrême pauvreté, s'habillant de loques même lorsqu'il faisait très froid (et parfois se couvrant de vêtements quand il faisait chaud !), mangeant peu et dormant peu, vivant dans des lieux misérables (parfois sur des tas de fumier !). La patience, l'humilité, le détachement, l'impassibilité, ils l'acquéraient ainsi à la fois dans leur âme et dans leur corps.

Jean-Claude Larchet: "Les fous-en-Christ" (partie I)
On peut bien sûr acquérir ces vertus par d'autres voies, mais ce moyen était plus radical : il est plus difficile de rester humble, patient, impassible quand on est soumis constamment aux épreuves. Il est plus difficile aussi d'aimer ceux qui nous haïssent : comme l'a dit le Christ et comme l'ont répété plusieurs Pères, on n'a pas de mérite à aimer se amis ; c'est l'amour des ennemis qui est le critère du véritable amour chrétien.

- Expliquaient-ils aux gens qui les entouraient pourquoi ils se conduisaient comme des fous-en-Christ ?

- Non. S'ils l'avaient fait, leur conduite aurait perdu sa valeur et son sens. Leur but était de passer pour de vrais fous et de cacher soigneusement la raison d'être de leur mode de vie.

- Comment l’Eglise conçoit-elle la mission des fous-en-Christ ? De quelle utilité peut-être un exploit aussi spécifique ?

- Il n’y a pas vraiment de mission des fous-en-Christ qui puisse être définie a priori ; ce n’est pas un ministère ni une institution de l’Église, c’est plutôt un charisme réservé à quelques personnes qui ont reçu un appel pour ce genre de vie, un peu comme les prophètes (dont les fous-en-Christ se montrent souvent proches). Il ne s’agit jamais non plus a priori d’exercer une fonction dans le monde. Les fous-en-Christ menaient ce genre de vie d’abord pour eux-mêmes, comme une forme d’ascèse purement personnelle. À la suite de cette ascèse, du fait la purification de leurs passions, de leur humilité et de leur amour pour le prochain, ils ont reçus des charismes de l’Esprit – le plus souvent de clairvoyance, de prophétie et de guérison – et ils ont alors mis ces charismes au service des autres. Mais c’est plutôt un effet de leur mode de vie que son but.

- Les gens devenaient-ils fous-en-Christ de par leur décision personnelle ou bien était-ce chaque fois une vocation divine accompagnée d’un don particulier ?

- Le plus souvent, les fous-en-Christ le sont devenus à la suite d’une indication qu’ils ont reçue de Dieu, directement ou par l’intermédiaire d’un starets. Ils sont entrés dans ce mode de vie parfois très jeunes (comme sainte Pélagie Ivanovna de Diveevo, à l’âge de l’adolescence), parfois déjà âgés (comme saint Syméon d’Émèse, qui avait soixante ans) ; parfois alors que le cours de leur vie était normal, parfois à la suite d’une crise (une maladie grave, comme dans le cas de sainte Pélagie Ivanovna ; la mort du conjoint, comme dans le cas de sainte Xénia de St-Péterbourg…).


Jean-Claude Larchet: "Les fous-en-Christ" (partie I)
- Y a-t-il une différence entre le concept de « fou-en-Christ » et celui de « faire le fou-en-Christ (yourodstovatj) » ? Autrement dit y avait-il dans l’Église des gens qui, parfois, faisaient les fous-en-Christ mais n’étaient pas des fous-en-Christ au sens strict du terme ?

- Il y a eu en Russie, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle une floraison de faux fous-en-Christ. Certains des premiers fous-en-Christ étant devenus des saints qui accomplissaient des miracles avant et après leur mort, les personnes qui avaient un comportement qui ressemblait à ceux des fous-en-Christ ont fini par inspirer du respect voire de la vénération à une partie de la population ; cela a poussé des marginaux en quête de notoriété ou d’aumônes à se faire passer pour des fous-en-Christ, ou amené un certain nombre personnes à prendre pour des fous-en-Christ de vrais malades mentaux.

- A Byzance, les fous-en-Christ étaient principalement des moines, en Russie, des séculiers. Comment cela s’explique-t-il ?

- Je ne pense pas que l’on puisse faire une distinction aussi nette. L’un des plus célèbres fous-en-Christ byzantins, saint André de Constantinople, était un laïc, et parmi les fous-en-Christ russes connus, on trouve un moine, saint Théophile de Kiev ainsi que plusieurs moniales de Diveevo. D’une manière générale le monachisme cénobitique ne se prête pas à ce genre d’ascèse, qui suppose un mode de vie indépendant. Il est donc normal qu’il y ait plus de laïcs que de moines parmi les fous-en-Christ.

- Les rationalistes considèrent les fous en Christ comme des malades mentaux ou des faibles d’esprit. Voyez-vous une part de vérité dans cette démarche ?

- Dans la mesure ou les fous-en-Christ simulent la folie, il est difficile pour un regard extérieur et même pour un psychiatre avisé de les distinguer de malades mentaux. Mais la différence entre un vrai fou-en-Christ et un fou, c’est que le fou-en-Christ n’est pas fou. Les pères spirituels des fous-en-Christ, leurs amis proches ou des personnes qui les observaient sans qu’ils se sachent observés ont constaté et témoigné qu’en privé ils avaient un comportement tout à fait normal. Toute la valeur de la folie-en-Christ est qu’elle est volontaire et non subie. D’un autre point de vue, si on analyse le comportement en apparence irrationnel de certains fous-en-Christ en le replaçant dans son contexte, on voit qu’il est parfaitement sensé : les paroles des fous-en-Christ qui paraissaient incohérentes ou leurs comportements qui semblaient insensés, étaient reçus comme tout à fait pertinents par ceux à qui ils s’adressaient et qui étaient en mesure de les déchiffrer.

Il y a là une grande différence avec un vrai malade mental qui est entièrement enfermé en lui-même et dont les paroles et les actes ne peuvent avoir de sens pour les autres!

*Jean-Claude Larchet est un patrologue et un théologien orthodoxe de renommée internationale.

SUITE Jean-Claude Larchet: "Les fous-en-Christ" (partie II)

Rédigé par Parlons d'orthodoxie le 30 Mars 2015 à 07:06 | -5 commentaire | Permalien


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