Jutta Scherrer: L’Église orthodoxe russe vue de l’Occident.
V. Golovanow

Le Dr Jutta Scherrer présente une intéressante synthèse des études occidentales sur l'Eglise orthodoxe russe. Je vous en présente des extraits significatifs.Les sous titres sont de VG

Introduction historique

"À la faveur de la perestroïka l’Église orthodoxe russe a connu un retour spectaculaire dans la vie publique russe, ainsi d’ailleurs que dans celle d’autres ex-républiques soviétiques comme l’Ukraine et la Biélorussie. Dans la construction identitaire postsoviétique, l’orthodoxie occupe une toute première place, les dirigeants politiques, au premier rang desquels les présidents Eltsine et Poutine, invitent à la renaissance de la vie spirituelle pour le nouvel État postcommuniste en se référant principalement à l’Église orthodoxe et ses traditions. Le marché du livre russe connaît un véritable boom de publications, de qualité très inégale il est vrai, témoignant de la « redécouverte » de l’orthodoxie. Mais en Occident aussi l’intérêt grandit pour le rôle de l’Église orthodoxe, passé et présent. Sans vouloir être exhaustive ni systématique, signalons quelques publications occidentales dont nous avons eu récemment connaissance."


Jutta Scherrer: L’Église orthodoxe russe vue de l’Occident.
Suit un très intéressant survol des témoignages des XV-XVIII siècles, que le Dr Dr Jutta Scherrer conclu:
"Sans se consacrer toujours à la description de l’orthodoxie, la plupart de ces voyageurs remarquaient les signes les plus apparents ou spectaculaires de l’Église orthodoxe, son fonctionnement, ses biens, sa hiérarchie, son clergé, ses cérémonies, ses chants, les rites « grecs », la vénération des icônes, et, plus rarement, sa théologie et ses dogmes. L’extrême pauvreté des prêtres, l’ignorance et la superstition des orthodoxes en général, mais surtout les rapports entre le pouvoir spirituel et le pouvoir séculier, bref, la suprématie de l’État sur l’Église et, dans la seconde moitié du XVII siècle, la rivalité entre le tsar et le patriarche (l’affaire Nikon) étaient les sujets les plus souvent évoqués."

Puis viennent les règnes des "Souverains éclairés": " L’image du pays et de ses traditions changeait et l’enjeu religieux s’estompait pour céder la place au politique. La glorification des réformes anticléricales de Pierre Ier et de Catherine II prend alors le dessus sur l’observation de l’Église chez les voyageurs étrangers. … Nombre de métaphores ou stéréotypes datant du XV- ou du XVI siècle, reflets de la perception du christianisme orthodoxe comme issu d’une société « barbare » et d’un clergé ignorant et corrompu, allaient survivre ou, selon la conjoncture, ressurgir jusqu’au xxe siècle et être utilisés dans une perspective dépassant de loin le cadre de l’orthodoxie.".


Jutta Scherrer: L’Église orthodoxe russe vue de l’Occident.
Le début du XXe siècle est dominé par le Concile de 1917-18 « Vatican II de la Russie » pour certains auteurs, dont le Dr Jutta Scherrer rappelle la publication des Actes par les pères par Hyacinthe Destivelle et Alexandre Siniakov:

"Autonome pour la première fois de son histoire par rapport à l’État, l’Église orthodoxe russe a entrepris dans cette période de troubles révolutionnaires de reconstituer l’ensemble de sa vie institutionnelle et de redéfinir sa mission … Destivelle jette un regard très positif sur le renouveau religieux de la société russe au début du xxe siècle et affirme que c’est la notion de sobornost’ développée par les slavophiles qui « contribua à faire avancer l’idée de concile » (p. 48). J’aurais quelques réserves par rapport à cette thèse, écrit le Dr Jutta Scherrer, car des parties importantes de la population russe n’étaient plus aussi proches de l’Église – même réformée – à cette époque (ce qui explique, entre autres raisons, le peu de résistance opposé à la politique antireligieuse du pouvoir bolchevique). Mais surtout, les slavophiles n’étaient pas connectés avec l’autorité de l’hiérarchie ecclésiastique et créèrent leur concept de sobornost’ non seulement sur la stricte base de la théologie orthodoxe, mais aussi sous l’impact du romantisme allemand. Les principes de la conciliarité (sobornost’) de l’Église orthodoxe et le concept de sobornost’ conçu par des slavophiles et développé par des philosophes et écrivains liés comme Vjaceslav Ivanov au mouvement littéraire du symbolisme au début du xxe siècle étaient donc, sur beaucoup de points, très différents, et les représentants de l’Église en étaient conscients. Je serais par contre tout à fait d’accord avec l’auteur selon lequel le potentiel de réformes inhérent au Concile de 1917-1918 était unique dans l’histoire de l’Église russe.

Jutta Scherrer: L’Église orthodoxe russe vue de l’Occident.
… C’est seulement à l’occasion du nouveau concile local (purement épiscopal cette fois) convoqué à Moscou entre le 13 et le 16 août 2000, que la réflexion du précédent concile a été reprise, explicitement ou implicitement, dans les statuts de l’Église orthodoxe russe. Mais il est évident aussi que le nouveau contexte politique et social exige des solutions nouvelles dépassant les décisions prises en 1917-1918."

L'époque actuelle

«A new war for souls» (une nouvelle guerre des âmes) est, pour le Dr Jutta Scherrer "Le leitmotiv un peu malheureux du volume, lancé par John Witte Jr., dans son introduction, qui part du constat qu’après l’œcuménisme affiché à l’époque soviétique, l’Église orthodoxe russe se manifeste de nouveau comme guide spirituel du peuple russe et se comporte de ce fait en rivale d’autres Églises chrétiennes et d’autres religions.

Malgré de nombreuses informations extrêmement valables sur les rapports Église/État dans la Russie prérévolutionnaire et soviétique ainsi que sur la législation actuelle (1993 et 1997) sur « la liberté de conscience et des associations religieuses » (…) certains chercheurs occidentaux (surtout John Witte Jr.) insistent trop unilatéralement sur l’ancien antagonisme Russie-Occident et sa continuité jusqu’à nos jours qui selon eux, empêche jusqu’à présent le rapport interreligieux, en d’autres termes, le rapport de l’Église orthodoxe russe à l’activité missionnaire des Églises occidentales. C’est surtout grâce à des auteurs russes, pour la plupart sociologues, comme Alexandre Shchipkov, Serge Filatov et Ludmilla Vorontsova que le lecteur obtient des informations précises et détaillées sur la situation concrète des catholiques et des protestants ainsi que sur les différentes sectes et nouveaux mouvements religieux dans la Russie postsoviétique. La dernière section de ce volume fait connaître les directives données aux missionnaires américains en Russie, reflétant ainsi plus que directement les projets de la société catholique américaine des missions étrangères (Maryknoll, Catholic Foreign Mission Society of America).

Le travail missionnaire de l’Église orthodoxe russe elle-même constitue le sujet d’un autre ouvrage collectif édité par les historiens Robert P. Geraci et Michael Khodarkovsky : Of Religion and Empire. L’excellente introduction explique le rapport très complexe des autorités ecclésiastique et étatique qui fonctionnent souvent main dans la main pour susciter des conversions dans l’immense territoire multiethnique que constitue la Russie tsariste en expansion permanente entre le xvie siècle et le début du xxe siècle. Pour dominer les populations des « borderlands », les intégrer socialement et idéologiquement et surtout créer une uniformité culturelle dans cette multitude de peuples différents, sinon une identité, – désignée par le terme de « russicité » (russkost’) –, l’État s’appuyait à dessein sur la force missionnaire de l’Église pour la construction culturelle de l’Empire. En Russie, la conquête militaire et politique fut toujours suivie par la mission orthodoxe. N’oublions pas que l’Empire russe hébergeait sur son sol des variantes d’au moins quatre grandes religions universelles : le christianisme, l’islam, le judaïsme, et le bouddhisme.

Les douze articles rédigés par des historiens et spécialistes d’anthropologie culturelle reflètent différentes tentatives de mission de l’Église orthodoxe russe dans le large spectre des groupes religieux de l’Empire russe : les vieux-croyants dans le nord de la Russie européenne, les uniates dans les provinces occidentales de l’Empire, les peuples musulmans du Caucase, de la steppe kazakh, de la région de la Volga, de l’Oural et de Sibérie, les peuples animistes comme les Maris, les Kalmyks et Buriates de Sibérie orientale qui appartenaient au bouddhisme tibétain ou lamaïsme, les peuples chamanistes, la conversion des juifs (entreprise avant tout pour recruter la jeunesse juive dans l’armée tsariste), et finalement la mission de l’orthodoxie en Alaska avant et après la vente de ce territoire aux États-Unis. … Sans pouvoir entrer ici dans les détails du traitement des conversions des différents peuples qui renvoient tous à une recherche de terrain sérieuse, possible surtout depuis l’accès aux sources en 1991, l'auteur souligne le grand intérêt de ce recueil d’articles : en effet, jusqu’à présent nous ne disposions pas d’une étude générale sur la diversité religieuse dans l’Empire russe montrant les contextes politiques, sociaux et culturels dans lesquels les expériences et les identités de ces minorités religieuses furent formées et parfois aussi tolérées par les instances étatiques. Ainsi, il est significatif que les chrétiens non orthodoxes dans l’Empire, considérés comme « Européens », ne furent pas assujettis au même processus de « mission civilisatrice » que les peuples non chrétiens. Pourtant, les dénominations chrétiennes furent soumises à des restrictions concernant le nombre de leurs églises, leur clergé, leurs écoles, pour empêcher leur dissémination au-delà de leur substrat ethno-national."

Jutta Scherrer: L’Église orthodoxe russe vue de l’Occident.

Conclusion

L'auteur analyse ensuite plusieurs ouvrages sur les relations entre la religion la littérature et la politique et conclu que "le nouvel intérêt pour les questions d’ordre religieux et philosophique que nous observons en Russie depuis la perestroïka laisse aussi des traces sur la recherche en Occident. Surtout en Allemagne et en Finlande, mais aussi aux États-Unis et en Grande-Bretagne, de nombreuses thèses de doctorat, des monographies et des anthologies sont consacrées, ces dernières années, aux penseurs orthodoxes russes tels Vladimir Soloviev, Serge Boulgakov, Nicolas Berdiaef, Pavel Florenskij, Vassili Rozanov, Semen Frank, Lev Sestov et d’autres encore. Ainsi, après presque un siècle de silence sur les quêtes religieuses ayant marqué si fortement la Russie prérévolutionnaire et sa littérature, la pensée religieuse russe inspire à nouveau un certain public occidental et de nouvelles tendances de recherches dans nos milieux universitaires."

L'article mérite une lecture complète - Référence électronique: Jutta Scherrer, « L’Église orthodoxe russe vue de l’Occident », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 138 | avril - juin 2007, mis en ligne le 05 septembre 2007, consulté le 14 octobre 2013. URL : http://assr.revues.org/5112 ; DOI : 10.4000/assr.5112 http://assr.revues.org/document5112.html

Le Dr Jutta Scherrer, née en 1942, est professeur en histoire russe à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS, Paris) et chercheur au Centre Marc Bloch (Berlin)

Rédigé par Vladimir GOLOVANOW le 21 Octobre 2013 à 23:31 | 0 commentaire | Permalien


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