Les semaines qui suivent la fête de Pâques ne sont certainement pas celles du deuil, du πένθος, mais plutôt celles de la joie du «tombeau vide». Plus particulièrement, le troisième dimanche de la période pascale (le second après l’Anastasis), l’Église orthodoxe commémore les femmes myrrhophores, Joseph d’Arimathie et Nicodème, un groupe de personnes qui recueillirent le corps du Christ après sa Passion et le mirent au tombeau, enveloppé d’un suaire. Les Évangiles mentionnent cet épisode:

«Le soir venu, vint un homme riche d’Arimathie, nommé Joseph, qui lui aussi était devenu disciple de Jésus. Il alla trouver Pilate pour lui demander le corps de Jésus; Pilate alors ordonna qu’on le lui remît. Joseph prit le corps, l’enveloppa d’un linceul blanc, et le déposa dans son sépulcre neuf, qu’il avait fait tailler dans le roc; puis, ayant roulé une grosse pierre à l’entrée du sépulcre, il s’en alla. Or Marie la Magdaléenne et l’autre Marie étaient là, assises en face du tombeau». (Mt 27, 57-61)

La survivance de ce suaire, ainsi que son identification éventuelle avec la relique conservée dans la cathédrale de Turin, ont fait l’objet d’un tel nombre d’études —de la plus sérieuse à la plus excentrique— qu’une discipline a vu le jour: la sindonologie.

L’exposition du Saint Suaire, qui a lieu pour la première fois depuis dix ans à Turin (10 avril-23 mai 2010), vient de relancer discussions et publications. Nous avons le plaisir d’accueillir ici la contribution d’un collègue, professeur à l’Institut d’études supérieures en théologie orthodoxe (Chambésy-Genève).

L’Archimandrite Job Getcha nous invite à observer «l’apparente similitude entre la silhouette du défunt que les négatifs ont dévoilé sur le Saint Suaire, en 1898, et la représentation iconographique du Christ mis au tombeau, la plupart du temps brodée ou peinte sur un tissu appelé epitaphios». On s’en doute, comme nombre de mystères qui entourent le Saint Suaire — et celui de sa provenance, byzantine ou non, n’est pas des moindres—, cette similitude n’a pas encore été expliquée. Mais en fin connaisseur de la liturgie byzantine, le P. Job nous suggère une piste fort intéressante.

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Epitaphios, Mandylion et Saint Suaire

Avec l’arrivée tant attendue du beau temps, voilà un bon moment que les rats de bibliothèques et les grenouilles de bénitier sont sortis. Et peut-être que nombre d’entre eux se rendront à Turin où le Saint Suaire est de nouveau exposé jusqu’au 23 mai. Objet de débats et d’études, tant parmi les dévots que chez les scientifiques, cette pièce extraordinaire a fait couler beaucoup d’encre depuis plus d’un siècle. Et elle fait de nouveau l’objet d’une publication: L’Énigme du Suaire.

En plus de faire l’état de la question, son auteur, Ian Wilson, plaide pour la thèse d’identifier ce suaire, attesté pour la première fois en 1357 à Lirey en Champagne, à l’image acheiropoietos («non faite de main d’homme») d’Édesse, arrivée à Constantinople en 944, et disparue lors du sac de la reine des villes en 1204. Le suaire aurait été acquis en 1457 par les ducs de Savoie, puis aurait été transféré de Chambéry, où il fut sauvé d’un incendie en 1532, à la cathédrale de Turin en 1578, où il est conservé précieusement jusqu’à aujourd’hui

Les fidèles orthodoxes, de même que les connaisseurs d’art byzantin, ne sont pas seuls à remarquer l’apparente similitude entre la silhouette du défunt que les négatifs ont dévoilé sur le Suaire en 1898, et la représentation iconographique du Christ mis au tombeau, la plupart du temps brodée ou peinte sur un tissu —appelé «épitaphios»— qui fait l’objet de vénération des fidèles le vendredi saint, et qui repose sur l’autel des églises orthodoxes du soir du samedi saint jusqu’à la veille de l’Ascension.

Pourtant, le culte de l’épitaphios n’est apparu que très tardivement dans le rite byzantin, au 14e siècle. C’est à cette époque que se répandent dans l’office liturgique les enkomia, des strophes hymnographiques attribuées au théologien byzantin Nicéphore Blemmydès (1197 -v. 1269). Ces enkomia accompagnent les versets du psaume 118 aux matines du samedi saint et constituent une sorte d’office funèbre du Christ. C’est également de cette époque que datent les premiers épitaphioi, tels ceux des monastères athonites de Vatopédi (1354) et du Pantocrator (2e moitié du 14e s.), exposés l’an dernier au Petit Palais[2]. Un siècle plus tard, l’épitaphios fait son apparition en Russie, comme en témoigne celui du prince Dimitri I. Chemiaka (1444), le plus ancien conservé et actuellement exposé au Louvre pour l’exposition «La Sainte Russie» .

Les plus anciens épitaphioi représentaient le Christ seul, comme le Suaire de Turin. Leurs ancêtres sont les grands aërs brodés (voiles liturgiques destinés à recouvrir le diskos et le calice, avant la consécration), où l’on représentait la mise au tombeau, sans doute sous l’influence de l’interprétation mystagogique de Théodore de Mopsueste (†428), qui fait du transfert des dons sur l’autel lors de la Grande entrée à la Divine Liturgie, la représentation symbolique de la mise au tombeau. Ce dernier écrit :

« Et quand [les prêtres] ont apporté cette offrande, ils la placent sur le saint autel, pour que la Passion soit tout à fait achevée. Nous croyons que le Christ, ayant subi la Passion, est placé sur l’autel comme dans une sorte de tombeau. C’est pourquoi des diacres étendent des nappes sur l’autel, comme si c’étaient des draps pour l’ensevelissement »

Parfois, des anges portant des rhipidia (éventails liturgiques) et imitant l’action des diacres à la Divine Liturgie, qui éventent les dons pour chasser les insectes —toujours selon Théodore de Mopsueste—, sont représentés sur l’épitaphios, en plus des quatre évangélistes que l’on trouve souvent aux quatre coins. Les épithaphioi plus tardifs présentent une composition beaucoup plus élaborée: il s’agit du Thrène (la déploration) où l’on voit la Mère de Dieu, Jean l’évangéliste, les myrrhophores, Joseph d’Arimathie et Nicodème qui pleurent le Christ déposé au tombeau.

Le liturgiste M. Arranz (1930-2008) s’était penché sur le rapport possible entre le revêtement de l’autel de Sainte-Sophie et l’épitaphios . Le secret dans lequel, selon le Typikon de la Grande Église, la couverture d’autel à Sainte-Sophie était changée le samedi saint, a amené Arranz à s’interroger sur le lien pouvant exister entre celle-ci et le Saint Suaire de Turin. Alors que la relique de la Croix était vénérée publiquement à Constantinople à la mi-Carême, de même que la Sainte Lance le jeudi et le vendredi saint, comme de nombreuses autres reliques de la Passion, et que l’autel lui-même était dénudé et lavé le jeudi saint en présence des fidèles, on peut bien se demander pourquoi l’autel était revêtu en si grand secret le samedi saint.

B. Flusin remarque également que «les Linges funèbres du Christ sont peu attestés [à Constantinople]», si ce n’est le Mandylion qui, d’après une légende du 5e siècle, serait la face du Christ imprimée sur un linge qu’aurait obtenu à l’époque apostolique le roi Abgar d’Édesse, lequel aurait entretenu une correspondance avec Jésus.

Et pourtant, l’empereur Constantin Porphyrogénète (905-959) nous dit, dans son Livre des Cérémonies, que le revêtement de l’autel de Sainte-Sophie comportait une image qui faisait l’objet d’une vénération spéciale dans le cérémonial des empereurs:

«Arrivés à la Sainte Table, [les souverains] baisent l’image de la sainte nappe (to tablin tès agias endytès) que le patriarche soulève et qu’il présente aux souverains pour qu’ils la baisent»

Le Saint Suaire de Turin serait-il l’image d’Édesse déployée en nappe d’autel à Constantinople, puis rapportée en Occident par les Croisés comme le laisse penser Arranz ? Il faudrait encore parler de l’antimension —un linge de soie ou de lin d’environ 40x60cm, à l’origine un autel portatif apparu à l’époque iconoclaste, jadis déployé en permanence sur l’autel, sous l’endytè[9] (revêtement extérieur)— sans lequel les prêtres orthodoxes ne peuvent célébrer la Divine Liturgie. Le fait que celui-ci représente, depuis le 17e siècle, le Christ mis au tombeau de manière identique à l’épithaphios, vient contribuer à ce mystère qui unit peut-être la chrétienté d’Orient et d’Occident.

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Lire aussi L’Archimandrite Job Getcha
PO Le Saint-Suaire daterait bien de l'antiquité

Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 9 Avril 2015 à 10:04 | 0 commentaire | Permalien



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