L’Église russe dans le monde
V. GOLOVANOW

"Il y a des paroisses du patriarcat de Moscou dans 57 pays. Selon des évaluations qui ne sont pas tout à fait précises la diaspora orthodoxe russophone dans le monde compte près de 30 millions de personnes. La majeure partie de cette diaspora appartient à l’Eglise orthodoxe russe. Le patriarcat de Moscou compte 829 paroisses et 52 monastères disséminés dans 57 pays. Dont 409 paroisses et 39 monastères pour l’Eglise orthodoxe russe hors frontières" a déclaré le patriarche Cyrille en ouvrant le concile épiscopal de février 2013.

Une double couverture géographique

L’Église russe est probablement celle qui bénéficie de la plus importante couverture géographique dans le monde parmi les Églises orthodoxes et, comme le précise le patriarche, sa diaspora est actuellement organisée en deux grands ensembles quasiment égaux en nombre de paroisses et de juridictions épiscopales:

- ROCOR (EORHF) compte donc 409 paroisses et 39 monastères répartis en 9 diocèses: 3 aux Etats Unis, (Amériques orientale, Amérique occidentale, Amériques centrale), 1 pour le Canada, 1 pour l'Amériques du sud, 1 pour Australie et Nouvelle Zélande et 3 en Europe occidentale (Allemagne, Grande Bretagne, Europe Occidentale). Il y a aussi des communautés dispersées en Thaïlande, Pakistan, voire Jérusalem. L'EORHF compte 7 évêques titulaires, dont le primat, et 5 vicaires. (1)

- Les paroisses "du patriarcat de Moscou" sont donc 420, avec 13 monastères. La moitié environ est organisée en 10 juridictions épiscopales: 7 diocèses en Europe occidentale, Autriche, Belgique, Sourozh (Grande Bretagne), Hongrie, Allemagne, Chersonèse (France, Espagne, Suisse, Italie, Portugal), Pays Bas, Argentine, 1 diocèse pour l'Amériques de sud, et 2 Administrations apostoliques ayant chacune un évêque "in partibus" à sa tête pour l'Amériques de nord (Etats Unis et Canada). L'autre moitié des paroisses et monastères et dispersée dans 21 autres pays et comprend aussi des métochions et exarchats auprès d'institutions internationales ou des autres Eglises orthodoxes. Il y a aussi 2 Eglises autonomes (Chine et Japon). (2)

Cette diaspora s’est essentiellement créée à la suite des évènements tragiques du XIXe siècle et cette organisation en reflète les divisions: les juridictions épiscopales des deux organisations du même patriarcat se superposent partout. Elles étaient clairement concurrentes, voire hostiles, encore récemment mais deux évènements majeurs sont porteurs de changements: c'est d'abords, bien évidement, la réunification de ces deux ensemble dans la même Eglise en 2007 et ensuite, plus concrètement, la réunion de tous les évêques de la diaspora de l’Eglise russe à Londres il y a un an (octobre 2012).

Vers une réorganisation?

Il s’est donc passé plus de six ans depuis la réunification et certains trouvent curieux que rien n’ait encore bougé au plan organisationnel ; mais le temps de l’Église n’est pas celui des gens pressés et, comme l’a souligné le patriarche Cyrille en ouverture du "groupe de travail pour étudier les questions du renforcement de l'unité ecclésiale" en mai 2012, l'Eglise russe s'est abstenue de toute action précipitée dans les questions d'approfondissement de l'unité: "Il faut être prudent pour ne pas assombrir l'unité acquise par des mouvements maladroits, des actions irréfléchies, et ne pas compliquer les relations qui se développent favorablement" avait dit le patriarche.

Et la réunion épiscopale de Londres apparait particulièrement intéressante et importante : c’est la première concrétisation de la fin de la période transitoire de 5 ans prévue par l’acte d’union de 2007. Dans son discours d'ouverture Mgr Hilarion de Volokolamsk avait largement évoqué les premières actions communes, les progrès dans le rapprochement concret entre les deux structures qui apprennent à se connaitre et, plus particulièrement, la création de ce "groupe de travail pour étudier les questions du renforcement de l'unité ecclésiale" qui comprend des représentants des deux structures et s'est réuni deux fois, en novembre 2011 et en mai 2012.

Rien n’a été publié officiellement concernant des orientations concrètes pour réorganiser les diocèses de la diaspora mais les informations données par le père Andrew Phillips en décembre 2012, après la réunion épiscopale commune, peuvent donner des indications : il serait question de réunir toute la diaspora de l’Église russe dans une grande Eglise Hors Frontière dont le primat serait à New York ; trois grandes métropoles continentales seraient organisées pour commencer en regroupant les diocèses locaux : une pour les Amériques, avec le "métropolite majeur" ("senior Metropolitan") et le principal séminaire (Jordanville), une pour l'Europe occidentale, avec le séminaire d'Epinay et la cathédrale en projet à Paris, et une pour le vaste ensemble Australie-Asie.

Ce schéma est d'autant plus crédible que le père Andrew fait partie de ce groupe de travail pour le renforcement de l'unité ecclésiale ; de plus, le principe des grandes métropoles continentales avait déjà été évoqué par Mgr Marc de Berlin, qui avait été l'un des négociateurs de la réunification entre le Patriarcat et ROCOR. Toutefois, je le souligne encore, cette information n’a rien d’officiel et aucune date n'est avancée pour la mise en place de ce schéma ; il peut donc s’agir d’un "ballon d’essai"... De plus, si rien n'est dit du degré d'autonomie de ces métropoles, on peut penser que, comme ROCOR jouit d'une autonomie totale, il est peu probable que l'Eglise russe revienne là-dessus, d'autant que le patriarche Alexis avait tracé les grandes lignes de ce schéma dans sa célèbre adresse de 2003 que le père Andrew prend comme référence: "Nous fondons notre espoir que la Nouvelle Métropole autonome, qui réunira tous les fidèles de tradition orthodoxe russe des pays d’Europe Occidentale, servira u moment choisi par Dieu, de creuset à l’organisation de la future Eglise orthodoxe Locale multiethnique en Europe Occidentale, construite dans un esprit de conciliarité par tous les fidèles orthodoxes se trouvant dans ces pays."

Doctrine ecclésiologique

Il parait clairement que l’objectif est de rassembler tous les Orthodoxes de tradition russe dans chaque région pour en faire la base d’Églises locales sur le modèle de l’OCA comme l’écrivit le père Jean Meyendorff :"Une base solide pour l'unité de l'Orthodoxie pouvait être trouvée dans la politique qu'à toujours suivi le Patriarcat de Moscou dont le but canonique et missionnaire a toujours été une Eglise pour les Américains, fondée avec la bénédiction de l'Eglise mère et invitant tous les candidats à se joindre librement à elle." Mais cet objectif va à l’encontre de la doctrine du patriarcat de Constantinople qui considère que toute la "diaspora orthodoxe" doit lui être soumise sur la base d’une interprétation discutable du 28ème canon du IVe concile œcuménique (Chalcédoine). (4)

Les groupes séparés :

Le père Andrew met sur le même plan met les deux groupes ecclésiaux qui se sont séparés de de l’Église russe au XXe siècle, l’OCA et l’Archevêché "de Daru", et il pronostique leur dislocation, les "traditionalistes" rejoignant les nouvelles métropoles de l’Église russe, les autres les métropoles dépendant de Constantinople…

Je pense pourtant que les situations sont très différentes :

L’OCA est une Église autocéphale (même si toutes les Églises orthodoxes ne le reconnaissent pas) avec plus de 15 évêques, près de 600 paroisses et monastères et plus de 85 000 "adhérents" rien qu’aux États-Unis, ce qui représente plus du double de la métropole qui regrouperait les paroisses du PM et de ROCOR (180 paroisses et communautés, 40 000 "adhérents"…) (5). De plus l’Église russe apparait très attachée à son autocéphalie : elle n’a pas désigné d’évêques sur son territoire canonique mais des administrateurs apostoliques et ses représentants qualifiés ne manquent aucune occasion de souligner l’importance de cette autocéphalie : " Je crois que le fait de donner l’autocéphalie à l’O.C.A. était un acte prophétique de la part de l’Eglise orthodoxe russe" proclamait récemment Mgr Hilarion de Volokolamsk (6). ROCOR, de son côté, a récemment régularisé ses relations canoniques avec l’OCA en reprenant les concélébrations épiscopales interrompues depuis soixante ans… (7).

Le métropolite Léonce (OCA) avait très clairement défini la mission de l’OCA il y a 50 ans: «Nous aimons notre Patrie (la Russie) - mais à travers nos enfants et nos petits-enfants nous aimons également notre nouvelle Patrie. Nous aimons et respectons notre Mère, l'Eglise Russe, mais telle une fille adulte, nous sommes liés aux enfants que Dieu nous a donnés. Et nous aimons et respectons également notre Grand-mère, l'Eglise de l'Orient Grec.Toutefois, selon nos forces, objectivement, avec prudence et à pas mesurés, et en même temps sans dévier, nous devons poursuivre jusqu'au bout notre cheminement, jusqu'à la fondation d'une Eglise Orthodoxe unifiée en Amérique.»

Et Mgr Hilarion de Volokolomask confirme et précise cette mission de l’OCA : "… elle n’est pas une des Eglises ethniques de la «diaspora», mais l’Eglise orthodoxe des Etats-Unis, du Canada et du Mexique... Nous pouvons donc dire à toute personne qui voudrait se joindre à l’Eglise orthodoxe : «Vous n’avez pas besoin d’être ou de devenir Russe ou Grec ou Antiochien pour être orthodoxe. Vous n’avez pas besoin de devenir exotique ou oriental, vous pouvez être orthodoxe en gardant votre identité nationale ou culturelle.» Cependant, tout en étant américaine, l’Eglise orthodoxe sur le continent américain doit être capable d’assister pastoralement tous les groupes ethniques qui en auraient besoin. Cette sorte de disponibilité fait véritablement partie de l’expérience américaine. L’Eglise doit aussi être capable de réagir aux nouvelles vagues d’immigration, en incorporant les nouveaux immigrants, avec leurs langues et leurs cultures. La tâche de l’Eglise orthodoxe en Amérique vis-à-vis des immigrants doit consister non pas à les « américaniser », mais à les christianiser et à les « orthodoxiser ». D’où le besoin d’être ouverte aux nouvelles potentialités offertes par les nouvelles immigrations." (ibid. 4)

Tout cela me fait penser que l’Eglise russe va continuer à soutenir l’OCA et la nouvelle métropole réunissant les paroisses du PM et de ROCOR va probablement renforcer la position de l’OCA dans le plerum orthodoxe pour réunir autour d’elle toute l’Orthodoxie de l’Amérique du nord. Quelle sera alors la position de Constantinople ? "Jusqu'à présent les Grecs refusent de reconnaître l'autocéphalie Américaine, écrit Serge Schmemann, et pourtant les Grecs sont à peine plus nombreux que nous en Amérique. Cependant rien ne les empêche d'intégrer l'Eglise Unie d'Amérique. Pour notre Eglise, pour vous parler franchement, ce n'est pas un problème. Nous vivons notre autocéphalie comme un don de Dieu et comme le premier pas vers l'union de tous les orthodoxes d'Amérique en Eglise Unie du Nouveau Monde." (ibid 7)

L’Archevêché "de Daru" : "fut grand par son esprit, sinon par sa taille" écrit l’historien de l’émigration russe Nicolas Ross (8). Avec sa centaine de paroisses, plusieurs évêques et l’ITO St Serge, "Daru" fut pendant un demi-siècle un phare de la pensée orthodoxe avec "l'Ecole de Paris" (cf. aussi la plus importante délégation orthodoxe à la première conférence de « Foi et Constitution» (Lausanne en 1927). Il fut pratiquement indépendant durant cette période, choisissant la protection provisoire de Constantinople en 1931 et 1946, refusant ses instructions en 1965 et pouvant discuter d'un nouveau tomos fixant ses règles canoniques (1999) et entamant des pourparlers avec le patriarcat de Moscou il y seulement 10-15 ans,... Mais les péripéties de la dernière élection archiépiscopale, où le Phanar a pu imposer de nouvelles règles et l’élection de son candidat, montrent que tout cela est terminé ; "Daru" est devenu en dix ans un petit exarchat de Constantinople parmi d'autres...

Son avenir n’est donc plus réellement entre ses mains et va dépendre des décisions du Phanar, lui-même soumis à de nombreuses pressions. S’il n’est pas exclu que quelques paroisses s’en séparent (l’OLTR milite toujours pour l’union avec le PM, d’autres ont proposé de rejoindre l’OCA !), je ne pense pas que cela sera un mouvement général, ni même important : la plupart des clercs et laïcs actifs tiennent beaucoup à l’unité de l’exarchat et le nouvel archevêque, Mgr Job de Telmessos, semble être un homme de consensus. Seul l’avenir dira si son élection sera "le premier pas vers l'union de tous les orthodoxes" en France et/ou en Europe occidentale, comme le dit Serge Schmemann de l’OCA.

Conclusion

Avec ou, plus vraisemblablement, sans "Daru", la réorganisation des diocèses de l’Eglise russe, PM et ROCOR, sera une première étape vers une organisation canonique de la diaspora telle que la voit le PM. Mais, comme Constantinople voit le processus tout à fait différemment, le chemin sera certainement long et semé de différentes embuches. Dans tous les cas je crois ferment que c’est la solution voulue par l’Esprit qui triomphera. Quelle sera-t-elle ? Dieu seul le sait…
L’Église russe dans le monde

Notes

(1) ICI

(2) ICI; et ICI

(3) P. Jean Meyendorff; nécrologie du p. Alexandre Schmemann annexée à l'édition russe du Journal, après une 1ère publication ds St Vladimir's Theological Quarterly, 28, 1984, pp 3-10. Traduit du russe par V. Golovanow)

(4) ICI

(5) Alexei Krindatch "the 2010 US Orthodox Christian Census"

(6) ICI

(7) Serge Schmemann dans

(8) ICI

Rédigé par Vladimir Golovanow le 28 Décembre 2013 à 22:04 | 50 commentaires | Permalien



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