L'Orthodoxie en Europe
V.G

Nous avions déjà parlé de l'intéressante étude globale sur le Christianisme dans le monde faite par le groupe de recherche américain The Pew Research Center. Il m'a semblé intéressant d'en extraire les chiffres concernant les 28 pays de l'UE car, malgré les limites de l'étude, dûment signalées dans les débats cités ci-dessus (dont la plus importante est la confusion sous le vocable "Orthodoxes" des Églises chalcédoniennes et non-chalcédoniennes), on peut en tirer des chiffres généraux qui, je pense, dessinent un tableau intéressant, bien éloigné de notre "francocentrisme".

NB: Cet article sera essentiellement rempli de chiffres et je prie tous ceux qui leur sont allergiques de bien vouloir m'en excuser…


Prés de 40 millions d'Orthodoxe

Sur un total de plus de 500 millions d'habitants l'Orthodoxie représente plus de 40 millions de personnes (prés de 8%), ce qui reste loin des Catholiques (prés de 220 millions), mais se rapproche des Protestants (prés de 90 millions divisés en plusieurs confessions). Ce groupe géographique est le deuxième dans l'Orthodoxie chalcédonienne, après la Russie et ses voisins…

La répartition des Orthodoxes dans l'UE est bien évidement très inégale.

Majorités dans le Balkans et à Chypre:

Il y a plus de 35 millions d'Orthodoxes dans les 3 pays balkaniques de tradition orthodoxe: Roumanie (18,750 millions), Grèce (10,030) et Bulgarie (6,220), auxquels on peut aussi ajouter Chypre (790 mille). Ils représentent plus de 86% de la population de ces pays et sont organisés depuis plus de cent ans en Eglises autocéphales (plus de 1500 ans pour Chypre, ce qui en fait la plus ancienne Eglise orthodoxe de l'UE…)

Minorités notables

- Les Pays Baltes: Estonie (250 000 Orthodoxes, 18,7% de la population), Lettonie (370 000, 16,4%) et Lituanie (170 000, 5,12%) totalisent ensemble 790 000 orthodoxes qui appartiennent majoritairement à la minorité russophone et se réclament de l'Eglise russe (sauf la dissidence estonienne minoritaire).

- Les minorités serbes en Croatie (200 000, 4,6%) et Slovénie (60 000, 3%). Ils rejoignent essentiellement le patriarcat de Serbie.

* * *
Faibles minorités

Je classe dans cette catégorie les pays où les Orthodoxes représentent moins de 2% de la population. Dans ce cas la marge d'incertitude est statistiquement importante et ces chiffres là sont donc à manier avec encore plus de précautions. Toutefois, comme c'est, à ma connaissance, la seule étude globale disponible, je vais essayer d'en tirer quelques enseignements généraux.

- 3 Eglises autocéphales ou autonome (autocéphalie et autonomie du XXe siècle) qui regroupent probablement la majeure partie des Orthodoxes du pays: Pologne (510 000 orthodoxes, 1,30% de la population), Slovaquie et Tchéquie (80 000, 0,14%) et Finlande (60 000, 1,15%).

- 14 pays de diaspora où la présence orthodoxe est très variable. Notons qu'il est particulièrement difficile d'en faire une analyse fine du fait qu'il y a plusieurs juridictions dans chaque pays, y compris des groupes non-chalcédoniens…

* "Des groupes importants" (plus de 100 000) dans 6 pays: en Allemagne (1,140 millions, 1,40% de la population), Royaume Unis (560 000, 0,90%), France (370 000, 0,60%) Autriche (150 000, 1,79%), Suède (120 000, 1,28%) et Italie (120 000, 0,20%).

* Des groupes moyens (10 à 100 000) dans 5 pays: Espagne (90 000, 0,20%), Belgique (50 000, 0,46%), Irlande (30 000, 0,45%), Hongrie (20 000, 0,2%) et Portugal (20 000, 0,19%).

* Enfin des petits groupes (moins de 10 000) dans les 4 pays restants: Luxembourg, Danemark, Pays Bas et Malte (moins de 1 000 pour ce dernier…)

NB: La Norvège (20 000, 0,5%) et la Suisse (150 000, 2,00%) ne sont pas prises en compte puisqu' elles ne font pas partie de l'UE…

* * *
Conclusion personnelle: Je pense que ces chiffres devraient nous conduire à une certaine modestie: nous pouvons constater que l'Orthodoxie en France, dont nous disputons tellement, représente moins de 1% des Orthodoxes de l'UE, et que dire de l'Archevêché qui regroupe moins de la moitié des paroisses en France et guerre plus dans les pays voisins… Il me semble que, si nous voulons vraiment voir l'Orthodoxie, nous devrions regarder plus souvent ce qui se passe ailleurs…

Rédigé par Vladimir Golovanow le 19 Novembre 2013 à 20:17 | 6 commentaires | Permalien


Commentaires

1.Posté par Tchetnik le 19/11/2013 22:38

Il serait surtout intéressant de savoir sur quelle base ces chiffres se fondent.

Sur les certificats de baptême (mais alors les a-t-on demandés) ou sur des sondages réalisés par des agences de comm'(mais alors sur quel échantillon, comment l'échantillon a-t-il été choisi etc...) ou sur les pointages réels les dimanches aux paroisses (qui les a comptabilisés et où, selon quel échantillon, sur quelle réalité...) ou sur ceux qui sont officiellement inscrits aux registres (il faut alors enlever tous les zélecteurs fantômes des marguillers qui souhaitent conserver leurs postes ainsi que toute personne arbitrairement inscrite sur les listes paroissiales comme "fréquentateur régulier" alors qu'il ne s'y est présenté qu'une fois dans sa vie...), en bref, savoir sur quelle base réelle se fondent ces chiffres.

En l'occurrence, le chiffre de 370 000 pour la France est superbement gonflé. Les soviétiques adoraient les chiffres aussi, dans le meilleur des cas hors contexte, dans le pire, franchement trafiqués. On s'aperçoit que certaines bonnes vieilles habitudes de langue de bois demeurent. Un peu comme ces évêques qui vont fêter les jubilés de paroisses qui virtuellement n'existent plus et se font photographier en compagnie de "paroissiens" qui, pour 90 pour cent, sont des gens venus d'ailleurs, des caids habitués des banquets et célébrations en tout genre. Ca valait le coup de lutter contre le bolchevisme pour en reprendre exactement les mêmes méthodes.

Pour paraphraser Andrew Lang, certains utilisent les chiffres de la même manière qu'un ivrogne un réverbère. Bien plus comme béquille que comme source de lumière.

2.Posté par Nicodème le 20/11/2013 13:52
Ah! ah! excellent !! et comme c'est malheureusement bien vrai !

3.Posté par Juan García Muñoz le 20/11/2013 14:30
Je ne sais pas comment ces statistiques ont été faites. En Espagne (mai 2013) le nombre de rumains est de 895.000, bulgars (176.000), russes 57.000, (http://es.wikipedia.org/wiki/Inmigraci%C3%B3n_en_Espa%C3%B1a), ou bien le pourcentage de migrants possibles orthodoxes est le 2,38% du total espagnol. Je ne peux pas accepter le chifre de 90.000 orthodoxes; elle est très mince.

4.Posté par Vladimir.G le 20/11/2013 18:42
La méthodologie de cette étude est clairement exposée sur http://www.globalreligiousfutures.org/explorer/about-GRF-data. Chacun peut donc en voir les limites que je souligne dans mes posts.

Malgré ces limites, inhérentes à ce type d'étude, elle permet des comparaisons intéressantes puisque la méthode est homogène pour tous les pays et toutes les religions: il n'y a à priori aucune raison pour que le chiffre pour la France soit "gonflé" et qu'il soit sous-estimé pour l'Espagne, la méthodologie étant à priori la même... Je ne connais aucune autre étude qui puisse permettre ce type d'analyse comparative à partir d'une base homogène ni même aucune donnée statistique fiable sur l'Orthodoxie dans aucun pays européen. Je serais très heureux d'en disposer: ceux qui contestent les données de Pew Research Center pourraient-ils fournir des sources vérifiables? Faute d'aucune autre source de données valables, celles-ci ont l'avantage d’exister et d'être comparables...

Et que cela aille à l'encontre d'un certain nombre d'idées reçues - et bien les études statistiques sont justement faites pour cela!

5.Posté par Daniel le 21/11/2013 09:56
Le chiffre espagnol est clairement faux. Il suffit de prendre en compte la population roumaine en Espagne, et multiplier par le pourcentage d'orthodoxes en Roumanie et on a un chiffre bien supérieur, à moins que l’immigration roumaine en Espagne n’ait des particularités précises qui feraient que les orthodoxies aient moins émigrés en Espagne. Simple méthode d’estimation de taille de marché qui permet de se rendre compte assez vite d’erreurs ou d’incohérences dans des etudes… Idem pour le chiffre italien... Juan a totalement raison...

6.Posté par Sebastian le 22/11/2013 09:46
Vladimir: la méthode d'acquérir ces nombres peut etre la meme à travers tous les pays (The study is based primarily on a country-by-country analysis of about 2,400 data sources, including censuses and nationally representative population surveys.), mais l'accessibilité de statistiques réliables differt très beaucoup de pays en pays. Chaque pays définit le 'chrétien' différemment et les statistiques reflètent cette différence.

En Allemagne, on dit: ne fais pas de confiance à une statistique que tu n'as pas truquée toi-meme!

7.Posté par Vladimir.G le 25/11/2013 19:36
Merci de votre commentaire, bien cher Sebastian. Vous connaissez bien le problème et l'avez regardé de près. Je suis bien d'accord avec vous sur les limites de cette étude, et en particulier pour le décompte des orthodoxes en Europe: non seulement nous sommes dans les limites habituelles de l'incertitude pour ce type d'étude (aux environ de 3% alors que les chiffres sont inférieurs à ce seuil pour toutes les "faibles minorités", sur lesquelles portent justement les commentaires...), mais aussi, comme vous le soulignez, la notion de "Chrétien" et leur décompte peut varier: si dans certains pays des statistiques d'adhésion à un groupe religieux sont disponibles (possibilités fiscales en Allemagne), tout décompte de ce type est interdit dans d'autres (France).

Toutefois nous devons nous en contenter car, je le souligne à nouveau, c'est la seule qui soit globale et permette des comparaisons, au moins en ordre de grandeur. D'ailleurs aucun commentaire ne me semble proposer de modifier le classement avec des bases sérieuses; le système proposé par Daniel, par exemple, soufre d'un double défaut: il est pratiquement impossible de connaitre les nombre de citoyens d'un pays selon leur origine ethnique et appliquer à ces émigrés le même quota d'Orthodoxes que dans leur pays d'origine est postulat bien hasardeux (en appliquant ce principe, il y aurait plus de 2 millions d'Orthodoxes en Allemagne puisqu'il y a 3 millions de citoyens allemands "rapatriés" de l'ex-URSS (1), qui sont orthodoxes à plus de 70% en Russie).

Avec toutes ces réserves, l'analyse ci-dessus me semble donner une image intéressante de l'Orthodoxie dans l'UE...

(1) http://www.lemonde.fr/europe/article/2013/09/26/allemagne-les-points-cruciaux-de-la-grande-coalition-entre-la-cdu-et-le-spd_3485632_3214.html

8.Posté par Vladimir.G le 27/12/2013 08:44
PANORAMA RELIGIEUX DE LA FRANCE: Le double de l'étude Pew
Dans son rapport sur «"Les relations des cultes avec les pouvoirs publics" (2006), le professeur Jean-Pierre Machelon propose un panorama confessionnel de la France contemporaine :

« En un siècle [depuis la loi du 9 décembre 1905 de séparation des Églises et de l’État] s’est affirmée une diversité religieuse sans précédent. Les quatre cultes reconnus en 1905 (catholicisme, protestantismes réformé et luthérien, judaïsme)( 1) côtoient aujourd’hui des religions géographiquement ou historiquement nouvelles. Ainsi l’islam, mais aussi les sagesses d’Asie, à commencer par les bouddhismes, sans oublier ces autres formes, anciennes ou modernes, de christianisme que sont l’orthodoxie ou les églises évangéliques, font partie intégrante du paysage religieux français. La France est ainsi le pays européen qui compte le plus grand nombre de musulmans, de juifs et de bouddhistes. Cette diversité est encore plus significative Outre-mer, comme l’illustre l’île de la Réunion où coexistent chrétiens, hindouistes et musulmans.

Complexe, multiple et difficile à saisir, offrant au regard une multitude de groupes, de structures et d’affiliations de natures, de tailles et de pratiques différentes : tel se présente le tableau confessionnel de la France contemporaine. En ressortent des problèmes inconnus en 1905, à commencer par la délimitation du fait religieux, dès lors que des définitions jusque-là normatives ne suffisent plus à rendre compte de ces réalités nouvelles : ainsi de la notion de "ministre du culte", indissociable de la paroisse catholique ou protestante, mais peu pertinente, par exemple, dans le cadre d’une mosquée sunnite ou d’un dojo zen. La présence durable, sur le territoire national, de nouvelles identités confessionnelles qui, le plus souvent, rassemblent des personnes issues d’autres continents (Afrique, Asie, Amérique) et représentent des expressions en provenance d’autres aires de civilisation, montre bien que la mondialisation n’est pas seulement économique, mais aussi culturelle et religieuse.

Faute de statistiques publiques recensant l’appartenance religieuse des Français (le dernier recensement officiel date de 1872), il est toutefois difficile de quantifier cette mutation. En croisant les diverses estimations et projections que donnent habituellement les enquêteurs et experts, qui s’appuient sur les chiffres avancés par les groupes religieux eux-mêmes, on peut néanmoins esquisser le tableau suivant :

– Le catholicisme demeure largement majoritaire, même s’il connaît, en proportion, une baisse sensible depuis les années soixante-dix. En 2006, selon un sondage IFOP-La Croix, 65 % des Français se déclaraient catholiques, alors qu’ils étaient, au début des années soixante-dix, plus de 80 % à le faire et 90 % en 1905. Si les catholiques pratiquants réguliers sont de moins en moins nombreux, leur identité s’est affermie, grâce notamment aux "communautés nouvelles" et aux mouvements charismatiques.
– L’agnosticisme progresse. Le nombre des personnes ne s’identifiant à aucune religion (plus de 25 % des Français) augmente, en particulier chez les jeunes. Toutefois, se dire "sans religion" ne signifie pas nécessairement que l’on se sente athée ou que l’on se désintéresse des questions dites "spirituelles". Par ailleurs, cette tendance n’empêche pas la progression parallèle de formes de sacralité diffuses ou sectaires.
– L’islam est globalement devenu la deuxième religion de France, non sans présenter une grande diversité d’expressions. On estime actuellement à environ 4 millions le nombre de personnes de tradition musulmane, soit 6 % de la population (mais 14 % des 18-24 ans), liées pour beaucoup au Maghreb, mais aussi à l’Afrique noire ou à la Turquie.
– Le protestantisme demeure stable en nombre, mais varie en composition. Représentant environ 2 % de la population (4 % des 18-24 ans), soit 1,2 million de personnes, les protestants ont vu croître le nombre des évangéliques et des pentecôtistes en leur sein : on estimait, en 2005, qu’ils étaient 350 000 (395 000 en comptant les églises évangéliques de diasporas étrangères), soit près de 30 %.
– Les chrétientés historiques (environ 750 000 personnes) connaissent un élargissement notable, tout en gardant une représentation éclatée. À l’Église orthodoxe (estimée à 300 000 membres), et à l’Église apostolique arménienne (même ordre de grandeur), il faut ajouter les fidèles que comptent les diverses Églises orientales indépendantes ou unies à Rome (copte, syriaque, chaldéenne, maronite, etc.).
– Le judaïsme a traversé une indéniable période d’expansion. Il compte environ 600 000 personnes qui sont, pour une notable majorité, d’origine séfarade à la suite de l’arrivée en métropole des juifs d’Afrique du Nord dans les années soixante. Un fort mouvement de renouveau de l’identité, des études et de la pratique marque le judaïsme français.
– Le bouddhisme a quitté la marginalité dans laquelle il a longtemps été confiné en France. Il dépasse d’ailleurs en rayonnement sa stricte importance numérique puisque l’on estime le nombre de ses fidèles à 300 000, originaires pour l’essentiel d’Asie, auxquels il faut ajouter un groupe fluctuant de pratiquants venus d’autres horizons, estimé à 100 000 membres, soit un total de 400 000 personnes.
– Les mouvements religieux atypiques connaissent, en dépit des polémiques qu’ils déclenchent et quel que soit le statut qu’on leur attribue, une certaine vitalité. On le constate, par exemple, chez les témoins de Jéhovah, qui revendiquent près de 140 000 "proclamateurs", dont plus de 20 000 Outre-mer.

Source : Jean-Pierre Machelon, "Les relations des cultes avec les pouvoirs publics", Ministère de l’Intérieur et de l'Aménagement du territoire, 2006.

1 - Il ne faut toutefois pas oublier que la France religieuse d’avant 1905 comptait une importante population musulmane notamment dans les départements algériens.

9.Posté par Vladimir.G le 05/01/2014 11:24
Les religions en Europe et à ses portes : état des lieux démographique

Démographie et religion : deux mots relativement tabous. Depuis environ un siècle, le continent européen a subi de profondes modifications. Au-delà d’une histoire de plusieurs millénaire qui a façonné l’Europe des religions, cette histoire récente, l’une des plus brutales et rapides, a engendré de nombreux changements en termes confessionnels que nous allons tenter de restituer par un aperçu cartographique, puis d’expliquer et de présenter plus en détails, insistant notamment sur les évolutions les plus récentes.

Quelle Europe des religions en 2050 ?

Plusieurs tendances lourdes semblent se dessiner. Tout d’abord, une partie non négligeable des Etats européens voient leur population délaisser le fait religieux. S’il est permis de généraliser, la géographie de cette baisse voire quasi-absence de religiosité (qui n’empêche pas les pays et leurs populations d’être imprégnés de tradition judéo-chrétienne) ressemble à celle d’une Europe du nord-ouest, avec la Scandinavie, les Etats finno-ougriens et la France en figure de proue. A l’opposé, l’Europe du sud-est et ses marges font preuve d’une grande religiosité (croyance en un Dieu supérieure à 90 % en Turquie, en Roumanie, à Malte et à Chypre) et nous observons globalement un renouveau religieux dans les Etats anciennement communistes, particulièrement chez les orthodoxes et les musulmans. Ces tendances vont-t-elles s’accentuer ou bien s’estomper ? Assisterons-nous à un réveil du catholicisme et des cultes protestants non évangéliques ? Assisterons-nous au contraire à un essoufflement de l’orthodoxie et de l’islam ? Malgré la religiosité maintes fois annoncée du vingt-et-unième siècle, un retour massif du fait religieux en Europe dans les années à venir est-il totalement crédible, même en prenant en compte l’essor de l’islam et des courants chrétiens charismatiques ?

En outre, l’essor de ces derniers, contrairement aux autres confessions (portées par les flux migratoires), semble se faire souvent contre les religions traditionnellement ancrées. Il est possible que cet essor se poursuive mais qu’il génère également des réactions vives de la part des Etats face au prosélytisme et à la portée politique (même implicite) du message parfois transmis (notamment en Ukraine et en Russie, et plus loin en Asie centrale). Au sein même du monde chrétien, comment l’Eglise catholique, de moins en moins européenne par ses fidèles et son clergé, va-t-elle réagir à cette offensive évangélique ? La présence de Benoit XVI, Allemand, à la tête du Saint-Siège n’est-elle pas en ce sens une réponse, alors qu’un non-Européen était pressenti par certains à cette fonction ?

Plus largement, de nombreuses réactions politiques sont possibles face au fait religieux et à ses mutations, mais elles apparaissent très difficiles à anticiper. A quel type de discours politique assisterons-nous ? Sera-t-il homogène ? Assisterons-nous à une promotion ou non de la laïcité ? Assisterons-nous à des tentatives accrues d’instrumentalisation politique des confessions ? Verrons-nous l’émergence de nouveaux partis créés sur une base confessionnelle ? Plus globalement, quelle place la religion prendra, et quelle place lui sera accordée dans l’Europe de demain et au cœur de chacun de ses Etats, très divers en la matière ? Quel sera l’impact de la religion sur des questions très concrètes comme l’avortement, impact qui semble par exemple déjà se faire sentir en Slovaquie ? S’il apparaît difficile d’anticiper, la probabilité de profonds désaccords entre les Etats mais aussi en leur sein semble quant à elle une quasi-certitude.

Enfin, l’évolution des flux migratoires et la concentration de nouvelles populations, souvent musulmanes, dans les zones urbaines constitue une autre évolution très marquante de ces dernières années, évolution qui semble amenée à se poursuivre. En ce sens, malgré certains discours alarmistes et le poids de la thèse huntingtonienne du « choc des civilisations » (seul concept retenu, et souvent simplifié à l’extrême, d’une œuvre pourtant bien plus riche), l’opposition (si elle existe) ne semble pas forcément se situer de manière frontale entre l’islam et la chrétienté (ainsi le démographe Emmanuel Todd ne voit en l’islam aucune menace pour l’Europe) mais plutôt entre les grandes métropoles et le reste des pays (voire entre différents quartiers d’une même ville) et entre les différentes groupes sociaux, davantage qu’entre les confessions historiquement présentes (certes largement chrétiennes) et les nouvelles confessions (certes largement musulmanes).

Dans les grandes métropoles d’Europe du Nord, la conjugaison de ces facteurs pourrait en effet aboutir d’ici quelques décennies à ce que Bruxelles, Amsterdam, Stockholm et d’autres agglomérations deviennent majoritairement musulmanes, alors que les campagnes environnantes seraient peuplées de populations, même non religieuses, imprégnées de tradition luthérienne ou catholique. Quelles seront alors les conséquences de cette situation et les réactions des populations concernées ? Observerons-nous une recrudescence de tolérance ou de défiance ? Quel poids aura alors la religion, pourrait-elle jouer un rôle pacificateur et de (re)découverte de valeurs et d’éléments culturels ou bien s’effacera-t-elle devant le matérialisme et la vie urbaine ? Comment s’imbriquera-t-elle avec les autres composantes qui participent de la formation des identités ? Assisterons-nous plutôt à un enchevêtrement de populations, groupes ethniques et confessions à l’instar d’une ville comme Marseille où catholiques, juifs, musulmans, apostoliques arméniens et tant d’autres cohabitent avec peu de heurts et de clivages ? Ou bien au contraire assisterons-nous à une communautarisation sans cesse accrue sur le modèle anglo-saxon, certes très décrié (notamment en France), mais qui semble cependant se développer, créant des quartiers clairement identifiables et presque mono-ethniques et / ou mono-confessionnels au cœur des villes (y compris en France) ?

Ailleurs en Europe, particulièrement dans les Balkans et dans le Caucase, pourrions-nous, à la faveur d’évolutions des équilibres démographiques et confessionnels, voir (re)surgir de nouveaux conflits ? Dans cette optique, la religion jouerait-elle un rôle ? Si des Etats comme la Macédoine seront vraisemblablement confrontés à ces questions dans un avenir proche à la faveur d’une augmentation de la population albanaise, quelle sera la nature des revendications qui ne manqueront certainement pas d’être formulées par la partie albanaise, demandant plus que stipulé dans les accords d’Ohrid ?

En tout état de cause, et malgré le cliché éculé que représente cette expression, il s’agit bien dans tous les cas de « vivre ensemble ». Il semble à cet égard que les nombreux échanges passionnés, mais manquant souvent de clarté et de hauteur, autour du métissage, du communautarisme, du multiculturalisme, de l’assimilation, du dialogue ou du choc des civilisations, des cultures et des religions… ne font que commencer. Ainsi, alors que l’écriture noir sur blanc des racines judéo-chrétiennes de l’Europe a été l’objet de discussions sans fins, la France se caractérise par des stigmatisations, des polémiques et des tabous, mais une relative absence de débat de fond, tandis que la Lettonie se pose la question de la signification, des possibilités et des risques d’une société multiculturelle (c’est-à-dire lettone et russe dans le cas précis) pour la pérennité de l’identité lettone, déjà menacée de disparition à la période soviétique. Dans ces deux Etats, il est intéressant de noter que les discussions concernent principalement les aspects ethniques, sociaux (et linguistiques dans le cas letton) et que les questions religieuses sont laissées de côté pour le moment.

Parmi quelques éminentes opinions exprimées, l’historien israélien Elie Barnavi, observateur privilégié du continent, reproche aux Européens de ne pas affirmer et assumer leurs racines chrétiennes. De plus, il condamne l’idée même de dialogue des civilisations, trop propice selon lui à amener à la table des discussions des extrémistes religieux. Il plaide pour un retour du sacré, qu’il distingue du religieux, afin d’aider les sociétés occidentales à faire face à leurs défis nouveaux. De son côté, le Pape Benoit XVI, après des hésitations sur les bienfaits et les risques du dialogue interreligieux, et la polémique qui a suivi le discours de Ratisbonne, a répondu favorablement à une lettre signée par de nombreux dignitaires musulmans et le premier forum de discussion de haut niveau entre catholiques et musulmans s’est ainsi tenu en novembre 2008 à Rome.

Les défis, importants, mais traités d’une manière qui parait souvent plus médiatique que politique et prospective, méritent de vrais et riches débats portant sur les questions identitaires au sens large, au niveau non seulement des communautés religieuses, mais aussi des villes, des Etats, de l’Union
européenne, de l’Europe « de l’Atlantique à l’Oural », et également dans les relations interétatiques.

Antoine Lanthony, “Les religions en Europe et à ses portes : état des lieux démographique”, Nouvelle Europe [en ligne], Jeudi 1 janvier 2009, http://www.nouvelle-europe.eu/node/572,

Pour aller plus loin :
Willaime, Jean-Paul, Europe et religions : les enjeux du XXIème siècle, Fayard, collection Les Dieux dans la Cité, Paris, 2004
Laruelle, Marlène, Peyrouse, Sébastien (dir.), Islam et politique en ex-URSS : Etude comparée des cas russe et centrasiatique, L’Harmattan, Paris, 2005
Huntington, Samuel, Le choc des civilisations, Odile Jacob, collection Poche, Paris, 2007
Gauchet, Marcel, Un monde désenchanté ?, Pocket, collection Agora, Paris, 2007
Barnavi, Elie, Les religions meurtrières, Flammarion, collection Café Voltaire, Paris, 2006
Balkanologie, vol. IX, n°1-2, décembre 2005 (dossiers consacrés aux « diasporas musulmanes balkaniques dans l’Union européenne » et aux « orthodoxies balkaniques »)

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