Le Monde, le 5 mars 2022
Antoine Arjakovsky


La guerre menée par la Russie en Ukraine est aussi religieuse, décrypte l’historien
Antoine Arjakovsky, qui explique comment ce conflit oppose le patriarche de
Moscou, devenu idéologue de l’impérialisme du Kremlin, à une Eglise orthodoxe
d’Ukraine qui s’est émancipée de la tutelle russe en 2019.


Directeur de recherche au Collège des bernardins, l’historien Antoine Arjakovsky est
à la fois spécialiste du christianisme orthodoxe et fin connaisseur de l’Ukraine, où il a
fondé un institut d’études œcuméniques en 2004, à Lviv. Président de l’Association
des philosophes chrétiens et lui-même orthodoxe, il est notamment l’auteur
de Qu’est-ce que l’orthodoxie ? (« Folio », Gallimard, 2013) et de Russie-Ukraine. De
la guerre à la paix ? (Parole et silence, 2004). Son prochain ouvrage, Qu’est-ce que
l’œcuménisme ?, paraîtra le 17 mars aux Editions du Cerf.

1. L’invasion russe intervient dans un contexte religieux singulier, marqué par l’indépendance de l’Eglise orthodoxe d’Ukraine en 2019. Comment s’est construite l’architecture du christianisme oriental ?

L’Eglise orthodoxe est une communion de quinze Eglises autocéphales – pouvant
élire elles-mêmes leur chef – et d’une vingtaine d’Eglises autonomes. Parmi ces
Eglises autocéphales, la prééminence va à celle de Constantinople, car elle a constitué
le deuxième siège des Eglises chrétiennes après Rome, et avant Alexandrie, Antioche
et Jérusalem.

Cet ensemble, qui forme ce qu’on a nommé la « Pentarchie », a constitué la structure
de l’Eglise durant tout le premier millénaire, et ses dissensions ont été réglées à
l’occasion de sept grands conciles œcuméniques [le premier a eu lieu en 325 à Nicée,
et le dernier en 787, également à Nicée]. Après de premières scissions, le concile de
Florence va réaffirmer l’union des Eglises en 1439. Mais la prise de Constantinople
par les Ottomans musulmans, en 1453, marque un éloignement décisif des Eglises
orientales à l’égard de Rome, celles-ci lui reprochant son manque de soutien.

Ainsi, à partir du XVe siècle, une nouvelle communion d’Eglises orientales se
distingue, dont la primauté revient à Constantinople. Elles commencent alors à être
appelées « orthodoxes ». Ce terme polysémique signifie au sens le plus courant « ce
qui est fidèle à une norme » : en l’occurrence, les chrétiens orthodoxes se définissent
par leur fidélité aux conclusions des sept conciles œcuméniques du Ier millénaire.

Ces derniers ont essentiellement conduit à deux affirmations théologiques. La
première est l’unicité de Dieu comme personne, et sa triple révélation comme Père,
Fils et Saint-Esprit ; la seconde porte sur la double identité de Jésus-Christ, qui pour
tous les chrétiens orthodoxes est à la fois divine et humaine. Cette orthodoxie de la foi
prend au XVe siècle une signification confessionnelle car, après l’échec du concile de
Florence, les chrétiens ont commencé à être désignés par des adjectifs : catholiques,
protestants et orthodoxes.

2. D’où viennent les divisions actuelles entre les Eglises orthodoxes ?

L’Eglise orthodoxe de Kiev a été la toute première à être évangélisée, en 988 : elle
constitue donc l’Eglise chrétienne originelle en terre slave. Un premier tournant
intervient en 1240, lorsque l’invasion tatare a scindé la Rus de Kiev [nom du premier
Etat formé par les Slaves de l’est, au IXe siècle, aussi orthographié « Rous »]en deux
entités, l’une au nord et à l’est sous la domination du khan musulman, l’autre au sud
et à l’ouest sous la domination polono-lituanienne. Le siège de Kiev se dédoubla
alors, avec un métropolite de Kiev en Moscovie et un autre en Lituanie, puis à
nouveau à Kiev.
Au XVe siècle a lieu un nouveau tournant. Contrairement à l’Eglise orthodoxe
ukrainienne qui l’accepta, le grand prince de Moscou refuse le concile de Florence
d’unité entre les chrétiens d’Orient et d’Occident : l’Eglise de Moscou se déclare
autocéphale en 1448.

L’élection de son primat ne sera acceptée qu’en 1589 par Constantinople, qui
reconnaît progressivement à des Eglises locales – en Serbie, puis en Roumanie, en
Bulgarie, en Pologne, en Tchéquie et Slovaquie – leur droit à cette indépendance.
Mais, au fil du temps, l’Eglise de Moscou est devenue plus puissante que sa « grande
sœur » de Kiev : le royaume de Moscovie a fini par devenir un empire, et règne
désormais sur le territoire ukrainien SUITE en PJ

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Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 6 Mars 2022 à 09:10 | 1 commentaire | Permalien


Commentaires

1.Posté par Hai Lin le 06/03/2022 10:14
Reportage d'une lucidité exceptionnelle. Ma plus grande reconnaissance â Monsieur K. de l'avoir partagé avec nous.

2.Posté par Théophile le 07/03/2022 20:54
Bonjour,
Ce texte est plein d'approximations et d'un a priori évident contre l'Eglise canonique ukrainienne.
La situation de l'Eglise orthodoxe ukrainienne est certes très difficile depuis 2014. Persécutée par le pouvoir ukrainien qui la déteste pour sa non-soumission, et fragilisée par les très graves actions de l'Etat russe en Ukraine.
Mais cette Eglise n'est pas "conservatrice". Elle est l'Eglise locale, vivante. Et son pasteur, Mgr Onuphre, un témoin de l'Evangile.
Les autres communautés sont toutes issues de visions politiques (pro-papistes, pro-nationalistes), basées sur une séparation.
Les uniates ont certes une histoire douloureuse, lors des persécutions soviétiques, mais même cela ne justifiera jamais l'uniatisme sur un plan ecclésiologique. L'avenir est au retour vers la pleine communion de l'Eglise locale.
L'Eglise ne peut être que l'assemblée de tous les fidèles partageant la foi en un lieu - peu importe leur origine. Aucune vision politique ne peut être la source de l'Eglise. Sinon, l'Eglise serait toujours abîmée par des compromissions ou les divisions.
Malheureusement, l'Ukraine est l'image des douleurs de l'enfantement de l'Eglise, persécutée par le Dragon.

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