L’archipel des Solovki: « C’est devenu un lieu de mémoire sans mémoires… »
L’ONG Memorial a convié un groupe de touristes sur les traces de la répression bolchevique. Parmi eux : des descendants de victimes mais aussi de jeunes blogueurs. Un voyage contre l’oubli alors que le Kremlin et l’Église orthodoxe tendent à marginaliser cette tragique page d’histoire.

Benjamin Quénelle

« C’est devenu un lieu de mémoire sans mémoires… » Le regard doux mais le ton ironique, Iouri Brodski pourrait parler des heures durant de ces îles qu’il aime tant, l’archipel des Solovki. « Un lieu unique pour voir et comprendre le monde », souffle l’inépuisable historien, 72 ans. Derrière lui s’étend l’un de ces paisibles et grandioses paysages de la réserve naturelle, ligne sans fin de pins, bouleaux, roches et mer.


Dans le nord-ouest de la Russie, nichées juste en dessous du cercle polaire dans la mer Blanche, les petites îles sont saisies par les glaces huit mois de l’année. L’été, lorsque les 900 habitants s’affairent pour accueillir les touristes au milieu des cris de mouettes, Iouri Brodski quitte son appartement moscovite et retrouve les Solovki. Il vit près du monastère, patrimoine architectural protégé par l’Unesco au cœur de l’histoire de l’archipel. « Le nœud de notre tragique passé qu’il ne faut pas oublier », insiste-t-il.

La terreur stalinienne

Créé par des moines au XVIe siècle, ce monastère aux fins bulbes boisés et aux imposantes fortifications a servi aux bolcheviques, après la révolution de 1917, de premier laboratoire du goulag. L’île avait été choisie par les communistes car, ironie de l’histoire, les moines y avaient installé au fil des siècles toutes les infrastructures qui se sont révélées indispensables pour un camp au milieu de nulle part, havre monacal transformé en enfer carcéral.

« Au-delà des nombres de détenus et de morts, il y a ces vies brisées. La terreur stalinienne a liquidé aux Solovki le meilleur de l’élite russe des années 1930. Et a créé un système d’incarcération étendu ensuite à toute la Russie de la répression. Mais le Kremlin d’aujourd’hui, héritier du système policier de l’URSS, veut oublier », se désole Iouri Brodski. Dans ses livres et visites guidées, il se bat contre les moulins du révisionnisme latent en vingt ans de pouvoir de Vladimir Poutine, ex-agent du KGB devenu président. « Le goulag est pourtant né ici, devant vous ! Merci d’être venu. Et revenez avec vos enfants. »

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Face à Iouri Brodski au milieu de la forêt, après une heure de route à travers les marais jusque dans l’un de ces lieux des Solovki chargés d’histoire sanglante, se tiennent une soixantaine de Russes, fatigués mais concentrés. De tous âges, issus de diverses villes de Russie et même de Sibérie, ils ont fait le voyage seuls, en groupe ou en famille. Habituellement, les touristes viennent ici pour la nature et la pêche. Ce groupe-là a été convié par Memorial, l’organisation russe de défense des droits de l’homme créée à la chute de l’URSS pour recenser les crimes du régime soviétique.

« Memorial et Iouri Brodski nous accompagnent dans notre quête sur le passé soviétique », explique parmi ces inhabituels visiteurs Valentina Parfionova, 73 ans. À Moscou, l’ONG l’a aidée à retrouver la trace de son grand-père qui, victime politique des répressions staliniennes, était passé par les Solovki puis d’autres goulags. Il a ensuite été réhabilité mais, de son vivant, n’a jamais rien voulu raconter. Iouri Brodski, aujourd’hui, aide Valentina Parfionova sur l’île à comprendre ce tragique bout d’histoire familiale.

À côté d’elle, Sergueï Prodovski, 70 ans, raconte comment il passe lui aussi une partie de sa retraite dans les archives du KGB, d’abord pour découvrir le passé de son grand-père mais surtout, désormais, pour établir les listes d’autres victimes de goulags. « Un travail sans fin. L’État devrait le faire. Mais au contraire il ne l’encourage pas, voire l’empêche », regrette-t-il.

Peu de panneaux explicatifs

Sur les Solovki, autorités religieuses et politiques ont en fait réduit au minimum les marques du souvenir. « Cela fait vingt-sept ans que je vis ici. C’est avant tout un lieu monacal », insiste l’un des trente moines encore présents aujourd’hui dans le monastère. Longtemps installé à l’intérieur, le musée du goulag a fermé, et a été déplacé dehors dans une ancienne caserne. Il rappelle bien les faits historiques mais n’immerge pas vraiment le visiteur dans le cauchemar des détenus.

Ailleurs sur l’île, il y a très peu de panneaux explicatifs et encore moins de lieux de souvenir. « Les victimes du goulag sont présentes dans nos prières. Cela suffit. Pas besoin de monument », confie ce moine rencontré dans l’enclos du monastère, très hésitant à parler à un journaliste occidental. « Nous prions pour glorifier les martyrs du goulag. Ce n’est pas la même culture que celle de Memorial qui veut se souvenir pour, au bout du compte, condamner le régime soviétique. Nos prières mènent au contraire à la réconciliation », argue le père Vse volod Chaplin, ex-porte-­parole du ­Patriarcat orthodoxe qui, influente voix conservatrice dans l’Église, vient régulièrement se recueillir aux Solovki.

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Memorial soupçonne l’Église, aujourd’hui très proche du Kremlin, de minimaliser à des fins politiques l’ampleur des goulags. « Ça n’a duré que trente ans. Il vaut mieux oublier et se concentrer sur la spiritualité des lieux », a ainsi récemment expliqué Igor Orlov, le gouverneur de la région dont dépendent les Solovki, à un ambassadeur européen. « C’est précisément ce contre quoi on doit lutter. Contre l’oubli et l’indifférence ! », alerte Iouri Brodski, inquiet du narratif du Kremlin : ne pas nier l’existence du goulag, certes, mais ne pas le replacer dans son contexte et ne porter aucune responsabilité sur ce passé....
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Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 13 Septembre 2019 à 02:15 | 0 commentaire | Permalien


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