LE PHYLETISME - une réflexion de Séraphin Rehbinder
Le phylétisme

Voilà un mot savant qui revient de plus en plus souvent dans les controverses entre orthodoxes. A la vérité, il est souvent employé en tant qu'accusation suprême dans les polémiques et sous-entend que l'adversaire à qui l'on s'adresse est considéré comme quasi hérétique, vocable que l'on a, tout de même, quelque scrupule à utiliser. Paradoxe supplémentaire, ce qualificatif est souvent employé de façon croisée par les partis en controverse.
Ce terme ne nous vient pas de l'Eglise ancienne. Il apparaît surtout au 19ème siècle dans le cadre des disputes entre les Bulgares et le patriarcat de Constantinople qui aboutirent au « schisme bulgare », lequel dura 60 ans, et ne fut surmonté qu'en 1946, par la reconnaissance de l'autocéphalie de l'Eglise de Bulgarie par le Patriarcat de Constantinople.
Après avoir très brièvement examiné la signification de ce terme, nous nous efforcerons d'examiner les circonstances historiques qui lui donnèrent son importance présente et, enfin, nous tenterons de comprendre comment il peut éclairer les problèmes actuellement discutés dans l'Eglise.

Phylétisme vient du mot grec « phûlon » qui veut dire « tribu » Il est employé pour désigner une organisation de l'Eglise qui serait fondée sur l'appartenance à une tribu ou une ethnie et qui supposerait une Eglise réservée exclusivement aux membres de cette ethnie ou ce peuple. Bien évidemment, il n'existe pas d'exemple d'une organisation ecclésiale fondée vraiment sur ce principe, mais certaines s'en approchent, comme nous le verrons plus loin.

Le contexte historique de la fin de l'empire ottoman

Le phylétisme, dont on parle beaucoup aujourd'hui, a en réalité déjà fait l'objet de polémiques à la fin du 19ème siècle, lors de l'affaiblissement de l'empire ottoman. Les circonstances historiques de cette époque étaient très différentes de ce qu'elles sont aujourd'hui. Rappelons que l'empire ottoman était un état confessionnel où le pouvoir politique n'était pas séparé du pouvoir religieux. Les chrétiens étaient certes citoyens de seconde zone, qui payait un impôt spécial dont les musulmans étaient exonérés, mais ils avaient tout de même un statut, celui de « millet ». Le « millet » est une minorité religieuse, gouvernée au travers de son ethnarque, le chef religieux. A la chute de Byzance, le patriarche de Constantinople fut institué ethnarque des chrétiens. Il perdit beaucoup de sa liberté mais il acquit un pouvoir quasi séculier
sur les chrétiens, pouvoir qu'il n'avait pas dans l'empire byzantin. Il était seul interlocuteur du sultan pour le millet des « Roumis » c'est à dire des chrétiens (en référence à l'empire romain).

Le Patriarche devint donc, à son corps défendant, un rouage de l'administration du sultan. Cette situation créa beaucoup d'inconvénients. Le primat, premier parmi des égaux, devint le chef, tout au moins dans la conception du sultan. La tentation du pouvoir devint plus prégnante. Les modes de fonctionnement de l'Eglise furent modifiés par décret du sultan. Ainsi furent supprimés des centres de primauté, que l'on qualifierait d'autocéphalies actuellement, notamment la bulgare. Tout cela eut des conséquences lorsque l'empire ottoman commença à se désagréger.
Dès que la Grèce obtint son indépendance politique, en 1830, elle sortit de la juridiction du Patriarcat de Constantinople et s'érigea en entité indépendante sur le plan religieux. L'Eglise d'Hellade élisait elle-même ses évêques et son primat. Il est intéressant de constater que, quand « les territoires du Nord » (le nord de la Grèce, comprenant notamment Thessalonique) furent rattachés à la Grèce en 1912, ils furent placés sous la juridiction de l'Archevêché d'Athènes, tout en restant, nominalement, sous celle de Constantinople. Ils étaient en effet partie intégrante du territoire canonique du patriarcat de Constantinople (défini lors de la création de l'archevêché de Constantinople par le 28 canon du concile œcuménique de Chalcédoine.) Une vive polémique a éclaté récemment entre les deux Eglises à propos de l'élection des évêques dans les diocèses des « territoires du nord », en raison de ce caractère hybride, directement issu des circonstances historiques liées à fin de l'empire ottoman.
La sortie de l'Eglise d'Hellade de la juridiction du patriarcat de Constantinople ne peut s'expliquer que par le fait que l'émancipation de la soumission politique à l'empire ottoman entraînait ipso facto la nécessité de l'émancipation de la tutelle du Patriarche de Constantinople, qui était un rouage de l'administration du Sultan.

L'affaire bulgare

La prise de conscience de leur sujétion et le développement de leur aspiration à l'indépendance politique par d'autres peuples des Balkans, qui fut d'ailleurs largement favorisée par l'Eglise, entraîna pareillement des tensions avec le Patriarcat. Dans le cas bulgare, ces tensions furent aggravées par l'hellénisation, c'est-à-dire la tendance du Patriarcat à nommer dans cette contrée des évêques non pas bulgares mais grecs et d'y promouvoir le grec, au détriment du slavon, comme langue liturgique.

Les Bulgares commencèrent leur chemin vers la création d'un état bulgare en voulant se libérer de la sujétion au Patriarche. Le gouvernement ottoman les aida dans cette dernière entreprise car il y voyait deux avantages. D'une part, il détournait ainsi contre le Patriarcat les velléités d'indépendance des Bulgares et, d'autre part, il affaiblissait le Patriarcat en fractionnant le millet des « Roumis » en plusieurs parties. Le Patriarcat s'opposait fortement à l'octroi de l'autocéphalie aux bulgares, mais le gouvernement du sultan finit par l'imposer. Toutefois il exigea que l`ethnarque des bulgares réside à Constantinople, auprès de lui.

C'est ce dernier point qui permit au Patriarche de s'opposer vivement aux dessein du sultan en déclarant que cette décision était contraire aux principes même de l'orthodoxie. Il ne peut y avoir en un lieu donné une Eglise pour les Grecs et une autre pour les Bulgares, car l'Eglise n'est pas fondée sur un principe ethnique mais territorial. Seul un concile « œcuménique » pouvait en décider. Un concile général fut donc convoqué. Il ne réunit cependant que des Eglises situées à l'intérieur des limites de l'empire ottoman et dont les primats étaient tous des Grecs (Patriarcats d'Antioche, de Jérusalem, d'Alexandrie, Eglise de Chypre,…) Ce concile déclara schismatiques les évêques de l'Eglise bulgare et condamna fermement le « phylétisme», c'est à dire la tendance à organiser l'Eglise en fonction du principe ethnique et non territorial. La première décision ne fut pas prise sans oppositions, car certains participants du concile savaient bien qu'il s'agissait d'une question plus politique qu'ecclésiale. La seconde recueillit une approbation beaucoup plus large, quoique non unanime.

L'Eglise bulgare n'en fut pas moins constituée. Elle n'était pas reconnue par les Eglises grecques mais l'Eglise russe, par exemple, ne voulut pas prendre parti et resta en communion avec les deux Eglises protagonistes. Ce schisme dura jusqu'en 1946, année où L'Eglise de Bulgarie fut reconnue comme autocéphale par le Patriarcat de Constantinople.

Telle fut, sans entrer dans les détails, l'histoire de ce que l'on a appelé le schisme bulgare. Quelle leçon en tirer ? Tout d'abord que ce schisme ne résulte pas d'une fausse doctrine que les Bulgares auraient confessée et tenté d'introduire dans l'Eglise, mais d'une situation de fait, apparue dans le processus politique, situation qui fut analysée comme présentant, dans l'Eglise, un caractère phylétique. Cette circonstance permit au Patriarcat de s'opposer à l'autocéphalie de l'Eglise bulgare pour de justes raisons, alors qu'en réalité ces raisons pouvaient être, elles aussi, surtout politiques et liées aux luttes intestines dans l'empire ottoman.

Situation actuelle

Cette constatation est intéressante car la situation d'alors présente une certaine analogie avec celle que nous vivons maintenant.
Tout d'abord personne, je veux dire aucune Eglise, ne soutient une doctrine fausse est n'essaye de prouver que l'organisation de l'Eglise doit se faire selon les groupes ethniques. Mais la situation qui de fait, s'est instaurée dans la diaspora, peut être analysée comme fondée sur un principe phylétique, puisque dans une même ville il peut y avoir plusieurs évêques, présidant chacun une communauté d'origine ethnique différente.
Toutefois, contrairement à ce qui se passait au 19ième siècle, il est difficile d'accuser telle ou telle Eglise particulière de phylétisme, car il est possible de faire ce reproche à la très grande majorité d'entre elles. Et c'est sur ce point que je voudrais maintenant concentre l'attention d'abord pour le démontrer et ensuite pour s'interroger sur sa signification.

Pour bien se rendre compte de ce qui se passe il suffit d'examiner le cas de l'Amérique du Nord. L'Orthodoxie a pénétré ce territoire par l'Alaska, où les missionnaires russes ont annoncé la bonne nouvelle aux populations locales d'esquimaux.
Progressivement l'Eglise se fortifia et le siège de l'évêché d'Amérique du Nord fut transféré de Sitka à New York. Au début du 20ième siècle le Saint hiérarque Tikhon, qui le dirigea jusqu en 1907, envisagea de le transformer en Eglise autonome ou autocéphale.

Sur ces entre faits survinrent les grands bouleversements de la première moitié du funeste 20ième siècle : la guerre mondiale, la révolution russe, l'écroulement des empires et en particulier de l'empire ottoman. De grands flots d'émigrés orthodoxes pénétrèrent les pays de l'Europe de l'Ouest ou d'Amérique. Le patriarcat de Constantinople se trouva libéré de sa position ambiguë dans l'empire ottoman. L'Eglise d'Hellade lui confia le soin pastoral des Grecs émigrés, et le Patriarcat de Constantinople créa, dans ce but, en Amérique du Nord, un nouveau diocèse, à côté de celui qui existait déjà et qui était issu de l'Eglise russe.

Cette création donna le signal de l'apparition d'une multitude de juridictions nouvelles, desservant chacune un groupe de fidèles de même origine. Plus tard, lorsqu'en 1970 la métropole issue de l'Eglise russe obtint l'autocéphalie conférée par l'Eglise russe, son Eglise mère, cet octroi fut critiqué de manière véhémente par le Patriarche œcuménique et par d'autres. Cette autocéphalie ne fut jamais reconnue par plusieurs Eglises. Aussi douloureux que cela puisse être pour ceux qui avaient placé en elle leur espoir de normalisation de la situation canonique américaine, il faut bien reconnaître que cette autocéphalie n'a pas été « reçue » (acceptée) par le plérôme de l'Eglise (l'Eglise dans sa plénitude).
La situation est la même dans les autres parties du monde, du moins pour en ce qui concerne les pays non orthodoxes de tradition, que nous appellons pays de diaspora.

Quelle peut donc être la signification de ce phénomène aujourd'hui?

Souvent les commentateurs croient nécessaire de montrer une certaine indignation devant cet état de fait. Il serait dû au coupable nationalisme des orthodoxes, qui auraient tendance à mettre leur attachement à leur patrie d'origine avant leur fidélité au Christ.
Cependant cette accusation ressassée et répétée n'a pas fait avancer les choses d'un iota, au cours des dernières décennies. C'est sans doute que cette explication est un peu simpliste et ne rend compte ni des véritables données du mal ni des moyens de le guérir. De plus les accusations de phylétisme ou de nationalisme sont souvent portées par des gens qui ont une solution formelle à promouvoir et sonnent donc comme des plaidoyers pro domo. (1)
En réalité l'application du principe territorial, pour important qu'il soit, est rendue malaisée en raison des bouleversements profonds et rapides qui ont marqué l'histoire récente. Des orthodoxes qui vivaient dans des pays pénétrés d'une culture historiquement sanctifiée par l'Eglise, où l'application du principe territorial allait de soi (mais où il y avait d'autres problèmes), se sont trouvés propulsés dans des pays où la culture est différente et où ils forment une minorité hétérogène, composée de groupes d'origines différentes.
Le principe territorial n'est pas le seul qu'il faille absolument tendre à respecter. L'apostolicité de l'Eglise suppose que la foi se transmette de génération en génération sans être altérée. Cela peut se faire naturellement dans les Eglises des pays orthodoxes, au travers des structures traditionnelles et des rites ancestraux. L'adaptation à des conditions nouvelles est nécessaire mais périlleuse. Le théologien moderne Jean Meyendorff a écrit que ce processus absolument inévitable, « peut être spirituellement fatal » (2) et il peut aussi entraîner un abandon massif de l'Eglise par des fidèles désorientés.

La conciliarité de l'Eglise organise le témoignage réciproque des évêques d'une Eglise territoriale traditionnelle, réunis autour de leur primat, et donne l'assurance qu'ils proclament chacun la vraie foi. Ce témoignage dans des conditions très nouvelles de la diaspora est difficile à faire vivre de façon organique dans un cadre nouveau.
C'est sans doute pour cela que l'Eglise orthodoxe, dans sa sagesse, et par économie, se hâte très lentement dans la résolution du problème du phylétisme. Par économie veut dire que sans nier le caractère essentiel de l'organisation territoriale elle considère qu'il faut suspendre son application pour éviter d'apporter à l'Eglise plus de tord que de bien. Très clairement l'Eglise maintient sur les terres de diaspora les structures issues des Eglises traditionnelles. Est-ce un signe de sclérose ? Certes non. Les problèmes qui se posent dans l'église ne sont pas des problèmes juridiques ou d'ordre administratif. L'Eglise vit selon des normes qui correspondent à son essence réelle et ne peut s'engager sur des voies subjectives, selon les vues de tel ou tel groupe de fidèles.

Il n'entre pas dans le cadre de cette courte réflexion sur les problèmes liés au phylétisme d'examiner en profondeur tous les problèmes que posent aux orthodoxes les mutations rapides du monde où ils vivent et annoncent la bonne nouvelle, ni, a fortiori, de proposer des solutions.
Il est certains, en revanche, que ces questions requièrent prières et réflexion conciliaire des théologiens, des pasteurs des hommes de prière et de tout le peuple de façon à trouver des solutions créatrices, conformes à l'essence de l'Eglise. Et nous savons que celle-ci ne faillira pas, car elle est menée par l'Esprit Saint.

Séraphin Rehbinder
Décembre 2010

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(1) Par exemple certains éléments du Patriarcat de Constantinople, par une interprétation contestée et abusivement extensive du canon 28 du concile de Chalcédoine considèrent qu'il appartient à ce Patriarcat de nommer les évêques dans tous les pays de diaspora. Afin de promouvoir cette, idée ils reprochent une attitude phylétique aux autres Eglises. Autre exemple, certains éléments de l'Archevêché des églises orthodoxes russes en Europe de l'Ouest accusent de phylétisme l'Eglise russe. Cela justifie à leurs yeux le refus de revenir en son sein afin de garder une certaine « indépendance. »

(2) In « Orthodoxie et catholicité » aux éditions du Seuil, Paris 1965 (p. 97)


3 avril 2011, sur son site l' OLTR
Ce document - texte intégral est disponible






Rédigé par redaction site l'OLTR le 4 Avril 2011 à 14:21 | 8 commentaires | Permalien



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