"L'argent qui produit l'argent, cette rage de s'enrichir, est-ce chrétien ? Non, ce n'est pas chrétien dans la mesure où il n'y a rien de chrétien dans ce monde déchu et livré au péché. Le capitalisme est monstrueux et caricatural, certes, mais il est une caricature et une perversion de quelque chose qui en fait est inhérent à la création divine. Car Dieu nous donne le monde justement comme un capital afin que nous le fassions fructifier et que nous le rendions à Dieu « avec les intérêts ». L'idée même de multiplier, amasser, faire accroître, est une « idée de Dieu » (si l'on peut dire), une idée inhérente au projet de Dieu sur le monde." Père Alexandre Schmemann, "Journal", 20 octobre 1981

L'instinct du libéralisme est juste.

"La vie est un perpétuel « investissement de capitaux », continue le père Alexandre, - ainsi l'éducation, la culture, l'agriculture et tout labeur « productif » confié à l'homme. L'unique commandement de Dieu, c'est que nous ne nous enrichissions pas «en nous-mêmes» mais «en Dieu», ce qui signifie s'enrichir en collaboration avec Lui, afin que toute fructification soit pour la gloire de Dieu, qu'elle soit une moisson que ni le ver ni la rouille ne corrompent.


C'est pourquoi l'instinct du capitalisme est juste, même si lui-même ainsi que toute chose en ce monde ne sont ni l'authentique capitalisme, ni l'authentique éducation, ni l'authentique « accroissement de richesses ». (Ibid.)

En remplaçant "capitalisme" par "libéralisme" nous obtenons un magnifique plaidoyer pour le libéralisme économique vu d'un point de vue chrétien. Pourtant le patriarche Cyrille et le pape François se veulent clairement antilibéraux au nom du respect de la personne humaine et si le libéralisme que critique le patriarche se place plus sur le plan de la morale et de l'éthique sa composante économique n'est jamais très loin et se trouve clairement visée dans la critique du Pape.

Deux professeurs à l’ESSEC, Marc Guyot et Radu Vranceanu, ont publié dans la très économique "La Tribune" une défense du libéralisme économique qui répond aux critiques du Pape. Ils se placent évidement sur un point de vue purement moral, sans référence explicite à la Révélation chrétienne comme le fait le père Alexandre; mais bon nombre de ces arguments s'appliquent aussi bien à la Russie qu'à l'Occident et il me semble toujours intéressant de voir les rapports qu'on peut établir entre économie et religion.

VG.

Marc Guyot et Radu Vranceanu: L'économie de marché ne réduirait pas la pauvreté?

A l'occasion de la première année de pontificat du Pape François, une des questions qui ont le plus agité les observateurs est celle des convictions économiques de ce Pape, semblant aux antipodes de celles de ses prédécesseurs. Ses positions sont clairement antilibérales, et pour être tranquillement antilibéral le Pape a annoncé qu'il n'était pas marxiste, annonce qu'on peut traduire par: «je ne suis pas marxiste alors laissez moi être antilibéral tranquillement».

Dans son schéma anti libéral, le Pape oppose de façon manichéenne d'un côté un monde « libéral », qu'il décrit comme le règne de la compétition sans autre règle que la loi du plus fort, et d'un autre côté, un monde où le gouvernement, axé sur le bien public et conscient du primat de l'humain sur la richesse, interviendrait pour corriger les inégalités et s'assurer de l'accès de chacun aux biens de première nécessité.
Pour enfoncer le clou, le Pape prétend qu'il n'a jamais vu de débordement positif du développement économique, tiré par le développement des marchés, profiter aux plus pauvres. Si son diagnostic s'appuie sur l'observation des favelas en Argentine ou au Brésil, on pourrait lui donner raison. Est-ce pour autant une preuve que l'économie de marché ne contribue pas à la réduction de la pauvreté ?

Bien au contraire. Etant donné les conditions nécessaires pour obtenir un système libéral, et le fait que ces conditions sont absentes dans la plupart des pays d'Amérique Latine, le résultat obtenu est exactement ce qui arrive en l'absence de libéralisme à savoir, pauvreté, corruption, absence d'infrastructure publique et une Eglise qui déploie des efforts colossaux pour contrebalancer, dans la limite de ses moyens, les conséquences usuelles d'un gouvernement interventionniste dans une économie non libérale.

Les oublis du pape

A regarder de plus près, hormis dans leurs discours pour les foules, les gouvernements ont rarement les qualités que leur prête naïvement le Pape en termes de soucis des plus pauvres. Le Pape, d'ailleurs, ne cite aucun de ces fameux gouvernements centralisés qui auraient allégé effectivement la misère et il serait bien en peine vu qu'il n'y en a pas.

Sa compréhension de la crise de 2008, supposée causée par l'idéologie de déréglementation, prête également à sourire quand on songe que les marchés financiers sont l'une des activités les plus régulées au monde. Le Pape semble oublier qu'une des causes importantes de la crise est le développement de prêts immobiliers de faible qualité en réponse à la décision du gouvernement américain de stimuler l'accès à la propriété des ménages défavorisés. La mauvaise régulation Européenne a poussé les banques à gaver leur bilan de titres de type AAA sans un contrôle strict de leur contenu, a conduit a une surexposition aux prêts immobiliers américains et a précipité l'Europe dans une crise qui a duré plus de cinq ans.

L'économie de marché protège la liberté d'action

L'opposition du Pape au libéralisme, qu'il conçoit comme un monde sans règles, et sa position en faveur d'un interventionnisme actif de gouvernements bienveillants et compétents (vraisemblablement en lutte contre les spéculateurs, multinationales et autres accapareurs de légende) semble liée au primat de l'argent et à la négation de l'humain qui existerait dans la première société et non dans la seconde.

Il est vrai que l'économie de marché n'affiche pas ostensiblement le primat de l'humain ; elle semble n'avoir pour objectifs que le maintien de marchés concurrentiels pour l'ensemble des biens marchands, le maintien d'une structure de concurrence à l'intérieur du pays, la mise en place du libre échange avec les pays extérieurs et l'organisation de marchés du travail et du capital flexibles.

Mais elle est particulièrement humaine, car elle protège le bien le plus important de la personne humaine qui est la liberté d'action, y compris d'action économique. En revanche, un gouvernement interventionniste et omniprésent du style Peron, Kirchner, Chavez et autres leader maximo ne sera jamais en reste d'affichages populistes variés, le bonheur du peuple et la fraternité étant souvent mis en avant. Mais au bout du chemin, on retrouve toujours les mêmes résultats : corruption, favoritisme, effondrement économique, pauvreté, et suppression des libertés dans des tentatives désespérées de garder le contrôle sur des populations révoltées.

L'économie libérale: une vraie vision du bien commun


Contrairement à ce que semble croire le Pape, l'économie libérale requiert un Etat fort et repose sur une vision du bien commun qui est au rebours de ce qu'il croit y voir.

Le principe de l'économie de marché est de briser la puissance du grand capital en imposant une certaine dispersion des firmes et en leur imposant une pression qui les contraint à se mettre au service des consommateurs. C'est là tout le principe de la concurrence et de son fer de lance juridique et opérationnel, l' « Antitrust ».

Lorsque le capital est fragmenté, lorsqu'il est reparti entre plusieurs entreprises, une concurrence vive renverse le rapport de force entre le capital et les consommateurs, quel que soit leur revenu. La réalisation de profits positifs est conditionnée, non plus à l'exploitation d'une rente de monopole par des corporations, mais à l'innovation et à l'efficacité. Le plus grand nombre d'individus a ainsi accès au plus grand nombre de biens, au meilleur prix possible et profite en permanence des améliorations que la recherche et l'innovation peuvent apporter. Le système se passe donc de la bonne volonté des patrons. Ils sont « domptés » et leur énergie, leur appétit de pouvoir et de puissance sont mis au service du plus grand nombre.

La magie du système libéral

Le fonctionnement de l'économie libérale échappe donc complètement au Pape puisque celui-ci pense que les pauvres ne profiteront jamais du système car les riches ne voudront jamais partager. La magie du système libéral est qu'il profite à tous, sans avoir besoin de la bonne volonté des puissants. C'est un système qui est vertueux par lui-même et qui ne nécessite pas que ses membres aient la vertu du partage. Bien évidemment s'ils l'ont, l'ensemble fonctionne tout aussi bien.
De plus, ce système est en conformité avec la doctrine sociale de l'Eglise en ce qu'il repose sur la responsabilité individuelle et la liberté d'entreprendre. Jean Paul II, dans son encyclique, Centesimus Annus, avait bien rendu cette justice à ce système en soulignant que « il semble que, à l'intérieur de chaque pays comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l'instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre de façon appropriée aux besoins ».

L'accord de Doha, qui ouvre un peu les frontières, va doper la production mondiale de 700 milliards de dollars

Concernant la méfiance radicale du Pape vis-à-vis de ce qu'il appelle la théorie du ruissellement, il n'est que de rappeler l'impact que devrait avoir la signature début 2014 du Doha Round de simplification des échanges internationaux. C'est en réalité un petit pas puisqu'il ne concerne ni l'agriculture, ni les services financiers ni les droits de propriété intellectuelle. En revanche, la simple facilitation des échanges devrait dynamiser la production mondiale de 700 milliards de dollars. Cette simple évocation de ce que peut faire un accord de facilitation de la mondialisation et ses effets bénéfiques sur la pauvreté et le chômage constitue une réponse simple au pessimisme radical exprimé par le Pape à propos de l'impact de l'extension de la mondialisation et de l'ouverture des marchés. Le monde entier, à commencer par les travailleurs des pays émergents, vont en profiter.

Source

Rédigé par Vladimir Golovanow le 2 Mai 2014 à 09:47 | 8 commentaires | Permalien


Commentaires

1.Posté par Daniel le 02/05/2014 17:43
Le libéralisme est avant tout une doctrine philosophique et non économique qui prône la souveraineté de l'individu sur lui-même et sur ces seuls biens et non sur autrui et ceux d'autrui... Le côté économique (sachant qu'il n'existe pas de libéralisme économique de nos jours mais un capitalisme de connivence comme le montre le sauvetage des banques) est une conséquence de la doctrine philosophique. Dans les faits, les gens parlent de libéralisme sans savoir de quoi il s'agit.

2.Posté par John le 03/05/2014 22:41
Je ne crois pas qu'il le soit. Le libéralisme place trop l'individu au centre.

3.Posté par Daniel le 04/05/2014 06:56
Libéralisme, socialisme, et compagnie sont en fait tous des humanismes humano-centrés qui se passent de Dieu. Aucun n'est chrétien en soi...

4.Posté par Vladimir.G: "une idée inhérente au projet de Dieu sur le monde." le 04/05/2014 10:47
Cet article traite de l'approche chrétienne de l'économie libérale dont "Le fonctionnement échappe donc complètement au Pape" (dixit nos professeurs à l’ESSEC) et correspond à "une idée inhérente au projet de Dieu sur le monde" pour le père Alexandre. J'ai mis ensemble ces textes pour mettre en avant la grande différence d'approche entre Orthodoxes et Occidentaux, même quand il s'agit de défendre une position quasi commune: le père Alexandre prend pour base les Écritures pour justifier cette approche chrétienne de l'économie libérale alors que les deux auteurs, que Patrice de Plunkett qualifie de "libéraux en milieu catho" dans son "bloc-notes de journaliste chrétien" (*), ne considèrent que des principes de morale générale et humaniste. Ceci me parait très caractéristique et fait évidement partie de nos difficultés à nous comprendre...

(*) http://plunkett.hautetfort.com/archive/2014/04/02/nouvelles-attaques-des-liberaux-contre-le-pape-francois-5338372.html

5.Posté par Tchetnik le 04/05/2014 14:52
Ces deux auteurs sont aussi "catholiques" qu'un couscous-boulettes.

L fait qu'ils soient nés en "Occident" n'en fait pas des "Occidentaux`" ni même des représentatifs de la manière de penser et de la civilisation "Occidentale" laquelle est, dans son héritage spirituel fondateur et ses référentiels, largement similaires à la civilisation Chrétienne Orthodoxe (dont elle fit partie pendant 1000 ans du reste).

Ces deux auteurs se réclament en apparence d'une certaine manière d voir le catholicisme, mais sont en réalité d'avantage représentatifs des "lumières" qui sont aussi anti-occidentales que la révolution française ne fut antifrançaise.

Prendre de telles personnes pour représenter la "pensée occidentale" est aussi cohérent que de prendre Voltaire pour représenter la civilisation Chrétienne. Un contre sens.

6.Posté par Tchetnik le 04/05/2014 14:55
""A regarder de plus près, hormis dans leurs discours pour les foules, les gouvernements ont rarement les qualités que leur prête naïvement le Pape en termes de soucis des plus pauvres. Le Pape, d'ailleurs, ne cite aucun de ces fameux gouvernements centralisés qui auraient allégé effectivement la misère et il serait bien en peine vu qu'il n'y en a pas.""

-Il en existait, si.

En l'occurrence les gouvernements royaux, de par les innombrables chartes qui en font foi, qu'ils émettaient et main dans la main avec l'action de l'Église, avaient à cœur d'assurer les conditions de vie les plus dignes pour un maximum de leurs sujets et d représenter la nation au dela des intérêts partisans d'une classe sociale.


7.Posté par unequestion le 14/05/2014 11:39
J'ai une question , et je ne trouve pas la réponse sur internet. Avant, le prêt à intérêt était critiqué par l'Eglise. Saint Jean Chrysostome a fait des homélie contre l'usure. Aujourd'hui l'Eglise Orthodoxe semble tolérer le système bancaire actuel basé sur le prêt à intérêt. Il n'y a pas, à ma connaissance, de banques orthodoxes, à la façon des banques islamiques qui respectent l'interdiction de l'usure.

Voici mes questions : Depuis quand cela à changé ? Sur quelle base l'Eglise Orthodoxe a accepté ce qu'elle n'acceptait pas auparavant ? Comment cela se justifie ?

8.Posté par Vladimir G: Le monde orthodoxe, un objet géopolitique méconnu ? le 19/12/2017 23:12
Par Thomas TANASE*, le 17 décembre 2017

A l’approche du Noël orthodoxe (7 janvier), cet article offre une lecture géopolitique inédite de l’orthodoxie, en relation avec la problématique de la mondialisation.

Comment le monde orthodoxe est-il lui aussi un des protagonistes de la mondialisation ? À travers cet article, il s’agit de comprendre l’orthodoxie par son universalisme pour ensuite se pencher sur le rôle des Églises orthodoxes dans le retour du religieux. L’auteur montre comment, à l’ère globale, le monde orthodoxe se déterritorialise. Enfin, T. Thanase présente l’orthodoxie en tant qu’acteur dans les conflits de la mondialisation. Ce texte brillant, très solidement documenté, contribue donc à éclairer la mondialisation sous un nouveau jour.

POUR BEAUCOUP, l’orthodoxie est dans le fond une forme de christianisme local, composée d’Églises nationales voire nationalistes. Dans les Balkans elle prendrait une forme quelque peu pittoresque, débouchant souvent sur un esprit de clocher à l’origine de conflits animés. En Russie, elle prendrait le visage de l’alliance avec un impérialisme agressif. Son organisation sur des bases nationales, à la différence par exemple du catholicisme, serait la preuve d’une absence d’universalisme ; elle ne pourrait pas être considérée comme une religion « globale » à l’heure de la mondialisation [1].

Cette vision a pour elle d’être en fait très ancienne. Déjà au Moyen Âge, la papauté se définissait comme universelle par rapport à une chrétienté byzantine caractérisée comme « grecque » et inscrite sur la liste des Églises « orientales » séparées de Rome. L’historiographie contemporaine a souvent repris le thème du « césaropapisme » byzantin, faisant de l’Église orthodoxe une Église soumise au pouvoir politique. L’orientalisme du XIXe siècle a lui aussi laissé son empreinte, l’orthodoxie devenant une sorte d’ailleurs, parfois séduisant, de la Grèce à la Russie, mais toujours autre, différent et immobile à travers les âges. Enfin, on retrouve avec la crise yougoslave des années 1990 l’idée d’une civilisation orthodoxe trop différente pour pouvoir véritablement mettre en place des démocraties viables, vision prolongée par la peur actuelle d’une Russie dépeinte comme principale menace contre les « valeurs démocratiques et libérales ». Mais il est vrai qu’il s’agit d’un discours souvent repris par les orthodoxes eux-mêmes, qui ne manquent pas de souligner l’ancienneté de leur foi, sa permanence à travers les siècles et de montrer leur méfiance envers le libéralisme occidental.

Dans cette perspective, la question d’une géopolitique du monde orthodoxe n’aurait qu’un intérêt réduit. Sur le fond, elle reviendrait à étudier les différents pays orthodoxes, leurs blocages face à la modernité et les innombrables conflits de juridiction entre Églises. Pourtant, la réalité est plus complexe. Le monde orthodoxe a une influence multiforme. Il participe aussi pleinement des enjeux liés au retour du religieux et à la mondialisation. Nous chercherons donc à montrer comment, à travers une pluralité d’acteurs qui ne peut se réduire à la seule Russie, le monde orthodoxe est-il lui aussi un des protagonistes de la mondialisation, qui joue son rôle dans les équilibres internationaux ?

À travers cet article, il s’agira de comprendre l’orthodoxie par son universalisme pour ensuite se pencher sur le rôle des Églises orthodoxes dans le retour du religieux. Nous verrons subséquemment comment, à l’ère globale, le monde orthodoxe se déterritorialise. Enfin, nous étudierons l’orthodoxie en tant qu’acteur dans les conflits de la mondialisation.

Lire l'article sur: https://www.diploweb.com/Le-monde-orthodoxe-un-objet-geopolitique-meconnu.html

* Diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris, agrégé et docteur en histoire, ancien membre de l’École française de Rome. Spécialiste de l’histoire de la papauté et de ses relations avec l’Asie, il a notamment publié "Jusqu’aux limites du monde. La papauté et la mission franciscaine, de l’Asie de Marco Polo à l’Amérique de Christophe Colomb" (École française de Rome 2013) et une nouvelle biographie de Marco Polo (Éditions Ellipses, 2016).

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