Comme je le soulignai dans un commentaire précédent, ce sujet constitue un point crucial pour l'unité orthodoxe et il n'est donc pas étonnant que, à peine a-t-on appris que le Saint-Synode de l’Eglise russe avait décidé de créer "un groupe de travail qui se consacrerait à l’étude de la question de la primauté dans l’Eglise orthodoxe" que plusieurs commentaires ont été émis par des prêtres du patriarcat de Constantinople.

Le p. Job Getcha (3) y consacre le début d'une interview sur le site ukrainien risu.org. Après avoir rappelé les canons et le principe évident qu'une Église autocéphale ne peut seule changer des règles établies, même si elles apparaissent désuètes, mais que seul le Concile Œcuménique peut le faire, le P. Job présente la pratique de la primauté au sein du Patriarcat de Constantinople. Il indique que chaque évêque applique le 34ème canon des Apôtres: chaque évêque doit savoir qui parmi eux est le premier, le reconnaître comme primat et "ne rien faire de particulier" sans son accord; et de même le primat ne doit rien entreprendre sans leur accord: le Patriarche, évêque de Constantinople, préside le Synode du Patriarcat et, à ce titre, il est "dans" et non "au dessus" du Synode; il ne peut rien décider sans l'accord des autres membres du Synode ni, comme tout évêque, se mêler des affaires des autres diocèse. On ne peut donc pas parler de papisme oriental (3), conclut le p. Job.

Les privilèges du Patriarche de Constantinople doivent aussi être vues dans l'esprit du 34ème canon: les primats des Églises autocéphales doivent savoir qui parmi eux est le premier, le reconnaître comme primat et "ne rien faire de particulier" sans son accord; et de même le primat ne doit rien entreprendre sans leur accord. Le Patriarche de Constantinople peut recevoir les appels /en cas de désaccord entre un évêque et son primat/ et prendre soin de l'unité de l'Église en convoquant des réunions œcuméniques dans lesquelles participent les primats de chaque Église autocéphale, ou leurs représentants, mais seul, de façon unilatérale, il ne peut rien décider. C'est ce que nous faisons comme l'a démontré la réunion au Phanar l'an dernier, dit le p. Job.

Pour ce qui concerne le dialogue avec l'Église Romaine, le p. Job rappelle que les théologiens orthodoxes ont toujours souligné que nous n'avons pas d'autre norme que les dogmes et canons du premier millénaire. Nous comprenons donc la primauté comme exposé plus haut et Mgr Jean de Pergame vient de déclarer que "si nous trouvons une conception de la primauté universelle du pape qui ne diminuerait pas la globalité de la nature de chaque Église autocéphale, cette conception là serait pour nous recevable".

Revenant enfin sur l'interview de Mgr Hilarion de Volokolamsk à propos de la position du Patriarcat de Moscou (4) le p. Job précise que les dytiques font la distinctions entre les "anciens" patriarcats (Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem) et les "nouveaux" patriarcats (Moscou, Serbie, Roumanie, Bulgarie et Géorgie) et cela provient du fait que le statut des "anciens" patriarcats a été établis par les Conciles œcuméniques du Ier millénaire, et nous considérons donc que ce statut s'impose aussi à l'Église occidentale (sic), puisqu'elle a participé aux décisions de ces Conciles. Par contre les "nouveaux" patriarcats sont apparus au cours du IIe millénaire et leur statut n'a été reconnu qu'au niveau inter-orthodoxe, à l'initiative du Patriarcat de Constantinople, mais n'a pas été confirmé par un Concile œcuménique.

La suite de l'interview est consacrée à la question ukrainienne dont je traiterai dans une note séparée.

Commentaire: la position de Constantinople est ainsi posée. Certains points sont évidement acceptés par tous, mais d'autres sont, à mon sens, à discuter pour prépare ces décisions du Concile auxquelles se réfère le p. Job, surtout si on considère, comme l'a écrit le p. Alexandre Schmemann, que "ce n’est pas le texte nu des canons qui est la mesure de l’organisation ecclésiale, mais le témoignage au sujet de la Tradition qu’il renferme. Seule une telle conception des canons fournit un critère ecclésial objectif pour déterminer si tel ou tel canon est applicable ou non dans des circonstances données, elle seule nous enseigne la manière de les appliquer.

Quand nous essayons de déterminer la norme canonique de notre organisation ecclésiale dans les circonstances où Dieu a voulu nous faire vivre, nous devons avant tout autre chose nous rappeler ce que l’Église a toujours et partout manifesté par son organisation externe, ce contenu essentiel qui est aussi ce que nous indiquent les canons".(5). La création du groupe de travail par l'Eglise russe pour préparer ce débat parait ainsi particulièrement bien venue, cette Église ayant de loin le plus de possibilité, y compris pour la recherche théologique. Mais personne n'a dit, à ma connaissance, que ce groupe de travail prendrait des décisions A LA PLACE du concile: il s'agit la d'un faux procès et de faux arguments qui ne devraient pas avoir court entre Orthodoxes.

Ainsi Orthodoxie.com s'est fait l'écho d'un article plus polémique et moins argumenté: le p. Makarios Griniezakis, archimandrite du Trône œcuménique et prêtre de l'archevêché de Crète, réagit à une interview du p. Maxim Kozlov, membre du groupe de travail crée par le Patriarcat de Moscou. Je n'ai pas trouvé de traduction de cette interview, mais le p. Maxim semble surtout rappeler le rôle important du Patriarcat de Moscou dans l'Orthodoxie(6). Le p. Makarios se déclare d'emblée choqué par le principe même d'un tel groupe de travail et rappel l'interprétation même des canons que conteste le patriarcat de Moscou(7). Nous avons bien là deux interprétations différentes des mêmes canons que seul le Concile peut trancher, comme le rappelle aussi bien le p. Makarios que le p. Job et que personne ne conteste, et, comme je l'écris plus haut, il parait tout à fait sein de s'y préparer sérieusement.

Note du rédacteur:

(1) Le P.Job est présenté comme un clerc du Patriarcat de Constantinople, seul Ukrainien à faire partie de la suite de patriarche Bartholomé I lors de sa visite en Ukraine, membre du groupe de travail Orthodoxe-catholique Saint Irénée et de plusieurs Instituts Orthodoxes

(2) Version russe

(3) Mais, conformément à la loi turque, seuls les évêques turcs font partie du Saint Synode et du Concile des évêques du patriarcat de Constantinople. Les diocèses de la diaspora dépendants de Constantinople, qui représentent pourtant la majorité du Patriarcat, sont donc totalement exclus de ce processus de décision et leur situation ecclésiale rappelle par cela le catholicisme: ils sont à l'écart des décisions prises par une sorte de Curie (appelée ici synode des évêques turcs) et le primat et élu par une sorte de conclave (appelé ici concile des évêques turcs). Il est bien étonnant que personne ne soulève se problème là!

(4) Je pense qu'il s'agit de la même position que celle citée par le p. Makarios, dont je parle plus loin

(5) In "Église et organisation ecclésiale" Paris, 1949. Messager ecclésiastique de l’Exarchat orthodoxe russe d’Europe Occidentale. Traduction : D.S.

(6) Je cite le texte du p. Makarios: «la place du Patriarcat de Moscou dans la Pentarchie des anciens Patriarcats est très importante …»… «que le Patriarcat de Moscou après la chute de Rome occupa une place parmi les cinq plus importantes Églises et étendit sa juridiction sur un certain nombre de pays». Avant de rappeler les canons, le p. Makarios dénonce cet usage du mot "Pentarchie", qu'il ne veut appliquer qu'au premier millénaire, alors que nombres de théologiens parlent de "reconstitution de la Pentarchie" avec la promotion du Patriarcat de Moscou.

(7) Cf. Lettre de patriarche Alexis II à patriarche Bartholomée I du 18 mars 2002.

Rédigé par Vladimir Golovanow le 8 Septembre 2009 à 09:40 | 7 commentaires | Permalien


Commentaires

1.Posté par Marie Genko le 14/09/2009 21:38
Cher Vladimir,
Vous avez fait ici une communication si intéressante et si complète, qu'il n'a pas semblé nécessaire à qui que cela soit de vous poser de questions supplémentaires.
Pourtant l'étonnant problème concernant l'exclusion des diocèses de la diaspora dépendant de Constantinople dans le processus des décisions me semble une douloureuse évidence à laquelle il serait important d'apporter des solutions.
Solutions prises en respect des usages et des traditions qui ont toujours été en vigueur dans les autres patriarcats orthodoxes.


2.Posté par Marie Genko le 15/09/2009 09:21
Cher Vladimir,
Je voudrais encore ajouter que j'ai lu avec un immense intérêt les paroles du Père Job concernant le dialogue avec l'Église romaine.
Il ne me semble pas du tout impossible que Sa Sainteté Benoît XVI ne souhaite engager un dialogue avec les orthodoxes, sur les bases auxquelles le Père Job fait référence.
Par ailleurs, lorsqu'un Patriarcat souffre, comme cela est le cas pour Sa Sainteté Bartholomé, soumis aux lois turques, tous les orthodoxes devraient se mobiliser pour lui venir en aide!
Comment pouvons-nous faire pression sur l'État turc, pour obtenir un statut d'exception pour le Patriarche de Constantinople?
Nous, citoyens de l'Union Européenne, sommes membre d'une Union d'États, qui se défend de ses racines chrétiennes....
Ce n'est qu'en tant qu'électeurs que nous pouvons espérer avoir une influence si minime soit-elle.
Peut-être devrions-nous nous mobiliser pour obtenir ce statut d'exception pour le Sa Sainteté Bartholomé?
Et si l'État Turc est sourd à nos demandes, peut-être que l'État grec serait plus réceptif et proposerait un accueil digne dans une ville grecque, ou sur le Mont Athos, au Patriarche de l'ancienne métropole de l'empereur Constantin?
Il me semble contre nature, que les diocèses dépendant du "primus inter pares" de l'orthodoxie, soient exclus du processus de décisions de ce patriarcat.


3.Posté par vladimir le 15/09/2009 22:32
@Marie (Maroussia pour les amis, je crois...),
Merci pour vos commentaires.
Je pense que l'essentiel est de garder les pieds sur terre: nous (les Orthodoxes) n'avons pas à nous en mêler de changer la loi turque et nous devons même la respecter (rendons à César...). Le traité de Lausanne (1923) définit et garantit le Patriarcat comme un établissement religieux demeurant à Constantinople et s'occupant des affaires purement spirituelles de la minorité de nationalité turque et "de religion grecque-orthodoxe" et nous devons nous y conformer. Et je voudrais rappeler une interview du Patriarche Athenagoras Ier (1948-1972) cité par feu Olivier Clément (cf. file:///C:/Users/Utilisateur/Documents/ORTH/Olivier%20Clement%20constantinople%20.htm): "Partir d'ici ? C'est exclu. Le patriarcat n'a jamais quitté cette ville, sauf pendant cinquante-sept ans, au 13eme siècle, quand elle fut occupée par les latins, et qu'il s'est réfugié à Nicée. Aujourd'hui, s'installer à Thessalonique ou à Patmos, se serait s'identifier à la Grèce, alors que le patriarcat se situe au-dessus des nations. De ce point de vue, je considère comme une bénédiction de siéger dans un pays de constitution laïque et à majorité musulmane. Istanbul est à la croisée des routes du monde, un pont entre l'Europe et l'Asie, l'Occident et l'Orient, le christianisme et l'islam. Et nous, au patriarcat, nous nous considérons nous-mêmes comme un pont entre les peuples, nous refusons les murs qui divisent. Certes, nous ne pouvons cacher ni notre pauvreté, ni une certaine précarité. L'une et l'autre me semblent en accord avec l'esprit de l'évangile. C'est une erreur de penser qu'un témoignage spirituel a besoin de la richesse et de la puissance. Voyez les moines : plus ils sont pauvres, plus ils jeûnent, non seulement de nourriture, mais de nos illusions et de nos folies, plus ils font place à la force de l'Esprit et rayonnent dans l'invisible, mais aussi dans le visible, sur la face cachée de l'histoire."

Tout ceci justifie pleinement l'existence et le maintien du Patriarcat de Constantinople. Mais, peut-il, dans ces conditions, assurer ce rôle de primat de l'Eglise Orthodoxe? Historiquement, la primauté d'honneur, établie par la règle 3 du IIe Concile œcuménique, a été donnés à l'Eglise de Constantinople parce que cette ville était devenue "la ville de l’empereur et du sénat" (cf. http://oltr.france-orthodoxe.net/html/patriarches2002fr.html). Doit on en rester lé alors que les conditions ont totalement changé, que seule une petite poignée d'évêques participe aux décisions et à l'élection de son primat et que le gouvernement turque peut radier qui il veut de la liste des éligibles?

NB: je ne l'avais pas précisé dans mon commentaire, mais j'ai pensé ensuite que tous nos lecteurs ne le savent peut-être pas, l'Archimandrite Job (Getcha) est professeur à l'Institut de théologie orthodoxe Saint Serge et membre du Conseil de l'Archevêché "de Daru". Toutefois cela n'était pas du tout mentionné dans l'article que j'ai cité. Cf. aussi sa conférence sur http://www.exarchat.org/spip.php?article52

4.Posté par Marie Genko le 16/09/2009 11:29
@Vladimir,
Merci pour toutes ces précisions qui échappaient complètement à ma terrible ignorance!
Le Patriarche Athenagoras a certainement été une grande figure de l'orthodoxie du siècle dernier. Les quelques lignes, que vous citez, de l'interview qu'il avait accordée à Olivier Clément, si courtes soient-elles, témoignent de son exceptionnelle personnalité.
Pour ce qui est du rôle du Primat de l'Église orthodoxe, et des libertés d'actions qui lui sont nécessaires, je suppose que le prochain grand concile panorthodoxe abordera cette question et s'efforcera avec l'aide de l'Esprit Saint de lui trouver une solution.
J'ai aussi lu avec intérêt que le patriarcat n'avait pas hésité à se réfugier à Nicée au 13ème siècle.
Après tout peut-être que Sa Sainteté Bartholomé ne partage pas le point de vue de son prédécesseur et qu'il serait prêt à changer son lieu de résidence?
Ou bien peut-être que l'État grec, qui ne souhaite apparemment pas accueillir le patriarcat sur son sol, pourrait obtenir du gouvernement européen qu'un statut de liberté particulière soit accordé par les Turcs au patriarcat de Constantinople, afin que ce dernier puisse fonctionner au moins aussi bien que les autres patriarcats.
Dans le cas contraire, si je suis bien votre raisonnement, nous risquons de voir des voix s'élever pour demander qu'un autre patriarcat remplisse la fonction de "primus inter pares"?
Je suis très optimiste et confiante dans l'approche des théologiens orthodoxes.
Ils nous ont récemment montré leur volonté de paix et leur respect de nos traditions dans leur dernière réunion de Chambésy. Je suis certaine que leur prière a été agréable au Seigneur et que l'Esprit Saint va continuer à les éclairer pour le plus grand bien de l'Orthodoxie toute entière!


5.Posté par Marie Genko le 16/09/2009 11:32
@Vladimir,
Merci pour toutes ces précisions qui échappaient complètement à ma terrible ignorance!
Le Patriarche Athenagoras a certainement été une grande figure de l'orthodoxie du siècle dernier. Les quelques lignes, que vous citez, de l'interview qu'il avait accordée à Olivier Clément, si courtes soient-elles, témoignent de son exceptionnelle personnalité.
Pour ce qui est du rôle du Primat de l'Église orthodoxe, et des libertés d'actions qui lui sont nécessaires, je suppose que le prochain grand concile panorthodoxe abordera cette question et s'efforcera avec l'aide de l'Esprit Saint de lui trouver une solution.
J'ai aussi lu avec intérêt que le patriarcat n'avait pas hésité à se réfugier à Nicée au 13ème siècle.
Après tout peut-être que Sa Sainteté Bartholomé ne partage pas le point de vue de son prédécesseur et qu'il serait prêt à changer son lieu de résidence?
Ou bien peut-être que l'État grec, qui ne souhaite apparemment pas accueillir le patriarcat sur son sol, pourrait obtenir du gouvernement européen qu'un statut de liberté particulière soit accordé par les Turcs au patriarcat de Constantinople, afin que ce dernier puisse fonctionner au moins aussi bien que les autres patriarcats.
Dans le cas contraire, si je suis bien votre raisonnement, nous risquons de voir des voix s'élever pour demander qu'un autre patriarcat remplisse la fonction de "primus inter pares"?
Je suis très optimiste et confiante dans l'approche des théologiens orthodoxes.
Ils nous ont récemment montré leur volonté de paix et leur respect de nos traditions dans leur dernière réunion de Chambésy. Je suis certaine que leur prière a été agréable au Seigneur et que l'Esprit Saint va continuer à les éclairer pour le plus grand bien de l'Orthodoxie toute entière!

6.Posté par Wormwood le 16/09/2009 20:32
J'ai cru comprendre que le P. Job (Getcha) a demandé à ne plus faire partie de l'Exarchat de la rue Daru, ce qui lui a été accordé par Mgr Gabriel. Il dépend maintenant directement du Synode du Patriarcat œcuménique. Je ne pense pas qu'il poursuive son enseignement à Saint Serge, le programme académique 2009-2010 ne le mentionne pour aucune matière. Cette nouvelle affectation était assez prévisible en raison de ses qualités personnelles reconnues au Patriarcat, et après l'échec de sa réélection comme doyen de l'Institut, effet d'une cabale, dit-on.
Il est désolant de constater l'aptitude des dirigeants assez médiocres de l'Exarchat d'écarter systématiquement les esprits brillants propres à les sortir de la situation désastreuse dans laquelle ils pataugent.

7.Posté par vladimir le 19/09/2009 21:06
La question de la primauté également été abordée à travers le dialogue théologique entre les Églises orthodoxes et l'Église catholique lors de la visite de Mgr Hilarion de Volokolamsk à Rome qui est en cours actuellement. Ce dialogue achoppe sur le refus par l'Eglise russe du "document de Ravenne" sur la primauté au premier millénaire et Mgr Hilarion a affirmé "qu'il existe aujourd'hui deux approches de cette question: l'Église catholique est attachée au modèle ecclésiologique qui prévoit un centre administratif de l'ensemble de la chrétienté, tandis que l'Orient orthodoxe demeure fidèle à une vision locale de l'Église."
Cf. http://www.egliserusse.eu/Rencontre-entre-le-pape-Benoit-XVI-et-l-archeveque-Hilarion-de-Volokolamsk_a860.html

Nouveau commentaire :



Recherche



Derniers commentaires


RSS ATOM RSS comment PODCAST Mobile