Le politologue Alexandre Rar: "Pussy Riot", conflit de civilisation et révolution
Traduit par Laurence Guillon

Le retournement des valeurs:

La Russie et l’Occident se trouvent à un nouveau tournant d’un conflit de civilisation. Le procès du groupe punk Pussy-Riot en est le révélateur. On considère en Occident que la Russie est revenue au moyen-âge et qu’on juge les chanteuses pour leur critique du régime. La communauté occidentale suppose, comme le démontre la lettre de soutien au groupe-punk des célèbres musiciens de rock occidentaux, que la protestation des chanteuses dans l’église du Christ-Sauveur est légitime du point de vue du droit des citoyens et de l’art contemporain et qu’il est illégal d’avoir retenu les jeunes femmes six mois en garde à vue. L’Occident libéral, héritier du droit romain, rappelle à la Russie que la liberté de parole aussi bien que la défense des droits des minorités dans l’Europe contemporaine ne souffrent pas de discussions et sont placés plus haut que tout. Ces droits doivent être reconnus par la Russie dans la même mesure que par la Syrie, l’Egypte, l’Ukraine, la Hongrie et autres pays où l’on constate à présent des conflits dans le domaine des droits de l’homme. Si dans un état n’existe pas de « société civile critique », ce pays n’est pas contemporain et peut devenir un paria mondial.

Dans les couches larges, et fondamentalement conservatrices, de la société russe, qui seulement 20 ans auparavant sont revenus à la conscience religieuse et aux traditions orthodoxes, le spectacle sacrilège des chanteuses dans l’église principale du pays suscite au contraire un rejet complet, et une hostilité irréconciliable. La Russie étant, sur le plan religieux, l’héritière de Byzance, n’acceptera pas la lettre de la loi si celle-ci contredit son sentiment de la morale ou de la justice. La Russie critique l’Occident d’avoir échangé sa culture chrétienne traditionnelle contre la pseudo-morale des valeurs libérales. Alors que l’Occident vit depuis déjà longtemps dans une civilisation postchrétienne, la Russie, au contraire, retourne aux sources autrefois perdues de l’Europe chrétienne.

L’Occident qui, lors de la guerre froide, critiquait le pouvoir athée en Russie qui détruisait la religion, accuse maintenant l’Eglise Orthodoxe Russe de fondamentalisme outrancier. En Russie, on considère cependant que les sentiments religieux de la majorité des croyants russes, qui n’eurent pas le droit à l’existence pendant presque tout le XX° siècle, doivent aussi être défendus contre la profanation et l’insulte. Si l’on autorise les concerts rock dans les églises protestantes, les danses, et si les femmes peuvent entrer dans l’enclos de l’autel, en Russie, on respecte encore avec une profonde piété les dogmes séculaires du christianisme. La Russie rappelle à l’Occident que, dans la Grèce encore pour l’instant européenne, il est interdit aux femmes de visiter la sainte montagne de l’Athos. Ceux qui violent la loi sont sévèrement punis.

Comme en 1968?

Les visions de monde de la Russie et de l’Occident ont presque changé de place. Mais dans la Russie elle-même, la société n’est pas homogène. Alors que les 2/3 de la population soutiennent des opinions qu’on peut caractériser comme conservatrices et traditionnelles, un tiers, et c’est là principalement la nouvelle classe moyenne éclairée, regarde le procès de Pussy-Riot avec les yeux de l’Occident. Ces gens-là veulent vivre comme en Europe, La Russie, avec sa « vision du monde particulière », leur est étrangère. Le nombre « d’occidentalistes éclairés » croît en flèche et, à la génération suivante, va constituer déjà la majorité des Russes.

En ce qui concerne les chanteuses de Pussy Riot elles-mêmes, la juste solution serait sans doute suggérée par le grand classique et connaisseur de « l’âme russe complexe », Fiodor Dostoïevski. Il recommanderait aux jeunes accusées de se repentir du fond du cœur, d’aller se confesser chez un prêtre. Celui-ci pourrait ensuite leur remettre leur péché. Et l’Eglise Orthodoxe ferait la croix sur l’affaire Pussy Riot.

Mais dans le monde actuel, et surtout en politique, et l’affaire des chanteuses est déjà arrivée au niveau de la grande politique internationale, tout n’est pas si simple. L’échauffement des passions entre l’Occident qui ne comprend pas la Russie et la Russie qui rejette les leçons de l’Occident va s’accentuer. Le conflit des civilisations va aussi exciter la jeune société russe postcommuniste. Les autorités russes doivent le comprendre. Seul un dialogue des autorités avec toutes les sphères de la société pourra éclaircir cette situation difficile. Il est vrai que la société civile en Russie est loin de se développer seulement sur un terrain libéral.

En Allemagne et en France, 23 ans après la fin de la deuxième guerre mondiale, se produisit la soi-disant révolution étudiante. L’une de ses causes en était le désir de la jeune génération cultivée, née après la guerre, d’influencer davantage la politique et l’ordre social de leurs pays. L’autre raison, de passer au plus vite des vestiges du passé autoritaire d’avant-guerre aux valeurs libérales. La révolution de mai 68, en fin de compte, n’eut pas lieu. Les autorités sont allées d’un côté à la rencontre des protestataires, de l’autre elles ont agité la peur de la « menace communiste » de l’Est. Les institutions gouvernementales résistèrent, bientôt régna l’ordre public, les gens se plongèrent entièrement dans la vie quotidienne et la consommation. Il n’est pas exclu que les passions russes actuelles connaissent finalement une issue analogue.

Alexandre Rar
"IZVESTIA"

Rédigé par Parlons d'orthodoxie le 13 Août 2012 à 17:47 | 23 commentaires | Permalien



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