Le réalisme religieux contre le terrorisme artistique
Un article de Daria Rochenia traduit par Laurence Guillon

Revue "FOMA"

Dans la région de Briansk, se trouve la petite ville de Klintsy. En 1707, une communauté de vieux-croyants, obligés de se réfugier ici depuis la Russie centrale, y fonda une petite colonie qui, avec le temps, devint une petite ville de province.
Près de l’entrée de la ville se dresse une statue. Non, ce n’est pas Lénine, ni les héros de la grande guerre patriotique. C’est une cloche-montagne de six mètres, couronnée d’une croix à huit extrémités, avec les figures d’un homme, d’une femme et d’un enfant. Ce monument, les habitants l’aiment bien et ne l’appellent pas entre eux autrement que la fourmilière. Ce n’est pas étonnant, car toute la superficie des flancs de la cloche est travaillée de petites représentations plates de vieilles demeures seigneuriales, d’isbas, d’églises, de jardins, et de gens. De simples sujets de la vie citadine : ici des pêcheurs, là des gamins qui volent des pommes dans le jardin du voisin, des amoureux sur un banc, un footballeur qui discute avec un motocycliste…
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Le réalisme religieux contre le terrorisme artistique
Ce monument a été élevé en 2007, en l’honneur de la célébration des 300 ans d’existence de la ville, et il est dû au ciseau du sculpteur Alexandre Smirnov.
Peut-être ne l’aurions nous pas remarqué (on a beau dire, ce ne sont pas les monuments qui manquent aujourd’hui), sans cette circonstance particulière.
Alexandre Smirnov est un célèbre sculpteur moscovite, dont les travaux sont conservés dans des musées et collections publics et privés, en Russie et en Europe, y compris à la galerie Tretiakov. Sa statue de saint Tikhon se dresse à Krimski Val, et celle d’Andreï Roubliov, à Nijni Novgorod.
Il est membre de l’Union des Artistes de Russie, du Fond Artistique International, de l’Union des Sculpteurs de Moscou, lauréat de nombreux prix et récompenses et, de formation, il est juriste. En 1975, il termina la faculté de droit du MGU et travailla assez longtemps dans sa spécialité.

« Je me suis toujours intéressé à l’histoire et à la philosophie, que j’ai étudié au MGU de façon approfondie ; l’histoire de la Russie, de l’Europe et de l’Amérique, l’histoire des doctrines politiques et sociales, se souvient Smirnov. Je me précipitais à la fac d’histoire pour suivre les cours d’histoire de l’art. Et à travers tout cela, je parvins insensiblement à la foi. Bien que je fusses baptisé depuis l’enfance, notre famille n’avait pas coutume d’aller à l’église, et personne ne nous y emmenait, ma sœur et moi. On préparait un koulitch pour Pâques, et c’était tout. Mais précisément dans les années 70, la foi devint pour moi quelque chose d’important. »
C’est à peu près à ce moment-là que Smirnov se passionna profondément pour la sculpture. Il travaillait de façon indépendante (son père lui avait appris, dès son enfance, à travailler le bois), allait à l’atelier populaire d’Oleg Ianovski. Le soir, en face du musée Pouchkine, dans la cave du bâtiment de « Glavpromstroïmaterial », se rassemblaient toutes sortes de types, mécaniciens et mathématiciens, constructeurs, conducteurs et juristes, ils buvaient du thé, modelaient des sculptures, évaluant leurs travaux réciproques et recevant les conseils du célèbre sculpteur. Cette période des années 1970-1980, Smirnov l’appelle « ses universités ». Il se mit alors à participer à des expositions dans toute l’Union Soviétique, à des concours, des symposiums. Et insensiblement, mais très logiquement, il en arriva à sa véritable manière.

« Gogol », « Tchaïkovski », « Roubliov », Sergueï Radonejski », « Alexandre Nevski », « Sisyphe », « le Chemin de Croix », « le Pécheur », « l’Ermite », « Icare », « Noé », « Jean Baptiste », voici la liste incomplète de ses œuvres. Réalisés en bronze, granit, glaise, bois, elles sont réunies davantage par les objectifs que se donnait l’artiste que par leur genre.

« Ce n’est pas du tout un thème particulier, m’assure le sculpteur, il est habituel. Je le caractériserais sous toutes réserves par « réalisme religieux ». J’ai fini par comprendre avec le temps que le véritable héros de notre temps, c’est le moine, l’homme de prière. Pendant la période soviétique, les héros, c’étaient les ouvriers et les kolkhoziennes. C’étaient les rois que nous avions… Mais aujourd’hui… aujourd’hui, celui qui est devenu le héros de notre temps, c’est l’homme qui donne sa vie pour son prochain. Et même si de tels gens sont peu nombreux, ils peuvent retourner le monde. Et qui cela peut-il être sinon les moines ?
J’ai une œuvre en pierre, « Séraphim Viritsky ». Il est notre contemporain, mort en 1949. Et qu’était-il, sinon un héros, renouvelant l’exploit de Séraphim Sarovski, en restant, pendant la guerre, 1000 jours en prière ? Ce qui signifie que la guerre ne se gagnait pas seulement dans les tranchées, mais par la prière ? Personne alors, pendant la guerre, n’a touché à Séraphim Viritski, ni ne l’a bombardé, au contraire, dans sa ville, on a ouvert une église… Peut-être parce que cet endroit avait été sanctifié par un homme pareil ? Je considère que les signes de cette sorte, dans notre culture, des signes qu’aucune génération ne pourra ignorer, il y en a beaucoup…

Prenons Gogol, qui proposait dans ses « Morceaux Choisis de sa Correspondance avec ses Amis », de ramener la Russie au sein du culte. A ce culte dont nous nous nous sommes séparés. La culture s’est séparée de la religion, et qu’est-ce que cela lui a apporté ? Elle s’est vidée de son contenu, elle est devenue inutile. Ce dont elle s'occupe, c’est de la variété à grand spectacle. Nous nous sommes battus pour la liberté, et nous avons obtenu la licence. Pourtant, la religion ne retire pas la liberté. Le Seigneur lui-même appelle l’homme la pierre qu’il ne peut retourner. Il ne craint pas la liberté de l’homme, il le prévient seulement : si tu agis selon ton bon vouloir, porte la responsabilité de tes actes. Mais le plus drôle, c’est que la liberté se comprend aujourd’hui comme la possibilité de pécher, et même le plus possible…
Non, je ne considère pas que je nage à contre-courant, en refusant de complaire au spectateur, qui veut ceci ou cela. Car enfin l’art, ce ne sont pas les nouvelles dans le journal. On ne peut pas tout le temps servir de l’innovation. Voilà, je vais creuser avec le pied, comme Picasso, et tous seront contents. L’innovation ne correspond pas toujours à la vérité. On doit avoir envie de vivre avec une œuvre d’art, elle doit en quelque chose me compléter personnellement. De plus, si on est un peintre, un maître, et par conséquent, une autorité en la matière, alors la responsabilité est encore plus grande. On peut entraîner derrière soi les gens dans les broussailles, les fourrés, le marécage.

Prenez, par exemple, le sculpteur Andreïev, c’est un grand maître. Quel merveilleux monument à Ostrovski il a élevé ! Et quel homme gentil c’était, quel véritable grand-père Lénine il a représenté, à le voir, il prend tous les cœurs... Je ne dis pas cela en manière de reproche ou de jugement. Je dis que l’art est capable d’influencer la conscience. C’est pourquoi le but de l’artiste doit être de se dévouer à la vérité et de ne pas induire les gens en erreur ».
La responsabilité de l’artiste est plus grande que celle du bandit, car les œuvres du premier, de nombreuses années après la mort de leur auteur, continuent à apporter de la joie à ceux qui les regardent, ou bien à les troubler.
Smirnov cherche des révélations dans l’art, il les trouve aussi chez les autres artistes, remarquant humblement pour lui-même : « J’ai peiné, j’ai peiné, il me semble que c’est du bon travail, sur le plan du sens et sur celui de la composition, mais on ne sait pas, si c’est réussi. Cependant, c’est le mieux que je pouvais faire. »
Pour arriver au point de concentration nécessaire, trouver la meilleure résolution artistique et philosophique, il essaie encore et encore, combine les matériaux, les formes, les surfaces. Il fait des oeuvres par dizaines dans l’espoir d’une découverte. Il appelle son atelier un laboratoire. Et voilà que de ses mains jaillissent « Savvati Solovetski », « Boris et Gleb », « Alexandre Nevski », et le dernier moine de Valaam, « le père Symphorien ».
« Oui, l’art est sacré, c’est un trésor. En fin de compte, il est destiné à produire une icône, ce qui est un phénomène particulier supérieur du génie artistique. Pour moi, du moins, c’est comme une fenêtre, par laquelle nous pouvons apercevoir un autre monde, invisible, mais sensible. La « Trinité » de Roubliov, c’est une apothéose. Si tu peux poser ton travail à côté sans faire de tort à cette icône, cela veut dire qu’il n’est pas mal. Dans le cas contraire, mieux vaut l’enlever de là.

Dans l’art, ce n’est pas la forme, qui importe, il faut que sa pratique conduise à la prière. En ce sens la sculpture, comme discipline, n’est pas dans la position la plus favorable. La prière réclame des relations paisibles et contemplatives, statiques, et la sculpture apporte un élément d’inquiétude. Elle est en trois dimensions, on a besoin de la contourner, de la regarder, et elle n’est guère compatible avec la prière.
Comment faire ? Pour moi, faire une sculpture, qui donnerait envie de prier, c’est mon principal objectif, peut-être inaccessible. Mais il faut s’y efforcer et, en suivant cette direction, peut-être que voilà, on arrive à quelque chose qui tient debout. – Et Smirnov poursuit : ce que l’homme a de meilleur, ce sont en lui les manifestations de la religion, c’est pourquoi j’attire son attention de ce côté-là. Et si nous voyons de la religiosité chez quelqu’un d’autre, soit nous essayons d’y correspondre, soit elle nous enseigne quelque chose. D’une certaine façon, la lumière de cet homme parvient jusqu’à nous. De plus, la sculpture, c’est l’art de l’artillerie lourde. Et de la même façon qu’il est indigne de tirer au canon sur des moineaux, il est insensé, de la part d’un sculpteur, de faire un machin gigantesque. Nous encombrons l’espace de toutes sortes de stupidités. Nous circulons à travers cet espace, nous y vivons, et, à son tour, il agit fortement sur nous, et il n’y a rien à faire. Ce qui se passe dans le domaine de la sculpture, mais aussi de la peinture, de la musique, de la littérature, je l’appellerai le terrorisme artistique. Inaccessible, dangereux. En même temps, je ne sais pas comment cela doit être, je peux seulement constater le fait ou l’observer, et travailler. Et simplement, comme un chaton aveugle, chercher la porte de l’art véritable. »

Smirnov voyage beaucoup, collectionne les pierres pour ses miniatures, observe les gens, les situations, écoute les histoires.
Et voilà que maintenant, vont apparaître dans son atelier une amusante communiante, s’approchant de l’autel d’un chœur de campagne ; un groupe de gens sous un énorme Evangile qui les couvre tous les cinq ; un moine, portant son cercueil sur son dos ; des gens qui se hâtent aux vêpres.
« Je ne suis pas contre la littérature en sculpture. Il me semble qu’elle est le contenu sans lequel ne subsiste que de la plastique nue, tout simplement étrangère à la plupart. C’est comme d’inventer un alphabet qu’on est seul à comprendre. Et qu’as-tu dit, en substance, qu’as-tu partagé ? Et si nous regardons l’histoire de la sculpture, nous trouverons qu’elle fut toujours profondément pleine de sens, et en premier lieu, religieuse. Que l’on considère l’histoire de la Grèce, de l’Inde, la civilisation des Incas, et des Aztèques. Oui, le processus de libération des dogmes religieux s’est poursuivi et développé, oui, aujourd’hui, nous assistons à une apothéose de sacrilège et d’athéisme déclaré dans le domaine de l’art. Mais je crois, comme auparavant, que le but de l’art véritable est d’amener à Dieu. Bien sûr, dans l’histoire de notre patrie, la vision du monde s’exprimait davantage par la parole, la littérature. Je pense que, dans le domaine de la sculpture, nous n’avons simplement pas eu encore le temps de nous exprimer aussi profondément pour cela, en effet, il faut qu’une énorme quantité de gens, de maîtres, de petits maîtres, travaillent dans cette direction ».

Rédigé par Laurence Guillon le 16 Décembre 2010 à 12:36 | 0 commentaire | Permalien



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