Dans la conférence prononcée en janvier 1967 (*) Mgr Antoine faisait le point de vingt années d'œcuménisme écoulées depuis la fondation du COE. Un an après il revient sur le sujet dans une conférence prononcée à Genève, probablement dans le cadre d'une rencontre œcuménique. Il l'aborde là sous un angle théologique, en faisant ressortir deux thèmes principaux:

Une situation de devenir: après avoir rappelé que le but du mouvement œcuménique n'est pas de créer une nouvelle institution mais "de préparer les chrétiens désunis à former une Eglise unique", Mgr Antoine développe ce sujet en disant que "l'unité dont nous parlons est une espérance" et "qu'il y a constamment une action de Dieu, partout où Il n'est pas reconnu comme partout où Il est reconnu."… " Nous pouvons dire : oui, il est certain que la plénitude de l'Eglise réside là; mais nous ne pouvons pas dire qu’en dehors il n’y a pas de caractère ecclésial. Et c’est un enseignement déjà ancien. Déjà dans l'antiquité chrétienne on disait que le Seigneur a établi les sacrements, mais qu'Il est libre de se donner, de donner sa grâce, en dehors des sacrements."

La rencontre de l'autre qui remet en question notre connaissance de soi. Après avoir rappelé que "la rencontre est au cœur de l'Evangile, Mhgr Antoine conclu: "Ce que nous voyons dans celui qui est en face de nous, dans le groupe social qui n'est pas le nôtre, dans l'Eglise qui est celle des autres, c'est la couche superficielle de l'histoire. Mais nous savons tous qu'il y a dans chacune de nos communautés chrétiennes une loyauté au Christ, une vérité et une profondeur vraies, et c'est à voir en profondeur que nous oblige le face à face "

Voici les extraits publiés de sa conférence:

Mgr Antoine de Souroge: extrait d'une conférence prononcée à Genève en 1968
(Sous-titres de VG)

***
Préparer les chrétiens désunis à former une Eglise unique:

Le mouvement œcuménique est en devenir constant, et l'attitude des Eglises qui font partie de ce mouvement est également une dynamique, une situation sans cesse changeante et qui fait que le mouvement œcuménique se cherche, est en train de se trouver, et puis se perd de nouveau de la façon la plus utile et la plus créatrice. Je crois que ce serait un malheur que le mouvement œcuménique se trouve fixé d'une façon absolument définie, que ce soit maintenant ou un peu plus tard; ceci permettrait évidemment des évaluations, permettrait une prise d'attitude; mais ne permettrait plus aucun mouvement; ce serait un œcuménisme stabilisé, et c'est justement cela que nous avons à craindre, parce que le mouvement œcuménique ne peut pas devenir une institution, il n'a pas le droit de devenir une institution; il est une recherche et il ne peut devenir une réalité définie, une réalité qui s'est établie, que lorsqu'il aura complètement rempli sa fonction de préparer les chrétiens désunis à former une Eglise unique; mais à ce moment là il n'y aura plus de mouvement œcuménique , il n'y aura plus de Conseil œcuménique des Eglises; à ce moment là il y aura l ' EGLISE manifestée d'une façon nouvelle, et non plus la situation dans laquelle nous nous trouvons en ce moment.

* * *

Grâce au mouvement œcuménique, un problème s'est posé pour les Eglises fortement structurées et ayant la conscience aiguë de posséder une vérité importante — que ce soit toute la vérité ou l'essentiel de la vérité... Pour ces Eglises, qui pouvaient s'affirmer dans l'absolu, un problème s'est posé: la découverte de l'autre d'une façon toute nouvelle.

Reconnaissance de la qualité chrétienne de l'autre

Récemment encore on pouvait apporter une quantité d'exemples, relevés dans chaque confession chrétienne, qui constituaient des négations réciproques, des refus de reconnaître la qualité d'Eglise et la qualité chrétienne de l'autre, le droit de s'appeler chrétiens de ceux qui faisaient partie d'une autre confession. A présent ce problème n'existe plus sous cette forme, mais le problème de l'Eglise s'est posé d'une façon qui n'existait pas avant. Il était très facile de dire: "Nous sommes l'Eglise, et le reste ne l'est pas." Ayant dit cela, on pouvait construire une théologie parfaitement harmonieuse, structurée, intelligente, qui n'avait qu'un défaut: c'est de ne pas tenir compte du fait qu'en dehors de ce corps chrétien il y avait d'autres chrétiens.

Maintenant nous nous sommes trouvés en face d'un vrai problème, qui s'est posé par suite de la reconnaissance de la qualité chrétienne de l'autre: le problème de soi. Nous ne pouvons pas nous affirmer en tant que l'Eglise totale si nous reconnaissons que d'autres sont aussi, d'une façon ou d'une autre, membres de l'Eglise. Et ainsi nous nous trouvons maintenant en face d'une théologie paradoxale; d'une théologie dans laquelle nous affirmons certaines valeurs et en même temps nous avons cessé de nier d'autres valeurs. D'une part nous affirmons la séparation des chrétiens, et d'autre part nous affirmons leur unité, — simultanément, d'une façon que l'on peut considérer comme absurde mais qui est simplement une constatation de fait, la constatation d'un fait auquel on ne peut pas échapper.

D'autre part, quand nous nous retournons sur l'histoire de l'Eglise et que nous essayons de la comprendre, une chose nous frappe peut-être plus qu'autrefois. Nous savons que l'Eglise est le nouvel Israël. Seulement quand nous appliquons cette conception au Nouveau Testament et à nous-mêmes, nous avons tendance à l’évacuer de tout ce qu'il y a de négatif pour ne laisser que ce qu'il y a de positif. II y avait deux aspects dans Israël ancien: la vocation et la faiblesse, l'insuffisance humaine en égard de cette vocation. Mais d'une façon tout à fait injuste et très étrange nous n'avons pas jusqu'à présent saisi et exprimé le fait qu'Israël du Nouveau Testament est aussi une société en devenir et que lui aussi pose les mêmes problèmes qu'Israël d'autrefois. Même si nous étions l'Eglise dans le sens le plus absolu et de la façon la plus absolue, celle-ci est toujours en devenir et elle est Israël non seulement avec le don de Dieu, mais aussi avec la fragilité humaine et la liberté qui unit le don et l’acte humain.

* * *
L'unité dont nous parlons est une espérance

Cette unité de l'Eglise dont nous parlons, cette unité que nous cherchons, la cherchons-nous comme nous devons la chercher ? Très souvent on pense que le mouvement œcuménique, le Conseil œcuménique, est une tentative de créer une mosaïque ecclésiale, d'avoir une Eglise qui serait faite de pièces et de morceaux réajustés d'une manière plus ou moins satisfaisante, et avec beaucoup de justesse on proteste contre cette image, parce que l'Eglise de Dieu ne saurait pas être une simple mosaïque de bonnes volontés humaines, elle doit être un tout qui soit une révélation du divin entré dans l'humain et transfigurant l'humain. Cette unité que nous cherchons doit être la révélation pour le monde de l'unité de Dieu. Elle doit être non seulement une réflexion, mais une présence; une unité qui serait l'homme total uni à Dieu dans le Christ. L'homme total dans lequel comme dans un temple est présent l'Esprit. L'homme total dont la vie est cachée en Dieu avec le Seigneur.

Cette unité-là, tant que nous restons séparés, non seulement nous ne pouvons pas la réaliser, mais nous ne pouvons pas la concevoir. Parce que l'unité telle que l'a connue l'Eglise indivise au début était une expérience dont elle pouvait parler; l'unité dont nous parlons est une espérance dont nous n'avons pas l'expérience directe. Il y a dans cette recherche de l'unité et dans cette réalité de l'unité de l'Eglise une espèce de parallélisme très complexe qui fait que, d'un côté, nous en avons le pressentiment, nous en possédons les arrhes, et d'un autre coté nous n'en aurons la vision que lorsqu'elle sera réalisée. Nous ne pouvons pas faire une théologie entière, pleine, finale de l'unité de l'Eglise en dehors de cette unité, parce que la théologie consiste à déclarer ce qui est connu d'expérience, et non pas à déduire d'après certaines données ce qui est encore inconnu, ce qui nous est étranger. Certainement, nous pouvons avec ce que nous possédons pressentir ce qui doit être, mais en fin de compte une théologie de l'unité n'est possible que dans la possession de l'unité. D'un autre côté, nous ne pouvons établir l'unité des chrétiens divisés que si nous parvenons, pas à pas, à nous rapprocher, et en même temps à approfondir notre sens de l'unité; ce sont là deux choses qui doivent aller ensemble.

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"Je crois en l'Eglise une..." C'est là tout le problème de ce paradoxe de l'Eglise, actuellement. D'une part, il y a une unité de l'Eglise. Le fait, par exemple, qu'il peut y avoir des hérétiques et des schismatiques... On ne peut être schismatique ou hérétique qu'à l'intérieur d'une unité; par exemple, personne ne dira qu'un bouddhiste ou un musulman sont des schismatiques ou des hérétiques par rapport au christianisme; simplement, ils ne sont pas chrétiens. Par conséquent, pour pouvoir être dans l'erreur il faut être à l'intérieur d'un système. Voilà un fait, je crois, qui est très important, parce qu'il est une manière — peut être négative — d'attester l'unité, reconnue même lorsque nous croyons ne pas la reconnaître et que nous voulons ne pas la reconnaître.

Une situation de devenir

D'autre part, l'expérience chrétienne nous a montré, me semble-t-il, que l'on ne peut pas fixer la limite de l'Eglise ni déclarer qu'en dehors d’une telle limite — déterminée d'une façon canonique ou selon des critères intellectuels — il n'y a rien. Il n'y pas, je crois, de situation par rapport à Dieu qui soit le tout ou le rien. Ce qui adviendra après le jugement dernier est une autre question, mais la situation actuelle, que ce soit dans le monde chrétien, païen ou athée, est une situation de devenir, où il y a constamment une action de Dieu, partout où Il n'est pas reconnu comme partout où Il est reconnu.

L'Eglise est là où la parole de Dieu est prêchée avec droiture et les sacrements sont donnés comme ils le doivent. De ce point de vue chaque communauté chrétienne qui se donne une définition de ce genre s'affirme en tant qu'Eglise, et c'est là que commence le problème. On peut dire: votre enseignement est incorrect, vous manquez de certains caractères ecclésiaux, il y a un problème qui porte sur vos sacrements ; mais on ne peut pas dire simplement: il n'y a pas de problème, il n'y a rien.

Je crois qu'il faut que nous fassions très attention de ne pas réduire les problèmes d'Eglise à des problèmes de structures visibles. Je crois, par exemple, que dans le sens fort du mot l'Eglise orthodoxe est l'Eglise qui professe la vérité évangélique et qui possède des sacrements de pleine valeur. Mais de là dire qu'une communauté dont les nombres reconnaissent que le Christ est le Verbe incarné et qu'Il est leur Seigneur (ce que personne ne peut dire, selon saint Paul, autrement qu'instruit par l'Esprit Saint) — dire qu'une telle communauté n'est pas chrétienne est au-delà de notre possibilité.

D'autre part, nous ne pouvons pas parler de chrétiens en dehors de l'Eglise. L'Eglise, c'est le corps du Christ, c'est quelque chose qui est relié au Christ lui-même, et on ne peut pas simplifier les choses tellement que de dire : ce n'est qu'à la condition que vous y apparteniez de telle façon précise que vous êtes un membre du corps du Christ, et autrement vous êtes un chrétien sans aucun lien au corps du Christ; c'est une absurdité.

Nous pouvons dire : oui, il est certain que la plénitude de l'Eglise réside là; mais nous ne pouvons pas dire qu’en dehors il n’y a pas de caractère ecclésial. Et c’est un enseignement déjà ancien. Déjà dans l'antiquité chrétienne on disait que le Seigneur a établi les sacrements, mais qu'Il est libre de se donner, de donner sa grâce, en dehors des sacrements.

* * * * *

Dans le contexte de cette problématique de l'unité existe aussi un autre problème: c'est celui de notre théologie trinitaire. Ce n'est qu'à partir de l'unité de l'Eglise et à l'intérieur de cette unité que nous pouvons découvrir et exprimer pleinement une théologie trinitaire qui soit à l'échelle à la fois de l'Eglise et de Dieu qui l'habite.

* * * * *

Vous voyez que de ce fait la rencontre œcuménique a une importance immense. Pour le moment c'est tout ce que nous pouvons faire; mais ce que nous pouvons faire en nous rencontrant de cette façon-là est essentiel à chacune des Eglises, quelle que soit sa vision de soi. Je voudrais conclure par un mot sur cette rencontre, en tant que rencontre.

La rencontre est au cœur même de l'Evangile.

On peut dire que le thème de l'Evangile, c'est La Rencontre. Si vous le lisez, même de façon rapide, vous verrez que rien n'y est exprimé autrement que dans le contexte d'une rencontre. Il n'y a pas de principe posé en dehors du cas concret de quelqu'un rencontrant le Seigneur. Tout ce qui est dit dans l'Evangile et dans l'Ecriture Sainte nous est dit dans la situation d'un face à face entre Dieu et l'homme ou entre des êtres humains qui se sont rencontrés dans la présence de Dieu.

Il y a d'abord la rencontre majeure que nous appelons l'Incarnation, le fait que Dieu est entré dans la situation humaine, que Dieu est devenu homme, dans le sens le plus net, le plus réaliste du mot, et que Dieu devenu homme nous a confrontés avec une révélation au sujet de Dieu que nous ne possédions pas auparavant et qui a été un blasphème du point de vue des tenants de l'Ancien Testament. Un vrai blasphème, parce que si vous cherches à saisir ce qu'est ce Dieu qui se révèle dans le Christ, vous voyez ceci : dans l'Ancien Testament, dans les religions non révélées qui entouraient le peuple d'Israël, les dieux étaient des manifestations de grandeur et de puissance. Mais le Dieu que manifeste l'Incarnation est un problème pour la conscience juive, comme Il est un problème pour la conscience des gentils; la croix est scandale pour les uns, folie pour les autres. L'Incarnation manifeste un Dieu qui entre dans le monde et qui se fait à la dimension du monde, dont la présence dans le monde ne rompt pas et ne déchire pas le monde: une révélation du monde qui fait que nous le voyons, ce monde, capable de contenir Dieu quand Dieu veut y pénétrer! un Dieu qui se fait vulnérable, sans défense, un Dieu bafoué, vaincu, méprisé, et de ce fait méprisable.

Voilà le Dieu qui se présente dans le Nouveau Testament à la perception nouvelle ; et ce Dieu exige aussi une perception nouvelle de ceux qui se rencontrent autour de Lui. Autour de Lui, les uns reconnaissent la grandeur de l'humiliation ; les autres rient de cette prétention que Dieu puisse être tel. Et lorsqu'ils se rencontrent avec cette pierre d'achoppement, l'achoppement porte non seulement sur leur relation à Dieu, mais également sur leurs relations mutuelles. A côté du jugement moral, du jugement selon la loi et l'intelligence, une nouvelle dimension apparaît.

Quand vous regardez les choses du dehors, celles-ci ne vous apparaissent que selon le critère extérieur. Lorsqu'on conduisait le Christ au Calvaire, qu'est ce que les gens voyaient du dehors ? Ils voyaient un criminel, un homme qui avait blasphémé leur Dieu, qui avait été un danger public, qui avait été saisi par l'autorité et qui légitimement était maintenant traîné au supplice. Dès qu'un homme est bafoué, battu, avili, accusé et condamné, c'est un criminel; mais que savons-nous de ce qui se passe en lui ? Ainsi, c'est le problème que le Christ a posé à chacun d'entre nous qui nous trouvons dans sa présence: une situation absolument nouvelle qui fait que nous voyons et nous ne sommes plus à même de prononcer le jugement que nous aurions prononcé.

La rencontre entre deux êtres humains, entre deux Eglises, entre deux sociétés, c'est de cette façon-là qu'elle se pose. Et je crois que le problème de la rencontre est devenu extrêmement tragique pour nous, extrêmement aigu, du fait que nous avons perdu le droit de prononcer un jugement. Le jugement appartient à Dieu.

En ce qui concerne nos Eglises, c'est justement la situation que nous essayons de maintenir dans le mouvement œcuménique ; d'être ensemble, d'être face à face, de nous regarder aussi profondément que possible et d'attendre que le jugement de Dieu se fasse jour. Et je crois que si nous faisons un effort réel, nous pourrons maintenir cet équilibre qui change sans cesse, dont le centre de gravité se déplace incessamment, jusqu'au moment où, ensemble, par ces glissements, ces mouvements, ces confrontations, nous aurons découvert ce que nous n'avons pas vu les uns dans les autres. Pour cela il faut nous départir de nous-mêmes et voir l'autre. Dans la vie courante nous ne voyons l'autre que par rapport à nous-mêmes; nous ne voyons jamais l'autre en soi, en lui-même. Ce que nous voyons dans celui qui est en face de nous, dans le groupe social qui n'est pas le nôtre, dans l'Eglise qui est celle des autres, c'est la couche superficielle de l'histoire. Mais nous savons tous qu'il y a dans chacune de nos communautés chrétiennes une loyauté au Christ, une vérité et une profondeur vraies, et c'est à voir en profondeur que nous oblige le face à face; c'est à cela que nous sommes appelés de plus en plus, dans la mesure où notre compréhension devient plus vive et où notre sens de la responsabilité et de la solidarité devient plus aigu.

Bulletin Orthodoxe. 1969. N. 91
Source: http://masarchive.org/Sites/texts/1968-00-00-1-F-F-T-EM03-088RecontreEcumenique.html

(*) http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/Mgr-Antoine-de-Souroge-DIALOGUE-OECUMENIQUE_a3599.htm

Rédigé par Vladimir Golovanow le 10 Mars 2014 à 17:50 | 50 commentaires | Permalien



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