Mgr Antoine de Sourozh : Le « saint sous-sol », berceau du diocèse de Chersonèse
Nous commérons + le 4 Août Mgr Antoine, métropolite de Sourozh 1914-2003

L’évêque Benjamin (Fedchenkov) et quelques laïcs restés fidèles au patriarcat de Moscou se sont réunis en mars 1931 pour fonder la paroisse des Trois-Saints-Docteurs. Tous ont pour but immédiat de trouver un lieu pour fonder une église. On trouve, au 5 rue Pétel dans le XVe arrondissement de Paris, un ancien garage dont la location est abordable. La consécration de l’église, dédiée aux trois saints Docteurs Basile le Grand, Grégoire le Théologien et Jean Chrysostome et à saint Tikhon de Zadonsk,et la toute première divine liturgie sont célébrées pour Pâques 1931.

Dans un entretien, Mgr Antoine de Sourozh se souvenait :

« Je me rappelle la première fois où je suis allé à l’église des Trois-Saints-Docteurs. J’avais lu dans un journal un article du métropolite Eleuthère de Vilnius et de Lituanie où il écrivait qu’il y avait eu un schisme [à Paris], que la grande majorité des paroisses avait quitté le patriarcat de Moscou et il appelait tous ceux qui continuaient de croire en l’Église orthodoxe russe, qui voulaient lui rester fidèles à créer de nouvelles paroisses. La paroisse des Trois-Saints-Docteurs venait de voir le jour. […]

Les fidèles au patriarcat de Moscou n’étaient alors qu’une petite quarantaine à Paris, une douzaine à Nice, quelques personnes à Berlin et vraiment très peu à Bruxelles, et c’est tout. Tous les autres étaient passés dans l’obédience de Constantinople. C’était courageux [de la part de Mgr Benjamin] parce qu’il avait été aumônier dans les armées de Wrangel et pourtant il est resté dans le patriarcat de Moscou qu’on accusait alors de compromission avec le bolchévisme et de trahison. Je me souviens, j’avais alors 17 ans (c’était il y a 70 ans) et j’ai décidé de me joindre à la paroisse des Trois-Saints-Docteurs, beaucoup parmi mes amis me déclarèrent : ‘ne t’avise pas de remettre les pieds chez nous, tu es un bolchéviste, un rouge !’ Ce sont des gens très proches, qui avaient été avec moi à l’école et à l’université qui me disaient cela, voilà pourquoi ça n’était pas facile. […]

Si je me souviens bien, il y avait alors [rue Pétel] en plus de l’évêque-recteur cinq ou six prêtres. Des gens étonnamment droits. C’étaient un véritable exploit, d’autant qu’ils étaient chassés de toute part. Si, alors jeune étudiant, les miens me rejetaient, alors que dire de ceux qui étaient prêtres… Ils vivaient dans la pauvreté, uniquement de ce que les paroissiens laissaient dans les troncs, et les paroissiens, eux aussi étaient pauvres, et ils n’étaient pas nombreux. À l’entrée de l’église, il y avait un carton où les gens déposaient des restes de nourriture pour que les prêtres puissent manger un peu. […] Le manque d’argent était général, on ne pouvait pas acheter de la nourriture pour les cinq moines abrités par l’église, ils ne mangeaient que ce qui avait été déposé dans le carton.

Mgr Benjamin était l’un des tout premiers fondateurs de la paroisse des Trois-Saints-Docteurs. Ses prières et sa personnalité ont été très importantes pour nous : pendant les offices il était devant l’iconostase et on avait l’impression qu’il élevait notre prière jusqu’aux cieux. Je ne peux pas le décrire ou l’expliquer, c’est ce que je ressentais. […]

Comme personne, Mgr Benjamin était un mélange de grandeur liturgique et d’étonnante simplicité humaine. Je le connaissais alors peu, parce que j’étais jeune et il n’allait pas dans les cercles que je fréquentais, mais je me souviens être allé un soir tard à l’église des Trois-Saints-Docteurs, elle était en sous-sol, il y avait un petit escalier, un couloir et des cellules où dormaient les prêtres. J’avance et je vois Mgr Benjamin couché sur le sol de pierres engoncé dans sa soutane noire : «Monseigneur, que faites-vous ici ?’ — ‘Il n’y a plus de place dans ma chambre’ — ‘Comment ça ?’ — ‘Un pauvre dort sur mon lit, un autre est couché sur le matelas, un troisième s’est enroulé dans mes couvertures et le quatrième, sans couverture, n’a que l’oreiller, il ne me reste plus de place, alors je suis venu dormir ici tranquillement.»
C’est ce qui m’a le plus frappé, d’un côté une grandeur liturgique, et de l’autre cette vraie simplicité chrétienne et cette grandeur d’âme. […]

Je me souviens qu’un jour on a demandé à Mgr Benjamin, qui ne s’exprimait pas toujours avec élégance, mais toujours avec précision, comment quelqu’un comme lui avait pu rester dans une Église russe qui ‘trahit’ sa vocation. Il a répondu (je suis sûr que j’étais présent tant le souvenir vivant m’en est resté) : «Si ma mère s’était prostituée, je ne l’aurais pas reniée. L’Église russe n’est pas une prostituée, c’est une martyre . »

Photo: père Georges Florovsky, Vladimir Nikolaïevitch Lossky et future Mgr Antoine
Mgr Antoine de Sourozh : Le « saint sous-sol », berceau du diocèse de Chersonèse

Le futur métropolite Antoine, a connu adolescent les premiers prêtres et paroissiens du « saint sous-sol »,dont certains ont participé à sa formation, lui ont tous laissé un vivant souvenir. Leur part à l’histoire de l’église des Trois-Saints-Docteurs est inoubliable.

Ce sont le moine Stéphane (Svetozarov) qui deviendra assistant de Mgr Benjamin, qui a tonsuré Serge (Chévitch) et deviendra père spirituel du philosophe Nicolas Berdiaev ; le silencieux moine Tikhon,le très ouvert moine Germain, paysan du nord de la Russie aux beaux yeux gris. L’église comptait deux chœurs dont un était dirigé par Eugraphe Kovalevsky, y chantaient son frère Maxime et sa femme Irina Kedrova, ainsi que Madeleine Lossky. L’autre chœur était dirigé par Fiodor Patorjinsky et Séraphin Rondionov qui peignait aussi des icônes (il deviendra évêque). Peu à peu, les murs se sont couverts d’icônes et de fresques d’Eugraphe Kovalevsky, de Léonide Ouspensky, Grégoire Kroug. Alexandre Turincev rejoint alors la paroisse dont il deviendra recteur de 1961 à 1984 et laissera le souvenir d’un merveilleux prédicateur.

Nombre de ces immigrés russes, écrivains ou théologiens de renom, se sont attachés à cette église : Nicolas Berdiaev, Vladimir Lossky, Vladimir Ilyin, Maria Kallaсh, Mikhaïl Bielsky…

Mgr Antoine a rencontré à l’église des Trois-Saints-Docteurs son père spirituel, l’archimandrite Athanase Netchaev, à qui il restera fidèle jusqu’à la mort de celui-ci : « Quand j’ai appris l’existence de l’église des Trois-Saints-Docteurs, je m’y suis rendu pour la vigile. À cause de mon travail, je suis arrivé en retard, l’office était terminé. Cette église était alors en sous-sol, un escalier de bois y menait. J’ai vu un moine costaud, l’allure concentrée, qui le montait. Jamais avant, et même jusqu’à maintenant, je n’ai vu une telle concentration de tout l’esprit : il était entièrement plongé en lui, et au fond de ce « tout en lui » il y avait Dieu. Je me suis approché de lui : ‘Je ne sais pas qui vous êtes, mais je vous demande d’être mon père spirituel.’C’est ainsi que j’ai rencontré le père Athanase (Netchaev). […]

Le père Athanase était toujours entier, sans compromis. Une fois, il est venu chez des gens accompagné d’un pauvre : ‘"Voici un pauvre homme, partagez avec lui ce que vous avez’", ils lui répondirent (je ne sais plus comment ils l’ont appelé) "Mais nous n’avons qu’un quignon de pain !’" — ‘"Vous avez du pain, faites-en deux parts !" Il agissait ainsi.

Ensuite, je me souviens, il continuait de travailler. Il est parti pour la Finlande, il est allé à Valaam, il n’était alors pas croyant, il commençait seulement à ‘renifler’ la foi, il a été bouleversé par ce qu’il a vu là-bas, mais quelque chose lui manquait. Il y a rencontré un novice, très vieux, qui avait perdu un bras et une jambe : quand il était bûcheron un arbre lui était tombé dessus. Il vivait en ermite. Le futur père Athanase lui demande ‘Pourquoi ne prenez-vous pas l’habit ? Vous êtes depuis si longtemps ici.’ — ‘Je ne peux pas encore devenir moine, répond-il en larmes, je n’ai pas encore appris à compatir et à pleurer sur tous les malheurs du monde.’ Et je me souviens, dans ses mémoires, le père Athanase écrit : ‘Là j’ai compris ce qu’est la foi et ce qu’est la vie monacale ; je vais me faire moine et renoncer à tout.’ […]

C’est ainsi qu’il est entré au monastère, ensuite il est venu à Paris étudier à l’Institut de théologie Saint-Serge, mais il n’y a pas étudié longtemps. Mgr Benjamin enseignait encore à l’Institut, puis il y a eu le schisme, et Mgr Benjamin et le père Athanase se sont retrouvés à la paroisse des Trois-Saints-Docteurs.

Le père Athanase a, jusqu’à la fin de sa vie, été mon père spirituel. Il ne m’a jamais rien imposé ni exigé de moi quoi que ce soit, il écoutait et te mettait devant ta conscience . »

Quand on demandait à Mgr Antoine pourquoi il est resté fidèle à la paroisse des Trois-Saints-Docteurs, il répondait : « J’étais attiré par la rigueur de l’office et, dans un certain sens, la tragédie de la vie, j’étais attiré par les gens qui croyaient si fort à ce qu’ils entreprenaient, qui pour ça acceptaient d’avoir faim, d’avoir froid, d’être rejetés de tout côté, d’être considérés comme traîtres à la Russie ; tout cela m’étonnait . »

Maintenant, quelque soixante-quinze années plus tard, tous les ans, des centaines de personnes se rassemblent pour la solennité, les cierges s’allument dans l’obscurité, le chant commence à s’élever de l’autel, le clergé dans ses beaux vêtements, solennel, précédé des croix de procession, des bannières, des icônes sort dans la rue, le chœur chante : Ta Résurrection, ô Christ Sauveur, les anges la chantent dans les cieux. À nous qui sommes sur terre, donne un cœur pur, pour Te glorifier !Nous descendons la rue Pétel, le vent souffle les cierges, mais nous les rallumons, nous passons devant les immeubles, nous avançons vers la place de la mairie, à la terrasse du café les Parisiens étonnés et les gens à leur balcon photographient cette étonnante procession qui chante dans une langue inconnue… L’évêque qui proclame « le Christ est ressuscité ! » et la foule joyeuse de répondre « En vérité Il est ressuscité ! »

En décembre 2007, sur les marches de l’église des Trois-Saints-Docteurs les fidèles ont accueilli par des chants leur patriarche, Alexis II, et lui ont présenté le sel et le pain.

Un extrait du livre "Des bulbes d’or dans le ciel de Paris"
Auteure Xenia Krivocheine, Traduit du russe par Gilles-Marc Fougeron

Editions Sainte-Geneviève du Séminaire orthodoxe russe
на русском книга ЭКСМО Ксения Кривошеина: Золотые купола над Парижем

Mgr Antoine de Sourozh : Le « saint sous-sol », berceau du diocèse de Chersonèse

Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 4 Août 2020 à 18:52 | 6 commentaires | Permalien


Commentaires

1.Posté par Alexis le 05/08/2020 22:17
Ce rappel historique est intéressant et émouvant.
Les Russes sont en majorité profondément pieux et dès qu'une communauté se forme quelque part, une Eglise se construit. La foi permet des choses extraordinaires. Mais ce qui me sidère toujours dans l'histoire de l'Orthodoxie russe c'est la propension à la division, aux guerres de clocher qui sont à mon sens à cent lieus de la définition de la foi Orthodoxe.

J'ai l'impression que plus le temps passe, plus il y a de divisions. La plus récente, la création d'un Vicariat dépendant de Mgr Emmanuel.... Pourquoi renier ses origines russes plus de cent ans après la révolution? Tout cela me dépasse.

Ma foi est plus simple: je crois et je prie quelle que soit l'obédience de l'Eglise Orthodoxe dans laquelle je me trouve. Il n'y a qu'un seul Christ et il est universel! Mais l'homme et ses défauts ressurgissent en permanence, même parmi le clergé... On a beau critiquer les catholiques, mais au moins ils n'ont qu'un seul guide: le Pape. Certes il y a bien quelques divisions mais qui restent marginales Quelque part je les envie...
Paix à tous

2.Posté par Boris le 06/08/2020 09:55
Alexis:" J'ai l'impression que plus le temps passe, plus il y a de divisions»

ça continue par ce que après 1917 les russes ont perdu la patrie et Eglises... et ils cherchent toujours

3.Posté par Tchetnik le 06/08/2020 11:00 (depuis mobile)
Quand on sait que la grosse majorité des descendants de ces gens "si pieux" ne vont plus à l'église, on se dit à la manière de Shakespeare que tout cela est beaucoup de bruit pour rien.

On juge au résultat et il n'est pas là.

4.Posté par Nicodème le 08/08/2020 15:32
"Que tous soient Un , comme Toi et Moi sommes un , afin que le monde croie!" Cité de mémoire . On a compris pourquoi le monde ne "croit" pas . Cela vaut pour toutes les "Eglises" en général , l'orthodoxie n'a pas le monopole de la division . Les autres ne sont pas mal non plus .

@Alexis : détrompez-vous ! l'ECR est terriblement divisée , mais cela est bien camouflé . Cela ne remonte pas "au" Concile , mais l'application qui en a été faite a très largement contribué à déchirer l'ECR , de par l'adhésion des évêques et de la cléricature aux modes philosophiques et politiques ambiantes . Là aussi , les fruits sont mauvais . En très grande majorité , et il faut se lever de bonne heure pour en trouver des bons .

Cela dit , la vie de ces géants du renouveau de l'orthodoxie en France , est en effet très émouvante . J e dis "renouveau" , car avant 1054 , mais plutôt jusqu'à Clovis , l'Eglise des Gaules était en communion avec une Rome souvent plus "orthodoxe" que Byzance . Rien n'est simple .

5.Posté par Marie Genko le 08/08/2020 22:29
@ Alexis,

Vous écrivez que la propension à la division chez les Russes vous sidère.
Vous avez raison de vous étonner.
Toutefois je dois vous rappeler que le monde entier a été secoué par la révolution bolchevique.
L'ampleur de cette tragédie continue toujours à ébranler les peuples dans leurs systèmes politiques respectifs.
Combien d'années, ou de siècles, seront-ils encore nécessaires pour nous permettre de juger sans passion ces événements?
N'oublions pas qu'ils ont coûté près de cent 100 millions de vies humaines tout au long du terrible siècle dernier ?
Pour ce qui est des divisions entre les Orthodoxes, il me semble que nous sommes tous enclins à nous croire infaillibles.
Voilà près de 70 ans que Constantinople affirme être le seul responsable des Orthodoxes présents en dehors de leurs territoires canoniques respectifs...

Toutefois, les différents patriarches orthodoxes ne partagent pas cette vision de Constantinople.
Peut-être cette vision leur rappelle-t-elle l'excès d'autorité de la papauté romaine qui, en 1054, causa le profond schisme qui déchire les chrétiens jusqu'au jour d'aujourd'hui ?

En Europe occidentale, il se trouvent des prêtres qui ont choisi de se ranger derrière l'autorité du Patriarche Bartholomée.
D'autres prêtres n'ont pas voulu cautionner cette approche, et il ont préféré faire acte d'humilité et suivre Mgr Jean, leur évêque ...

Nous devons espérer que les querelles sont à présent sur le point de s'éteindre.

Les paroisses, qui se sont soumises à l'autorité des Grecs ont consciemment, ou pas, choisi de soutenir le Nouvel Ordre Mondial.

La grandeur de l'Orthodoxie n'est-elle pas le fait que les différents patriarcats orthodoxes se sont toujours acculturés aux peuples qui ont voulu suivre la Parole du Christ.
Ne voyons nous pas combien les patriarcats orthodoxes se sont imprégnés de la culture, de la civilisation et de l'identité des différents peuples !

Tout comme le Seigneur a permis le miracle du retour de l'archevêché dans le giron de son Eglise mère, je suis certaine qu'il ne s'agit là que d'un prélude à la remise en ordre de toute la chrétienté.

Cessons de nous croire infaillibles et rendons Gloire à Dieu !
Ce sera notre Prière, bien plus que nos vaines actions, qui permettra de panser les plaies de la chrétienté.
Bien à vous en Christ
Marie

6.Posté par Nicodème le 10/08/2020 00:15
Chère Marie : j'admire (et j'envie) votre inoxydable espérance !

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