Prêtre, orthodoxe, occidental et russe: Alexandre Schmemann (1921-1983)
Il y a trente ans décédait le père Alexandre Schmemann. Une panikhide a été officiée à Moscou. Les éditions "Granat" viennent de sortir un recueil intitulé "La liturgie de la mort", préface Serge Tchapnine, traduction Elena Dorman

Voici un premier grand texte d’un Européen orthodoxe occidental
Le Journal du
père Schmemann furète, réfléchit, se réjouit de la vie et de sa beauté par Georges Nivat

Pourquoi le Journal d’un prêtre orthodoxe intéresserait-il? Or celui-ci captive parce que tout nous devient compréhensible dans cette lumière paisible qui émane de ce prêtre surchargé, pourtant souvent découragé, fatigué par les intrigues ecclésiales, les confessions qui sont un fardeau de broutilles, d’états d’âme relevant plus du thérapeute.

Rien d’ecclésiastique dans ces huit cahiers de notes écrites chaque soir ou presque depuis l’âge de 52 ans jusqu’à la mort, en 1983, à l’insu de ses proches. Rien de scandaleux, de clandestin non plus. Le cahier est un compagnon pour mieux vivre sa joie de prêtre, mais aussi ses irritations de prêtre, de doyen de la faculté de théologie de Saint-Vladimir à New York. Il note le succès grandissant de ses livres (sur le baptême, la mort, le mystère pascal), ses impressions de lecture.

Né en Estonie, il a été élève au lycée Carnot à Paris, il est Français, comme tant d’enfants de l’émigration russe, et il aime Léautaud (étonnant!), Valéry, Clavel, et réagit à tout ce qui agite le monde littéraire hexagonal. Il habite l’Amérique, a une maisonnette au Canada, et n’aime pas trop son pays d’adoption, où le bonheur est obligatoire, et bien superficiel. Heureusement que ses séminaristes ont tous les petits péchés sexuels à confesser, sinon ils se prendraient pour des saints!

Prêtre, orthodoxe, occidental et russe: Alexandre Schmemann (1921-1983)
Il découvre Soljénitsyne avec le monde entier, écrit sur lui, puis le rencontre, invité à Zurich où il confesse la famille, et se rend dans le refuge montagnard du lutteur. Commence alors une étrange relation, d’admiration réciproque, d’enthousiasme pour le prophète, d’irritation causée par l’idéologue. Schmemann dit son hésitation grandissante devant les saintes colères de Soljénitsyne envers l’Occident, il évoque avec justesse la lutte entre le prophète et l’idéologue de la Russie, et naturellement se fait sermonner par Soljénitsyne. Il en ressort, tout au long du livre, un Soljénitsyne infiniment présent, jeune, candide, tendu comme un arc, stupéfiant.

Il fait également la rencontre de la «troisième émigration» venue d’URSS, celle qui afflue à partir du règne de Brejnev, tous les talents envoyés en «punition» vers l’Occident: Siniavski, Maximov, Brodsky, tous ont leur portrait, juste, précis, mais Schmemann est étonné par leur intolérance réciproque. Lui ne se sent pas émigré, il est plutôt un Russe envoyé dans le monde, eux se chamaillent sans fin…

Peu importe, il y a la beauté du monde, celle de Paris où vit sa mère, où il déambule avec Soljénitsyne et sa femme, celle de l’Amérique et ses intempéries énormes, ses hivers cristallins. Une beauté gage d’une autre beauté!

«La rouille ronge l’or, et l’acier se corrompt/Le marbre s’effrite, pour la mort tout est prêt./ Ne résiste sur terre que le chagrin./Ne demeure que le Verbe souverain.» (Akhmatova)

Le plus passionnant dans ce texte, c’est le débat intérieur toujours recommencé, sur la nature de l’orthodoxie. Seul un prêtre orthodoxe pouvait se permettre tant de dureté, et même de vacheries. Si elle n’a pas bougé depuis Byzance, si elle est restée «archétypale», au sens que Mircea Eliade donne au mot dans son histoire des religions, alors l’orthodoxie est dans le faux: la vie continue, et elle stagne. Lui, père Schmemann, se refuse à être un «chamane», un gourou aux formules «laquées de slavon», un thérapeute de petites blessures d’amour-propre, comme tous le lui demandent. Il préfère les athées, les vrais, car, comme le note Maurice Clavel, grand catholique de gauche, «pour les athées, les grands athées, Dieu, c’est Dieu». Toute une culture française de l’époque renaît, qui s’intéressait à Dieu: Frossard et son «Dieu existe, je l’ai rencontré», Pierre Daix et son «J’ai cru au matin». Comme aujour­d’hui chacun est recroquevillé dans sa petite case (ou son clocher)! Tel un papillon de Nabokov bien épinglé, bien classé.

«Qu’est-ce que la prière? C’est le souvenir de Dieu, sa présence, la joie née de cette prière.» Cette prière seule le protège de la mélancolie mallarméenne: «La chair est triste, hélas! Et j’ai lu tous les livres» («Brise marine»). L’orthodoxie est donc bien malmenée, mais pour son bien! Quelle splendeur ruisselle aussi dans la liturgie! «Un sentiment aigu, l’effet de la miséricorde divine, l’abolition de la mort en nous.» La vie, comme don, don de la création divine, don incorruptible. Sans le sens de ce don, la religion devient «barbare», y compris l’orthodoxie…

Schmemann se sent parfois proche des «modernistes» catholiques, ceux du début du XXe comme Loisy, ceux d’aujourd’hui comme Hans Kung. Il lit avec passion le tempétueux Bloy, ou le biblique Claudel, qui s’opposent à la sagesse grecque du «Connais-toi toi-même». Car ce qu’on connaît alors n’est qu’une momie!

Le superbe poème de saint ­An­dré de Crète, que l’on récite pendant le grand Carême, Schmemann y voit l’essentiel de l’orthodoxie, tressaillant à l’appel «Mon âme réveille-toi!». Un des derniers, un des plus beaux poèmes de Pouchkine ne dit rien d’autre.

Au fond voici un premier grand texte d’un Européen orthodoxe occidental. Un témoignage sur ce grand moment qu’a été la rencontre en exil de l’église russe avec l’Occident, sa double inscription dans le destin russe et dans le destin occidental. On connaissait la brillante page d’histoire et de théologie écrite par les théologiens de l’émigration, le père Serge Boulgakov, Nicolas Berdiaev, Vladimir Lossky, pour ne citer que les plus importants. Voici, pour le lecteur français, une porte plus large pour entrer dans l’orthodoxie vécue, dans le quotidien d’un prêtre hors du commun, infatigable lecteur, confesseur, professeur, découvreur. Pour ceux qui le liront c’est une rencontre «en altitude», mais d’une parfaite simplicité.

Source "Le Temps"
Prêtre, orthodoxe, occidental et russe: Alexandre Schmemann (1921-1983)

Extraits du Journal du père Alexandre Schmemann

« Mercredi 12 décembre 1973

Hier a été une journée de rencontres mémorables. A une heure, déjeuner avec le père Georges Grabbe [responsable des relations extérieures du l’Eglise Russe hors-frontières] dans le restaurant de l’hôtel Commodore [à propos d’une possible réunion avec l’Eglise hors-frontières] Cette rencontre, préparée par des contacts avec N.N., est néanmoins infiniment plus agréable, qu’à dire vrai, je ne l’imaginais. C’est ce ton des gens « de notre cercle », qui rend tout plus facile : on sait qu’on ne risque pas d’être confronté à la goujaterie ou à la grossièreté. Nous convenons rapidement que les obstacles non seulement à la réunion, mais à une simple détente sont énormes. Nous convenons avec Talleyrand que « la politique, c’est l’art du possible ».

Néanmoins quelque chose a incontestablement « bougé », puisqu’il n’est question ni du caractère « diabolique » du Patriarcat, ni « d’apostasie », ni en général de toute cette rhétorique « hors-frontières » habituelle, mais des moyens d’arriver à un accord, sans renoncer, ce qui est tout aussi impossible, à l’idée de l’autocéphalie d’un côté et à celle d’une Eglise Russe hors-frontières de l’autre. Nous nous accordons sur l’agenda : Moscou, l’orthodoxie pure, la polémique. Nous nous accordons surtout sur la poursuite de nos tentatives de nous accorder. Nous verrons. Il faudra maintenant bien réfléchir à une « formule ». Le père Grabbe n’est manifestement pas un fanatique, ce que j’ai toujours su (il dit du père Constantin Zaïtsev [archimandrite du monastère de Jordanville]: « C’est un intellectuel, qui ne s’est jamais entièrement ecclésialisé. ») Mais c’est un conservateur à l’état pur, en ce sens qu’il ne perçoit pas les problèmes autres que formels (canoniques, organisationnels). L’orthodoxie pure, il y croit dur comme fer, l’office des vigiles inclus, point. Toute « problématisation des vigiles » est déjà une déviation vers le modernisme, etc. Les « Américains » , c’est-à-dire les «Carpathorusses », les Galiciens et les autres doivent être tout simplement instruits dans l’orthodoxie russe, c’est-à-dire au bout du compte qu’ils doivent assimiler un certain style de vie. Toutes ces formulations sont de moi, mais elles correspondent exactement au type psychologique du père Grabbe. En se sens les karlovtsiens sont en effet les détenteurs d’un style et non pas seulement d’une stylisation, mais cela rend toute discussion avec eux extrêmement difficile, car le style exclut tout simplement la possibilité de comprendre, d’entendre tout ce qui lui est extérieur ou qui le remet en question. Le malheur, cependant, est dans le fait que si pour les gens de la génération de Grabbe il s’agit d’un style organique, chez les plus jeunes, qui entrent dans leur orbite, cela devient une « stylisation », qui conduit inévitablement à la névrose et à l’hystérie. Il est possible qu’un sens intérieur le lui fasse justement sentir. Je ne sais pas. En tout cas la rencontre et la conversation n’ont laissé aucune impression déplaisante, aucun trouble.
(…)
J’ai relu ce que j’ai écrit lundi et à la lumière de ces lignes j’ai encore une fois perçu le sens de ce qui en effet m’a toujours d’une certaine façon étonné, depuis l’enfance : l’étrange plaisir, proche du bonheur qu’on tire de la contemplation, de l’expérience du monde « sur le mode de l’observateur ». Non pas un « départ » du monde (« que m’importe, après tout ! »), non pas de l’indifférence, mais un detachement intérieur. Dans mon enfance, c’est le vide de l’Ecole des Cadets samedi et dimanche, lorsque nous ne partions pas en congé. Une salle de classe vide. Une église vide. Pendant la promenade dans la forêt d’Ecouen : se retrouver près des autres, mais seul, et prendre conscience, ressentir soudain avec une intensité inhabituelle cette forêt, ces branches nues et mouillées sur le fond d’un ciel gris, tout ce qui est étouffé par les hommes, mais qui vit d’une vie qui lui est propre, chaque minute remplie d’une plénitude qui ignore la dispersion. Plus tard, à l’époque du lycée : le souvenir de rues désertes, des réverbères entre le lycée, samedi soir, et l’office des vigiles rue Daru. Dix minutes qui en apparence étaient purement « fonctionnelles », ne possédaient aucun sens, aucune « valeur » en elles-mêmes, pour faire le chemin du lycée à l’église. Mais pourquoi ces minutes « fonctionnelles » sont-elles restées et vivent-elles dans la mémoire beaucoup plus intensément et plus distinctement que ce qu’elles étaient censées relier ? Pourquoi sont-elles devenues une richesse indubitable, une joie secrète ?
Prêtre, orthodoxe, occidental et russe: Alexandre Schmemann (1921-1983)

Samedi 19 janvier 1974

« Crise historique de l’orthodoxie ». Je ne l’ai jamais ressentie, semble-t-il, aussi clairement que lors de ces journées de fréquentes conversations avec M.M., qui vit chez nous. (…) Historiquement, l’orthodoxie a toujours été non pas tant l’Eglise qu’un « monde », une sorte d’oikoumênê orthodoxe. Et elle n’a pas cessé d’être oikoumênê, même quand elle s’est désagrégée en une multitude de petits mondes nationaux ou ethniques. L’horizon spirituel s’est rétréci, mais la perception que l’orthodoxie avait d’elle-même n’a pas changé fondamentalement. Or cette perception a toujours exclu les catégories de l’histoire, du changement, et donc la faculté de réagir aux changements, qui a toujours fait la force du christianisme occidental. Pour parler la langue d’Eliade (Fragments d’un journal, que je suis en train de lire), l’orthodoxie est au plus haut point « archétypale », mais pas historique. Tout changement de situation, c’est-à-dire l’histoire elle-même, entraîne chez les orthodoxes une réflexion extrêmement négative, qui aboutit, en fin de compte, à un refus du changement, à sa réduction au mal, à la tentation, à un assaut du démon. Mais il ne s’agit pas pour autant de fidélité aux dogmes, au contenu de la foi, qui reste inchangé à travers tous les changements. Il y a longtemps que le monde orthodoxe a cessé de s’intéresser aux dogmes, au contenu de la foi. Il faut y voir plutôt le rejet du changement comme catégorie de la vie. Toute nouvelle situation est mauvaise, erronée du fait même qu’elle est nouvelle. Et son rejet a priori ne laisse même pas le loisir de la comprendre et de la juger selon les catégories de la foi, de la « rencontrer » pour de bon. Il y a là retrait, négation, mais jamais compréhension.

Historiquement la catégorie centrale et déterminante dans l’orthodoxie a été non pas celle d’orthodoxie en tant que telle, c’est-à-dire de Vérité, mais celle, plutôt, de « monde orthodoxe » immuable parce qu’orthodoxe et orthodoxe parce qu’immuable. Et dans la mesure où ce monde a inévitablement et même radicalement changé, le premier symptôme de la crise est la profonde schizophrénie, entrée progressivement dans la mentalité orthodoxe et qui la conduit à vivre dans un monde irréel, inexistant, mais qui s’impose à elle comme existant et bien réel. La conscience orthodoxe ne s’est pas avisée de la chute de Byzance, de la réforme de Pierre le Grand, de la révolution, elle ne s’est pas avisée de la révolution de la conscience, de la science, des modes de vie… Bref, elle n’a pas pris garde à l‘histoire. Mais cette négation, cette occultation de l’histoire n’est bien sûr pas restée sans conséquences pour elle. Au lieu de comprendre les changements et ainsi de les affronter, l’orthodoxie s’est trouvée tout simplement écrasée par eux.

Parlons d'orthodoxie: 73 Résultats pour votre recherche p. Alexandre Schmemann

En réalité elle est intérieurement déterminée, informée et en même temps accablée par ces changements mêmes qu’elle nie, elle est gouvernée par une sorte de déchirure intérieure. D’où la fuite hystérique et généralisée vers les « Pères », la rubrique, le catholicisme, l’hellénisme, la « spiritualité », le russisme, le style de vie, l’absence de style de vie, peu importe vers quoi, mais toujours la fuite, la négation l’emportant sur l’affirmation. D’où cette insistance sur le style, la forme, la lettre, cette peur qui imprègne de part en part le « monde » orthodoxe. D’où ce délitement toujours plus rapide de l’Eglise, privée de « monde orthodoxe », cette incapacité des orthodoxes à comprendre quoi que ce soit, et même les autres orthodoxes, l’absence complète de toute pensée orthodoxe comme lecture et jugement de l’histoire. Mais ces diverses manifestations ne sont que les fruits, les éclats d’une seule et même crise : le profond et fondamental anti- et anhistorisme de l’orthodoxie ou plutôt du monde orthodoxe, son incapacité à affronter de l’intérieur l’antinomie fondamentale du christianisme : le fait d’être « dans ce monde , mais non de ce monde » ; l’incapacité à comprendre qu’aussi orthodoxe qu’il soit, un « monde » orthodoxe est encore justement « de ce monde » et que toute tentative de l’absolutiser est une infidélité. Or tant que l’orthodoxie ne prendra pas conscience de cette infidélité, elle continuera à se décomposer, comme elle se décompose actuellement. Ce prix terrible de la décomposition, nous le payons pour nous être fabriqué une idole, des centaines d’idoles. Parce que pour l’essentiel nous n’avons pas intégré l’expérience du christianisme qui enseigne que « la figure de ce monde passe » (1 Cor 7,31), ou plutôt parce que nous en avons excepté notre propre « monde orthodoxe ». Et depuis qu’il s’est effondré dans le fracas de ses péchés, nous ne cherchons qu’à le reconstituer, à le faire renaître. D’où l’attention passionnée, obséquieuse pour Byzance et les textes byzantins, qui occupe la théologie. D’où cette agitation de souris de multiples juridictions faisant sonner à tout propos les articles du droit canon. D’où le désir de soumettre l’Occident à ce qu’il y a de plus contestable, de plus répréhensible dans notre passé. D’où l’orgueil, la suffisance mesquine, la fanfaronnerie.

Tout cela est effrayant et le plus effrayant est que personne ne le voit, ne le sent, n’en a conscience. Si l’on s’effraie de quelque chose, ce n’est jamais que de la déchéance de ce monde (et la déchéance de l’orthodoxie ?!), des péchés d’autres orthodoxes etc. Et cela à un moment de l’histoire où, l’essence de l’orthodoxie, sa vérité pourrait être véritablement entendue, pour la première fois peut-être dans la dialectique de l’histoire, comme salut. Il ne reste qu’à croire qu’« on ne se moque pas de Dieu » (Gal 6,7). Mais sur le plan personnel, toujours la même question et le même tourment : quoi faire ?

Vendredi 15 février 1974

(…)
Lumineuse légèreté du christianisme, mais pesanteur de l’Eglise.
Ce matin, confessions. Avec quelle facilité on donne à d’autres les conseils qu’on devrait, on le sait d’expérience, s’adresser à soi-même.
C’est seulement dans l’Eglise qu’on peut trouver la figure complète du Christ. Telle est l’unique tâche de la théologie. Mais elle est occultée aussi bien par le « pope » que par le « théologien ». Le premier mise (sans risque) sur le besoin éternel qu’a l’homme de « sacralité », le second fait du Christ lui-même un problème.

Rédigé par l'équipe de rédaction le 23 Février 2018 à 11:28 | 6 commentaires | Permalien



Recherche



Derniers commentaires


RSS ATOM RSS comment PODCAST Mobile