Quelques réflexions sur l'Exode du futur archimandrite Irénée, l'évêque Louis Charles Winnaert, ainsi que sur l'œuvre de l'Orthodoxie Occidentale qui a suivi.
par Emilie Van Taack

AVANT PROPOS

Ayant étudié l'histoire de l'archimandrite Irénée, j'ai été amenée à resituer certains évènements et j'aimerais exprimer ici quelques idées à ce propos. La première est le regret, qui devrait à mon avis être partagé par tous, qu'une œuvre aussi importante en son temps que l'Orthodoxie Occidentale se soit soldée par un échec. Cet échec n'a pas d'autre raison que les erreurs de ses dirigeants. Les nombreux fruits portés, cependant, nommément la conversion de tant d'occidentaux à l'Orthodoxie Universelle, manifestent l'aspect providentiel de l'entreprise.

Pour que l'œuvre elle-même puisse enfin recevoir sa pleine justification historique et qu'elle soit reconnue par tous, une tâche essentielle reste à accomplir: reconnaître les erreurs commises, les confesser devant Dieu et s'en repentir. Sans le repentir - le premier commandement de l'Evangile, l'Esprit Saint, l'Esprit de la Vérité, ne peut agir. En effet, « si nous disons que nous n'avons point de péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la Vérité n'est point en nous. Si nous confessons nos péchés, Il est fidèle et juste pour nous les pardonner et pour nous purifier de toute iniquité. Si nous disons que nous n'avons point de péché, nous Le faisons menteur, et Sa parole n'est point en nous. »
(1 Saint-Jean, 1, 8-10).


En 1936, « un groupe important de Français avec à sa tête l’évêque vagant Louis Charles Winnaert s’adressa à la Confrérie Saint-Photius, demandant à être reçu dans l’Eglise Orthodoxe Russe tout en gardant ses propres rites.

Auparavant, il avait, pendant quatre années, frappé à la porte du Patriarcat de Constantinople (alors la moins missionnaire des Eglises Orthodoxes, semble-t-il) sans jamais avoir obtenu de réponse. Une correspondance très importante sur une série de questions de principe eut lieu avec le métropolite Serge de Moscou (une étude approfondie de l’attitude confessionnelle du groupe, une analyse de la succession apostolique, du rite, etc. (2). A l’issue de ces pourparlers, Mgr Winnaert, malade depuis longtemps, fut reçu dans l’Eglise en décembre 1936 et reçut lui-même ses fidèles à la Chandeleur 1937 en tant qu’archimandrite (avec le nom d’Irénée), sans possibilité d’être élevé à l’épiscopat. Il s’éteignait le 4 mars, parvenu au terme de ses pérégrinations. Le groupe qui l’avait suivi fut confié à son disciple , le père Lucien Chambault. Le rite de ce groupe avait été accepté provisoirement, quitte à être progressivement réformé.

Il ne le fut pas mais le père Evgraf Kovalevsky, de son côté, entreprit ces réformes, d’abord uniquement rituelles. (…) Le groupe se scinda en deux et chacun célébra selon sa propre version du rite occidental. (3) »

On peut trouver dans plusieurs ouvrages (4) les détails de l'itinéraire de l’archimandrite Irénée jusqu’à l’Orthodoxie. Les étapes spirituelles de cette démarche n’en sont pas moins intéressantes car, non seulement elles marquèrent très profondément l’évolution ultérieure du groupe mais elles restent caractéristiques de certains aspects de la vie de l'Eglise Orthodoxe aux XXième et XXIième siècles.

Une partie du groupe fut menée par le Père Lucien Chambault (5) qui devint, en 1944 sous le nom de Denis, abbé d'un prieuré installé rue d’Alleray, dans le 15ième arrondissement, consacré à Saint-Denis de Paris et Saint Séraphin de Sarov, et qui compta jusqu’à huit moines. Tant les fidèles que la communauté étaient bien intégrés à l’Exarchat du Patriarcat de Moscou, au point que père Denis en fut quelques temps Doyen. Mais le groupe s’éteignit en 1965 avec le Père Denis lui-même.

En revanche, le groupe mené par le Père Evgraf Kovalevsky, ordonné prêtre après la mort de l'archimandrite Irénée en 1937, suivit une évolution indépendante qui conduisit ce prêtre, au début des années 1950, à rompre les relations avec l’Exarchat, puis à recevoir l'ordination épiscopale de Saint Jean de Shanghai, sous le nom de Jean de Saint-Denis, dans l'Eglise alors Hors-Frontières. Après la mort de ce prélat et jusqu'à sa propre mort en 1970, il entreprit des démarches pour intégrer le Patriarcat de Roumanie. La réception du groupe sous l'homophore roumaine, cependant, n'eut lieu qu'avec l'ordination de son successeur, l'évêque Germain. De nos jours, le groupe est privé de tout lien canonique et de toute communion ecclésiale. Nous n'entrerons pas dans l'histoire de ces changements ni dans les considérations ecclésiologiques qui accompagnèrent leur issue malheureuse, travail qui a été déjà amplement réalisé . (6)
Ce qui nous intéresse ici, c’est la signification spirituelle contrastée de cette évolution qui s’enracine à notre avis dans les étapes du cheminement intérieur du futur archimandrite Irénée, l’abbé Louis Charles Winnaert lui-même.

***
NOTE: 1. Expression employée par le père Lev Gillet lors de l'oraison funèbre prononcée pour l'Archimandrite Irénée lors de son décès en 1937. Publié Annexe n°16, dans Elie de Foucault, Evgraf Kovalevsky, Vie et œuvres, tome 1, Biographie, Saint Denis s'agit-il de l'Institut ou de la ville?) 2016, pp. 336-340.

2. Pour le détail des réponses pleines de discernement apportées par le métropolite Serge et la Confrérie à toutes ces questions, cf. Lydia Ouspensky, Notes et Matériaux sur l'histoire de l'Eglise russe en Europe occidentale, Patriarcat de Moscou, 1972, Annexe n° 21, pp. 76-81.


3. Lydia Ouspensky, Notes et Matériaux, p. 18.

4. A côté du livre de Lydia Ouspensky cité plus haut, on peut encore se reporter, principalement, à Vincent Bourne, La Queste de Vérité d'Irénée Winnaert, Genève, 1966, réédité récemment par COED et Forgeville, 2020; Elisabeth Behr-Sigel, Un moine de l'Eglise d'Orient, Paris, 1993, pp. 249-275; Alexis van Bunnen, Une Eglise Orthodoxe de rite occidental: l'ECOF, Thèse de doctorat, Louvain, 1981.

5. Pour une biographie complète, cf. Anton Sidenko, L'archimandrite Denis Chambault: un français au sein de l'Orthodoxie Occidentale, Thèse de doctorat, Paris, 2015
6. Notamment par Lydia Ouspensky, dans Notes et matériaux, ouvrage cité plus haut, ainsi que dans les ouvrages cités note 4.

Quelques réflexions sur l'Exode du futur archimandrite Irénée, l'évêque Louis Charles Winnaert, ainsi que sur l'œuvre de l'Orthodoxie Occidentale qui a suivi.

A la recherche d’un Libre Catholicisme

Pour comprendre la démarche de l'abbé Winnaert puis son exode hors du Catholicisme à la fin de la première guerre mondiale, il est nécessaire de rappeler certains faits de l’histoire de l’Eglise romaine au XIXième puis au début du XXième siècle qui sont de nos jours passés à l'arrière plan des préoccupations, sinon complètement oubliés du public.

L’Eglise romaine, en effet, mit plus d’un siècle à s’adapter à la transformation apportée dans le monde par la pensée des Lumières et la révolution française. Il fut très difficile aux théologiens catholiques d’admettre la fin du caractère inamovible des monarchies de droit divin et d'accepter ce qu'on appelait alors "les libertés modernes", qui furent officiellement dénoncées comme de dangereuses erreurs par le pape Pie IX en 1864 ( note 7) .

Afin d’établir ces libertés "d’expression, de presse et de religion", les partis libéraux cherchaient à établir un ordre social et politique dans lequel l’Église n’aurait plus ni privilèges ni pouvoirs particuliers. Certains voulaient même faire cesser complètement l’influence de l’Église, qu’ils estimaient incompatible avec la raison et le progrès. Les sentiments anticléricaux, largement, répandus dans l’Europe d'alors ainsi que les réformes effectuées en France particulièrement, avaient mis à mal l'assise temporelle de l’Église. A la mise en cause de son autorité qui accompagnait ces changements, le Concile du Vatican en 1870 réagit avec violence et répliqua par l’affirmation de l’infaillibilité Papale. Les réactions négatives des catholiques eux-mêmes furent nombreuses. La plus radicale d'entre elles fut à l'origine de la création de l’Eglise dite Vieille Catholique. Plusieurs groupes emmenés par leurs évêques, en effet, firent sécession, et rejoignirent des Eglises séparées de Rome depuis la Réforme et qui formaient l'Union d’Utrecht.

Sur le plan purement politique, l’idée d’une souveraineté populaire devant laquelle les forces en présence devaient s’incliner chassait l’influence de l’Eglise de la vie publique. La déclaration des droits de l’homme en effet et la reconnaissance de la liberté de conscience plaçaient le jugement des hommes au centre de toute décision. L’Eglise devant s’incliner devant lui, se trouvait par là même placée à la périphérie de la vie des nations. Mais ceci, bien sûr, sauf à retrouver sur les individus, par son emprise sur les consciences, le pouvoir perdu sur les Etats.

En 1892, un Pape réformateur, Léon XIII (8) ouvrit alors la politique pontificale à l’évolution de la société.

Dans une encyclique intitulée Au milieu des sollicitudes, il appelait les catholiques à adopter une attitude nouvelle vis-à-vis du régime républicain, le "Ralliement". « L'émergence d'une République plus modérée invitait à l'apaisement et au ralliement des catholiques. En autorisant une certaine ouverture, les autorités romaines et épiscopales contribuaient à multiplier les initiatives pour tenter l'expérience d'une droite catholique conservatrice, renonçant à la monarchie et acceptant les institutions républicaines ». (9)

Malheureusement, les catholiques eux-mêmes ne furent pas unanimes autour de la distinction faite par le Pape entre pouvoir politique et législation. Il affirmait en effet que « l'acceptation de l'un n'implique nullement l'acceptation de l'autre, dans les points où le législateur, oublieux de sa mission, se mettrait en opposition avec la loi de Dieu et de l’Église ». (10)

Malgré cette ouverture, la situation politique de la France ne changea pas et toutes les élections furent remportées par les libéraux et les anticléricaux; l'opposition se radicalisa jusqu'à l'expulsion des propriétés monastiques en 1902 , puis en 1905, ( note11) avec la loi de séparation entre l'Eglise et l'Etat.

Ce rejet grandissant de l'influence politique de l'Eglise catholique s'expliquait aussi par l’intransigeance qu'elle manifestait aussi bien vis-à-vis du mouvement social que du développement des sciences, ce qui éloigna plus radicalement encore la population de la foi chrétienne.

***
NOTE: 7. Dans le célèbre document appelé Syllabus joint à l'encyclique De quels soins.

8. Son pontificat dura de février 1878 à juillet 1903.

9. Bruno Dumons, Le catholicisme en chantiers. France, XIXe-XXe siècles, Presses universitaires de Rennes, 2019, p. 30.

10 Lettre de Léon XIII, Notre Consolation du 3 mai 1892.

11. On mentionne ici la deuxième expulsion par le cabinet Combes, la première ayant eut lieu en 1880, avant le pontificat de Léon XIII.
Quelques réflexions sur l'Exode du futur archimandrite Irénée, l'évêque Louis Charles Winnaert, ainsi que sur l'œuvre de l'Orthodoxie Occidentale qui a suivi.

Le modernisme social

Le Pape Léon XIII, une fois de plus, avec l'encyclique Des choses nouvelles, écrite en 1891 face à la montée de la question sociale, en condamnant « la misère et la pauvreté qui pesaient injustement sur la majeure partie de la classe ouvrière », avait inauguré ce qu'on appellera plus tard la "doctrine sociale de l'Eglise". Il dénonçait également les excès du capitalisme et encourageait un syndicalisme chrétien. Ses successeurs, les Papes Pie X et Benoit XV cependant, par peur du socialisme et refusant la contestation de l'ordre établi, à l'image des milieux conservateurs français, se raidirent contre toute concession dans une condamnation virulente de ce qu'ils appelaient le "modernisme social".

Un mouvement religieux comme "le Sillon", créé dans le sillage de l'encyclique de Léon XIII en 1894 par Marc Sangnier, avec qui l'abbé Winnaert entretiendra d'étroites relations, cherchait à réconcilier les milieux ouvriers avec le Christianisme. Il fut cependant condamné par Pie X en 1910 ( note 12) et son activité par la suite se poursuivit sur un plan strictement politique.

Il fallut attendre près de quarante ans (à partir de la mort de Léon XIII en 1903), avec la dernière année du pontificat de Pie XI, en 1939, et vraisemblablement sous l'inspiration des partenaires de l'Axe, pour que la hiérarchie catholique songe enfin à renouer officiellement avec le souci des plus pauvres et des classes laborieuses, en créant l'Action catholique.

Louis Charles Winnaert, né en juin 1880 à Dunkerque, dans une famille de marins « tous morts en mer à l'exception de son père», était un jeune homme enthousiaste, d'une grande pureté, plein d'amour pour Dieu et le prochain. Comme toutes les âmes amies de Dieu, il s'affligeait de la condition effrayante des ouvriers. A Dunkerque d'abord, dans son enfance, puis à Lille, durant ses études au séminaire, il avait côtoyé les employés des filatures. C'est là qu'on voyait les pires effets de l'industrialisation. Non seulement il les voyait objet du plus grand mépris de la part de la société, dans un dénuement matériel et moral insupportable mais pris dans un mouvement irrésistible d'éloignement de Dieu et du Christ, révoltés par l'attitude de l'Eglise qui justifiait systématiquement l'exploitation sans vergogne dont ils faisaient l'objet de la part des capitalistes et des patrons.

« Epris de justice sociale, le jeune homme affirmait qu'elle devait découler de la miséricorde de l'Eglise, [seul lieu où les malheureux auraient trouvé réconfort et consolation,] et il envisageait un socialisme chrétien uni à la vie liturgique qui en serait le centre, ainsi qu'au partage du travail et des biens, selon la justice chrétienne et la charité » (13). Désespéré par la souffrance morale et spirituelle qu'il voyait autour de lui, il s'exclamait:

"Dieu est trop loin, Dieu est triste. Comment le rendre, le donner à ce laborieux peuple du Nord? " (14) ...
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Rédigé par Parlons D'orthodoxie le 10 Février 2022 à 08:21 | 15 commentaires | Permalien



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