Reconfiguration inachevée de l'Eglise russe dans l'émigration
Avertissement: je vous propose la traduction légèrement abrégée d'un article du père Andrew qui fait un point de la situation des différentes structures canoniques issues de l'Eglise russe. Certaines affirmations en sont très polémiques et souvent discutables (tout le monde en prend pour son grade): j'en laisse l'entière responsabilité au père Andrew en ajoutant seulement quelques commentaires et explications in fine. Mais la personnalité de l'auteur est intéressante(1) et je trouve là un génie de la synthèse et du mot juste, comme l'esprit gaulois en produit de moins en moins (appréciation d'amis que se reconnaitront!)… voire même une vision optimiste pour l'avenir de l'Orthodoxie. Je laisse chacun en juger. ( Vladimir GOLOVANOW )

Père Andrew Phillips (1)

Introduction: Le Syndrome du Wyoming
Le père John Romanides avait eu cette image pour expliquer les effets de la chute de Byzance sur l'Orthodoxie: imaginez que les USA disparaissent en ne laissant que le provincial et stagnant Wyoming pour représenter la puissance économique, technologique et politique de l'ex-superpuissance.

C'est cela que représentaient les fragments du monde orthodoxe après le sac de 1204 et la chute de 1453: les fragments subsistants du monde orthodoxe perdirent alors leur sens de l'unité, leur intégrité, leur objectif et leur direction. Ils se sont "provincialisés" et balkanisés. La même image peut être utilisée à propos de l'effondrement de la Russie en 1917. La conséquence immédiate de l'effondrement de ce Centre c'est que tout le monde orthodoxe retombe en décadence et désunion: "Tout s'écroule ; le centre ne peut tenir ; / L'anarchie se répand sur le monde / " (2). Le mot "juridiction" est inventé et des compromis sont introduits dans tous les domaines de la vie de l'Eglise: calendrier, liturgie, spiritualité (œcuménisme) et morale (scandales). Mais, depuis l'effondrement du Communisme et de l'URSS les effets de la chute de la Russie orthodoxe sont lentement en train d'être surmontés: le Centre, c'est-à-dire l'Eglise Orthodoxe Russe maintenant libérée, est revenu sur la scène mondiale. Cela a de profondes implications non seulement pour la Russie et ses fragments hors de Russie, non seulement pour les Eglises Orthodoxes Locales, mais en fait pour l'ensemble du Monde Chrétien.

1. Le Patriarcat de Moscou en Russie

Depuis le millénaire du baptême de la Rus, en 1988, et la chute du Communisme, la Patriarcat a du faire face à une tâche gigantesque de renouvellement des infrastructures, tant en terme de bâtiments que de personnes. (…) La véritable décimation (seul 1/10 survécurent) de l'Eglise Orthodoxe Russe par l'athéisme avait été inimaginable!
Depuis les années 1990 l'Eglise eut à souffrir des attaques de différentes sectes, généralement des "missionnaires" financés aux USA, mais aussi des nationalistes fanatiques en Ukraine occidentale et différents pseudo-Orthodoxes, sectes "des catacombes", souvent fabriqués par ceux qui étaient de bons communistes encore hier. Malgré tout, avec sa restructuration en Métropoles nationales et surtout, après 2000, avec la reconnaissance de ses propres martyres et confesseurs, la condamnation du sergianisme (3) (erastianisme (4)) et de l'œcuménisme(5), le Patriarcat de Moscou en Russie s'est trouvé transformé.

2. Le Patriarcat de Moscou hors de Russie

Les représentant du Patriarcats de Moscou, appointés par le KGB, faisaient scandale pendent la Guerre Froide. Les cas d'immoralités et de corruption crasse d'évêques-agents du KGB dans plusieurs capitales européennes augmentaient la défiance vis à vis du Patriarcat et empoisonnaient sa vie ecclésiale. Rien n'était secret – sauf pour ceux qui, sur les marges de l'Eglise ou en dehors d'elle, étaient aveuglés par la naïveté. Il en est résulté que ceux qui s'intéressaient sérieusement à l'Orthodoxie russe ne rejoignaient pas le Patriarcat de Moscou, alors contrôlé par les communistes, mais la libre et indépendante "Eglise Orthodoxe Russe Hors-Frontières" (EORHF/ROCOR)
Depuis 1991 le Patriarcat s'est diplomatiquement débarrassé de ces figures scandaleuses, principalement par leur décès, mais parfois par leur exil en Sibérie (…) A partir de 2006, le Patriarcat à l'étranger était nettoyé de ses désordres précédents et pouvait regarder l'EORHF dans les yeux; le rapprochement de ces deux parties essentielles de l'Eglise Orthodoxe Russe en dehors des frontières de l'ex-URSS, indispensable canoniquement, est alors devenu inévitable.

3. L'EORHF

(…) Depuis 2007 l'EORHF est complètement réunifiée avec le reste de l'Eglise Orthodoxe Russe dans le Patriarcat. Auparavant, à la fin du XXe siècle, il y avait eut un risque de récupération politique de l'EORHF par des éléments ultra-nationalistes, certains avec des tendances sectaires et anti-canoniques, impitoyablement manipulés par des organisations antirusses-orthodoxes comme la CIA. Débarrassée de ces dérives politiques, qui tenaient plus à l'anticommunisme qu'au Christianisme, le nouvelle réunion anti-extrémistes des deux parties de l'Eglise Orthodoxe Russe progresse depuis 2007.
Les meilleurs représentants de l'émigration orthodoxe russe, de St Jean de Shanghai au métropolite Anastase de New York, confessaient que le destin de l'émigration russe serait tragique s'il n'était missionnaire. Ils n'ont jamais perdu de vue que l'Orthodoxie n'est pas un nationalisme étroit, mais une Civilisation Mondiale, une Communauté Orthodoxe. Même si la configuration finale de l'Orthodoxie russe hors de Russie n'est pas clairement définie à ce jour, il est certain qu'elle va continuer à exister et bien plus puissante et large que durant les dernières années. (…)

4. L'OCA

Partie intégrante de l'Eglise russe il y a plus de 60 ans, après des années d'isolement anti canonique, l'Eglise Orthodoxe en Amérique (OCA) est née il y a quarante ans, en pleine Guerre Froide, comme un compromis politique(6)… Dans bien des domaines ses chefs font fausse route parce qu'ils se sont écartés de la Tradition Orthodoxe au profit d'une mentalité séculière, nationaliste et protestante introduite par des idéologues libéraux comme le père Alexandre Schmemann contre la volonté des gens. Cette mentalité n'a jamais été acceptée par la partie traditionnelle de l'OCA, depuis longtemps souffrante et fidèle, particulièrement en Alaska, dans certaines parties du Canada et en Pennsylvanie.
Il semble qu'il n'y ait aucun avenir pour ce groupe en dehors de sa réintégration au reste de l'Eglise Orthodoxe Russe et d'un retour aux pratiques canoniques. Cette possibilité est actuellement entravée par sa russophobie américaine et le refus de voir que l'Eglise Orthodoxe Russe a toujours été multinationale et multiethnique. Si sa direction abandonne ces préjugés nationalistes et son complexe d'infériorité vis-à-vis du Protestantisme, l'OCA peut revenir à une Eglise russo-américaine et avoir un avenir, mais avec un autre nom et un autre esprit. Par contre si elle continue à vivre dans le passé, avec sa vieille mentalité de Guerre Froide, alors elle risque de disparaitre, aspirée et diluée dans le tourbillon de la laïcité spirituellement insignifiante qui est née du protestantisme américain.

5. Rue Daru

C'est un dixième de l'OCA et la direction de ce petit groupe basé à Paris a abandonné l'Eglise russe pour celle de Constantinople il y a prés de quatre vingt ans(7). Il n'y a plus qu'un seul évêque, actif mais pas en bonne santé, et une atmosphère malsaine et russophobe de "fin de siècle"(*) s'y est installée; la décadence de la pratique dans plusieurs paroisses et la faiblesse numérique ailleurs - beaucoup venant d'ailleurs du Patriarcat – l'ont en grande partie fragilisé. Et à coté, il y a l'Eglise russe qui croit partout en Europe occidentale, y compris à Paris. Ainsi, alors qu'une grande partie de ses forces vives l'ont désertées, depuis longtemps ou plus récemment, pour la Tradition dans une autre partie de l'Église russe, il semblerait que la rue Daru est mure pour tomber, mais sa futile agonie est longue. Souffrir peut être glorieux.
L'Eglise orthodoxe russe est en train de récupérer les églises qui lui appartiennent en France. Et ce n'est maintenant plus qu'une question de temps avant que le petit et faible Patriarcat de Constantinople, de plus en plus politiquement dépendant de Moscou pour son soutien contre la Turquie, se sépare du groupe de la rue Daru et le renvoie à l'Eglise russe (avec d'autres paroisses orthodoxes empochées dans sa juridiction, comme en Estonie). Cela s'est déjà produit une fois, en 1966. Mais 1966 était le pic de la guerre froide et la rue Daru avait une autre force spirituelle qu'aujourd'hui; cela lui a permis de survivre isolé, brièvement et de façon non-canonique. Cela n'est plus possible maintenant.

6. Désintégration et désunion dans les Églises orthodoxes autocéphales

Toutes les Eglises orthodoxes locales ont été malmenées après la chute du Centre en 1917 et l'intégrité et l'unité ont été perdues simultanément. Cela a été particulièrement marquant avec la balkanisation des diasporas orthodoxes: d'abord en Amériques, puis en Europe occidentale et en "Australasie" apparurent des «juridictions», une multiplicité de structures nationales en dehors du pays d'origine orthodoxe, témoignant d'un dédoublement de la personnalité orthodoxe dans les diasporas. De plus, le jeu de la faiblesse spirituelle de l'Occident avec les faiblesses des Eglises locales dans les pays d'origine aboutit a des compromis qui outrageaient la piété des fidèles et donna lieu a des schismes inévitables sur les questions de calendrier, ce qui amena un affaiblissement supplémentaire. L'ancienne unité, garantie par la puissance et l'argent de l'Eglise russe, était perdue. Mais les récentes réunions des représentants des Églises orthodoxes locales ont déjà relancé le mouvement dans l'autre sens, avec des accords sur l'octroi de l'autonomie et de l'autocéphalie et les assemblées locales des évêques orthodoxes par région ou pays.

Certaines divisions juridictionnelles actuelles pourraient fort bien disparaître grace aux possibilités d'organisation et à l'infrastructure fournies par l'Église russe: les structures embryonnaires de nouvelles Églises orthodoxes locales pourraient alors commencer à prendre forme(8). Si on évite le nationalisme local et la coercition, si personne n'est persécuté pour adopter un calendrier, une langues ou des approches modernistes, en d'autres termes, tant que les idéologies tyranniques et les erreurs de groupes comme l'ancienne OCA et la rue Daru sont évitées, il n'ya aucune raison pour que la désunion, tant ancienne qu'actuelle, ne puisse être surmontée. Si la coopération peut être mise en place sans impérialisme, de manière volontaire, constructive et confédérale, avec le respect mutuel des différentes coutumes et des langues nationales, l'amour de la Tradition commune, alors le mot «juridiction» va disparaître dans les poubelles de l'histoire. De plus, tout cela arrive à un moment où le monde hétérodoxe s'effondre dans la laïcité et où, par conséquence, la soif de spiritualité s'accroit. C'est là que l'Orthodoxie doit prendre ses responsabilités historiques et mondiales devant le reste du monde.

Conclusion: sauvons notre Heritage

2017 marquera le centième anniversaire de la catastrophe Russe. C'est dans six ans seulement et pourtant il n'est pas exclu que certains se souviennent alors de l'histoire récente comme d'une série d'aberrations qui n'existent que dans les livres d'histoire poussiéreux. Le Centre de l'Eglise orthodoxe russe à Moscou est en grande partie guéri et il peut maintenant guérir les autres. Comme une mère poule longtemps endormie, il s'est réveillé, il a contemplé son nid et jeté les œufs pourris pour pouvoir recueillir, comme des poussins, l'EORHF et d'autres qui ne faisaient qu'attendre la guérison de leur mère.

Il est maintenant essentiel pour tous les éléments constitutifs de l'émigration russe orthodoxe de sauver ce qui est spirituellement viable en nous, de sauver la vie et non la mort, qui sera enterré par la mort. Nous devons faire en sorte que ce qui est spirituellement vivant en nous, non seulement vive, mais se propage à travers un monde qui est spirituellement mort et a désespérément besoin d'oasis de vie
O Jérusalem, Jérusalem, qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants, comme une poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous ne l'avez pas voulu! (Matt. 23, 37).

Colchester, Angleterre 1/14 janvier 2011
Traduction Vladimir GOLOVANOW pour "PO"
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Notes du traducteur

(*) En français dans le texte

(1) Le père Andrew Phillips est recteur de la paroisse de saint Jean le Thaumaturge, EORHF – Patriarcat de Moscou, à Colchester (Essex, GB) et rédacteur des sites orthodoxes anglais et http://www.orthodoxengland.org.uk. Il a expliqué son cheminement et ses positions dans une interview traduite sur l'excellent Blog

(2) "The Second Coming", du poète irlandais W.B. Yeats (1865-1939)

(3) Sergianisme: soumission de l'Eglise à l'état soviétique résultant, d'après ses adversaires, de la "déclaration du métropolite Serge" (16/29 juin 1927), alors locus tenens du trône patriarcal, qui permettait de légaliser l'existence de l'Eglise, jusque là illégale, en reconnaissant le pouvoir soviétique.
Les relations entre l'Eglise et l'état ont été clairement définies dans "Les fondements de la doctrine sociale" de l’Eglise adoptés en 2000 par le Concile des évêques (disponible en français). Lire aussi PO

(4) Erastianisme: Doctrine de la suprématie absolue de l'État en matière ecclésiastique, l'érastianisme a été théotisé par le Suisse Thomas Erastos, de son vrai nom Thomas Lieber (1524-1583), qui s'opposait aux Calvinistes en se situant dans la perspective d'un État confessionnel réservant au pouvoir civil le droit et le devoir d'intervenir dans tous les domaines religieux (cf. "Explicatio gravissimae quaestioni", Londres, 1589) .

(5) Contrairement au père Andrew, je n'ai personnellement pas vu cette condamnation qui a été réclamée au concile par le primat de l'Eglise Hors Frontières. Le retrait du Patriarcat de Moscou de la conférence des Eglises Européennes (CEC/KEK) en 2008 peut être considéré dans ce sens bien qu'il ait été motivé par l'admission de "l'Église orthodoxe apostolique d'Estonie" (Constantinople) alors que "l'Église orthodoxe d'Estonie" (Moscou), majoritaire en Estonie, n'est pas reconnue. Voir aussi

(6) La Métropole russe d'Amérique du nord, d'où est issue l'OCA, rassemblait tous les Orthodoxes jusqu'en 1920. Elle se disloqua ensuite en plusieurs diocèses se réclamant de différentes Eglises-mères auxquelles ils se rattachèrent. Le primat en place Mgr Platon, refusa de suivre le Synode hors frontières dans sa rupture avec le patriarcat de Moscou (1927) restant de jure dans le patriarcat mais de facto autonome (proclamation du Concile panaméricain en 1924 sur la base du décret 362 du saint patriarche Tikhon) jusqu'à l'autocéphalie accordée par Moscou en 1970. Cette autocéphalie n'est pas reconnue actuellement par la majorité des Eglises, mais cela n'empêche pas l'OCA de participer à l'Assemblée épiscopale d'Amérique du Nord Eclaboussée récemment par des scandales financiers, c'est la 2éme juridiction orthodoxe des USA (après la métropole grecque soumise à Constantinople) et la principale au Canada, avec aussi des paroisses au Mexiques. Elle compte environ un million de membres (site officie OCA) Lire aussi

(7) Cf -VG

(8) Cette vision optimiste se rattache évidement au projet que proposait le patriarche Alexis II de bienheureuse mémoire dans son appel historique du 1er avril 2003: " Nous fondons notre espoir que la Nouvelle Métropole autonome, qui réunira tous les fidèles de tradition orthodoxe russe des pays d’Europe Occidentale, servira au moment choisi par Dieu, de creuset à l’organisation de la future Eglise orthodoxe Locale multiethnique en Europe Occidentale, construite dans un esprit de conciliarité par tous les fidèles orthodoxes se trouvant dans ces pays." Cf.OLTR



Rédigé par Vladimir GOLOVANOW le 1 Juin 2011 à 07:05 | 66 commentaires | Permalien



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