Tout est foncièrement commun à l’Orient et à l’Occident, et tout est différent.
Y. CONGAR

Il est particulièrement réjouissant et réconfortant que la pensée théologique hétérodoxe, en ses meilleurs représentants manifeste un intérêt sincère et profond pour l'étude de l'héritage patristique, la doctrine et les institutions de l'Église ancienne. On doit en même temps reconnaître que dans les relations mutuelles entre théologie orthodoxe et théologie hétérodoxe demeurent beaucoup de problèmes et de divergences d'opinions non résolus. En outre même la coïncidence formelle dans de nombreux aspects de la foi ne signifie pas l'unité authentique, dans la mesure où des éléments de doctrine sont interprétés différemment dans la tradition orthodoxe et dans la théologie hétérodoxe. "Principes fondamentaux régissant les relations de l'Eglise orthodoxe russe avec l'hétérodoxie" § 4.6.


"Europe « latine » et l’Europe orthodoxe" (matériaux pour un livre à venir)
D'après M. Dmitriev Traduit du russe par Élisabeth Teiro
Titres et coupures de Vladimir Golovanow

D’habitude, dans un esprit irénique et œcuménique, on tend à gommer les différences confessionnelles et culturelles entre deux traditions chrétiennes, byzantino-orthodoxe et « latine », d’une façon ou d’une autre...

... Parfois l’on ne les reconnaît pas du tout en tant que différences substantielles. L’image largement répandue de l’orthodoxie est celle d’une religion et d’une Eglise où les rites ont supplanté l’intellect, la théologie et l’éthique ; où le clergé s’est docilement et volontairement soumis au pouvoir séculier ; où l’enseignement du Christ ne fut reçu que superficiellement.

Toutefois, le regard d’un historien des sociétés sur les divergences entre les deux Christianismes est, par la nécessité et la logique du métier historique, différent de l’approche des théologiens et spécialistes en Kirchengeschichte. Historiquement parlant, le problème de l’altérité du Christianisme orthodoxe, par rapport au Christianisme « latin », est d’une importance cruciale. Il n’est pas exclu que précisément les singularités confessionnelles de l’orthodoxie nous procurent la clef pour bien comprendre de nombreuses caractéristiques substantielles de l’histoire byzantine, russe, ukrainienne, biélorusse, bulgare, serbe et roumaine. Il n’est pas exclu non plus que les particularités confessionnelles du christianisme latin nous offrent la clef de la compréhension de nombreuses caractéristiques substantielles de l’histoire occidentale. Ainsi faut il prendre au sérieux la question suivante : en quoi se traduisent les différences du prescrit et du vécu chrétiens dans les cultures « latines » et byzantino-slaves ? Quelle serait la manière adéquate de décrire et de conceptualiser les singularités confessionnelles et culturelles du christianisme « latin » par rapport au christianisme « orthodoxe », et vice versa ?

(…)
ISSUES DE DEUX TRADITIONS PATRISTIQUES DIVERGENTES.

Laissons de côté les spécificités explicites de l’orthodoxie et du catholicisme dans le domaine dogmatique, liturgique et institutionnel (Filioque, purgatoire, primauté et infaillibilité papales, immaculée conception, communion sous une ou deux espèces, célibat, langue des offices, existence ou absence d’ordres monastiques, icônes, etc.) et essayons de prendre en compte ce qui est sous-jacent – certains aspects de l’enseignement des Eglises orthodoxe et catholique sur le salut, la grâce, la vérité et l’autorité... Historiquement, elles sont issues de deux traditions patristiques divergentes.

Il y a un consensus pour considérer Tertullien comme le père de la patristique latine. Après lui vinrent Cyprien de Carthage, Lactance, Hilaire de Poitiers, Marius Victorinus, Ambroise de Milan. Augustin et Jérôme occupent une place particulière dans l’histoire de la patristique en Occident. Leurs successeurs furent Prosper d’Aquitaine, Léon Ier le Grand, Jean Cassien, Vincent de Lérins, Grégoire de Tours, Césaire d’Arles, l’auteur anonyme de la Règle du Maître, Benoît de Nursie, Denys le Petit, Cassiodore, Boèce, Grégoire le Grand et Isidore de Séville . Approximativement à la même époque, la patristique grecque est représentée par d’autres figures. Au premier plan d’entre elles on trouve Clément d’Alexandrie, Athanase le Grand, Cyrille de Jérusalem, Basile le Grand, Grégoire de Naziance, Grégoire de Nysse, Jean Chrysostome, Cyrille d’Alexandrie, le pseudo-Denys l’Aréopagite, Jean Damascène.

Certes, l’opposition est trop rigide pour être vraie. Denys l’Aréopagite et Jean Chrysostome sont largement lus et sont bien connus dans l’Occident médiéval et moderne. Certains papes du premier millénaire sont reconnus comme pères de l’Eglise en Orient. À partir du XVIIe siècle la théologie orthodoxe subit une profonde latinisation. Au XXe siècle, en Occident, l’on redécouvre la pensée théologique byzantine et byzantino-slave. Et cependant, il n’en reste pas moins que les deux traditions ne se sont entendues et ne s’entendent qu’à grand-peine et avec méfiance. J. Liébart, historien des dogmes, en fait un résumé : « Péché, grâce, liberté : ce sont des réalités présentesà toute la réflexion chrétienne des premiers siècles et exprimées spontanément à peu près de la même manière en Orient et en Occident pendant les quatre premiers siècles.

C’est sur ce terrain néanmoins qu’au début du Ve siècle va se marquer un clivage théologique important entre l’Orient et l’Occident : alors que l’Orient continuera de parler sereinement de l’homme pécheur "divinisé" par la grâce, l’Occident avec Pélage et Augustin, va s’interroger et engager un long débat sur le "péché originel" et sur les rapports de la grâce et de la "liberté" (…) Tandis que la théologie en Orient demeurera préoccupée avant tout de l’inventaire objectif du mystère du salut, c’est la condition et la démarche subjective du croyant, l’expérience existentielle et personnelle de la libération du péché et de l’ouverture à la grâce qui deviennent le terrain du débat et de la réflexion en Occident. Ce "déplacement" de la théologie accompagne, chez un Augustin notamment, une véritable découverte de l’intériorité spirituelle et de la subjectivité (…) Désormais, la théologie latine a ses préoccupations propres, que ne partagera jamais profondément l’Orient ancien. Si l’on ajoute à cela l’effondrement définitif de l’unité de l’Empire romain au Ve siècle et la rupture linguistique (Augustin est le premier des Pères latins de premier plan à ne plus lire couramment le grec), on comprend que les deux traditions (…) vont désormais se différencier nettement» .

Les conséquences de cette divergence entre l’Est et l’Ouest furent considérables. Elles s’exprimèrent dans différentes mentalités religieuses formées par l’éducation chrétienne. Mais jusqu’à aujourd’hui cet état de fait, le plus souvent, n’est pas pris en considération par les historiens. Pour approcher et comprendre les différences de mentalités des cultures orthodoxes et catholiques (de l’Occident chrétien), on est de quelque sorte contraint d’aborder des thèmes qui, au premier regard, paraissent trop subtils pour un historien des sociétés – tels que, par exemple, les effets de la chute sur la nature de l’homme, sur la conditio hominis, sur l’histoire humaine.

CULPABILITÉ OU ASSERVISSEMENT?

En Occident, on le sait parfaitement bien, la théologie de la chute et du péché originel remonte à Saint Augustin, dont la doctrine « est fondée sur le concept de notre responsabilité héritée pour le péché d’Adam (…) La massa damnata de l’humanité déchue est l’objet de la colère divine parce qu’elle est coupable. Elle peut être justifiée par la grâce qui, seule, peut pardonner, puis restaurer en l’homme la capacité naturelle qu’à son âme de contempler l’essence de Dieu. Cette contemplation ne peut se produire qu’outre-tombe : dans la vie présente, l’homme ne peut jamais être autre chose qu’un pécheur pardonné » . Il résulte de la chute que « l’homme se priva des dons de la grâce (…), qu’il perdit sa "justice originelle" ». Il ne s’agit pas seulement d’une erreur ou d’un péché, mais d’un « dérèglement de tout l’ É T A T (mise en relief de L. P. Karsavin) de grâce ». Il résulta de la chute « une désorganisation de toutes les autres forces de l’âme » (Thomas d’Aquin). En particulier, une faiblesse de la volonté, l’incapacité de ne pas pécher... La convoitise, liée à la multiplication de la race humaine, fit que cette corruption substantielle de la nature commença à se transmettre inéluctablement de génération en génération. En quel sens précisément l’homme hérite-t-il du péché d’Adam ? « L’homme détient le péché d’Adam non dans le sens où il "imite" ce péché, non dans le sens qu’il a l’obligation formelle d’acquérir les dons de la grâce, et il ne peut les posséder par la faute d’Adam, mais de la manière la plus réelle qui soit, par le lien r é e l (mise en relief de L.P. Karsavin) qui l’unit à son ancêtre et qui s’exprime par le fait qu’il descend physiquement de lui » .

L’on ne saurait surestimer le poids de cette doctrine dans l’évolution des mentalités religieuses. L’« homme du Moyen Age » corrélait d’une manière ou d’une autre toute son activité avec son idée du péché et de ce qui est peccamineux... En particulier, à travers la pastorale, la liturgie, l’art chrétien, l’Eglise rappelait constamment qu’aucune justification de l’homme ni rapide ni irrévocable n’était possible. La justification se conçoit comme un long et pénible processus dont il est, en principe, impossible de sortir vainqueur par ses propres forces. Tout ceci eut des conséquences, qui ont été lucidement présentées, par exemple, dans l’ouvrage célèbre de Jean Delumeau .

L’orthodoxie byzantine élaborait cette problématique autrement. Comme l’écrit J. Meyendorff, « avant tout, la relation authentique entre Dieu et l’homme est conçue par les Pères orientaux d’une manière qui diffère de la ligne de pensée inaugurée par saint Augustin ». « L’existence de l’homme comme créature de Dieu n’est pas conçue comme une existence fermée : l’homme a été créé pour avoir part à la vie de Dieu, pour être avec Dieu ». L’homme « participe à la qualité qui appartient en propre à Dieu seul : l’immortalité. En d’autres termes, ce qui fait que l’homme est un homme, et non une bête, c’est sa faculté, originellement établie par Dieu, de participer à l’immortalité de Dieu, au pouvoir de Dieu sur les autres créatures, et même au pouvoir créateur de Dieu ». Comme le souligne J. Meyendorff, « on voit immédiatement ici que les problèmes de la grâce et de la nature se posent d’une tout autre manière que dans la tradition augustinienne : la grâce n’est pas un don créé, conféré comme un donum superadditum (…) C’est la vie divine elle-même communiquée à l’homme qui a été créé dans le but de la recevoir et d’y participer et qui, s’il est privé de la grâce, perd l’intégrité de sa propre nature ». « La chute de l’homme, c’est d’avoir préféré rivaliser avec Dieu (…) au lieu de participer à ses dons (…) Il n’est pas question (…) d’une culpabilité transmise à la race humaine à travers le péché d’Adam. Ce dont la nature humaine tout entière a hérité, c’est l’asservissement à la mort et à la corruption » .

L’ENSEIGNEMENT DU SALUT

En ce qui concerne la doctrine du salut, de nombreux chercheurs (dont J. Meyendorff) imputent au catholicisme un juridisme excessif dans l’approche de cette question. La tradition de la compréhension du salut comme justification quasi juridique fut fondée par Tertullien et Augustin, puis développée par Anselme de Canterbury. Anselme élabora le dogme de la « satisfaction », du « contentement » que l’homme doit procurer à Dieu pour ses péchés. La pratique des indulgences en est le résultat ultime.

Cette sotériologie catholique médiévale « crée une représentation persistante d’un formalisme juridique du dogme catholique » – ce que L.P. Karsavin, à la différence de nombreux auteurs orthodoxes, rejette catégoriquement. Pour lui l’essentiel du catholicisme, dans ce domaine, réside dans la volonté de mettre en pratique les normes de l’Evangile («nous ne craignons pas de mettre une fois encore l’accent sur « l’esprit pratique [et non "juridique" – M.D.] du catholicisme » ). Il reconnaît cependant que dans la tradition catholique médiévale Dieu apparaît avant tout comme un juge – qui plus est absolument équitable. Ici, le catholicisme fait face à un paradoxe : si l’on aborde cette conception de Dieu de façon exclusive, si Dieu n’est que « l’infatigable comptable de nos péchés », alors se brise le lien qui unit l’homme à Dieu, parce que même Dieu se révèle limité dans son propre pouvoir. Implorer son pardon devient absurde, car « on ne peut faire fléchir celui qui est juste ». Ce paradoxe complique extraordinairement l’enseignement catholique du salut. Il se révèle lié à des antinomies prononcées qui, superficiellement, apparaissent comme des « sacrilèges » .

Karsavine était presque seul, parmi les théologiens orthodoxes, à mettre en doute le « juridisme » de la sotériologie catholique. Le futur patriarche Serge (Stragorodskij) a consacré sa thèse précisément à ce thème. Il mettait l’accent sur les caractères spécifiques de l’enseignement orthodoxe du salut .

Quoi qu’il en soit, dans la théologie orthodoxe le salut est pensé autrement qu’en Occident. « Le dogme catholique interpose entre Dieu et l’homme la catégorie supplémentaire de la grâce, en l’interprétant (avec une étude formelle et logique approfondie et considérable) comme une manifestation purement phénoménale de la divinité, extérieure à son essence nouménale (…) A contrario, l’orthodoxie pense la grâce comme la révélation immédiate du divin en l’humain au sujet de la laquelle il ne peut être question de limite entre le nouménal et le phénoménal » . Du point de vue de la tradition orthodoxe, « la chute et la rédemption ne se sont pas déroulées d’une manière abstraite, juridique, utilitaire (…) mais se sont jouées comme un drame à trois partenaires : Dieu, l’homme et Satan. Au lieu du thème augustinien d’une culpabilité héritée, les Pères (grecs – M.D.) – puisque seuls les péchés personnels suscitent la culpabilité – parlent d’un pouvoir de mort et de corruption, le pouvoir d’une personne, le Démon » .

LA DÉIFICATION

Cette divergence entre les deux théologies est intimement liée à une autre très importante particularité de la tradition normative de l’Eglise orthodoxe, dont la portée est bien souvent sous-estimée par les historiens du christianisme, – l’enseignement sur la déification. « L’idée de la déification, si éloignée de l’eudémonisme banal, était le point central de la vie religieuse de l’Orient chrétien, autour duquel tournaient toutes les questions de dogmatique, d’éthique, de mystique» . Comme l’explique Y. Congar, des les débuts « les Grecs ne sont pas orientés vers une élaboration de l’image du corps dans le sens corporatif ou sociologique, ni vers la catégorie de grâce capitale à laquelle le XIIe siècle latin donnera une telle attention. Leur considération du corps mystique demeure, pourrait-on dire, dans les limites de la christologie et d’une théologie de la grâce déifiante des sacrements, sans se développer en ecclésiologie proprement dite; elle se ressent du fait que leur synthèse théologique et leur sotériologie sont dominées par l’idée de déification, elle-même liée à une anthropologie surnaturelle assez différente de celle que l’Occident a hérité de saint Augustin »

Ensuite, depuis s. Anastase, s. Grégoire de Nazianze, s. Cyrille d’Alexandrie, « la théologie orientale a son assise la plus ferme dans le grand principe de sotériologie : il est devenu ce que nous sommes afin que nous devenions ce qu’il est; ce qui n’est pas assumé n’est pas sauvé, mais ce qui est assumé est sauvé. Cette sotériologie elle-même suppose une conception de la déification et des rapports de ce que nous appelons la nature et la grâce – assez différente de celle qui commande la construction théologique latine des mêmes mystères. Cette construction latine repose sur une distinction de la nature et de la grâce, dont les catégories et le vocabulaire sont étrangers à la théologie grecque. Celle-ci attache son attention à une divinisation de la nature défigurée ou déformée par le péché, et cette divinisation consiste à rendre à la nature humaine la ressemblance de l’image de Dieu qu’elle est foncièrement, et la condition divine d’immortalité. Or cela, l‘Incarnation le réalise par le fait même qu’en Jésus, Verbe fait chair, la nature humaine est sanctifiée, pleinement reformée à la ressemblance parfaite de Dieu, par le contact avec la nature divine, immortelle et glorieuse. L’œuvre de l’Eglise consiste dès lors à transformer à son tour la nature humaine individuée dans les personnes que nous sommes, à l’image de celle du Christ et par le contact de celle du Christ, ce qui s’opère principalement par les mystères (sacrement) qu’elle célèbre et en particulier le baptême et l’eucharistie; mais aussi par l’ascèse dont la vie monastique est mise en oeuvre idéale » .

A cet égard, la tradition orthodoxe se distingue radicalement de la catholique. Conformément aux conceptions de la déification, « l’homme peut s’imprégner des énergies divines et s’unir à Dieu. Cette union constitue précisément l’essence de la sainteté. Dans ses formes primitives, la doctrine de la déification se développe dans la théologie byzantine dès la période comprise entre les deux premiers conciles œcuméniques dans les écrits de saint Athanase le Grand et des Pères cappadociens (saint Basile le Grand, saint Grégoire de Naziance et saint Grégoire de Nysse) (…) [Elle] connut un essor décisif dans les œuvres de Maxime le Confesseur. Maxime écrit sur la prédestination originelle à la déification que possède la nature humaine (…) Cette prédestination est inscrite dans le principe inné de l’homme, dans sa raison naturelle (…) Cependant, le moyen d’existence de l’homme peut entrer en contradiction avec sa raison naturelle, le péché originel était la manifestation de cette contradiction (…) En suivant le Christ et en accordant sa volonté à la raison naturelle, l’homme prend part à la Divinité. Le moment ultime de ce mouvement est bien la déification » .

L’ORIENT A BESOIN DE NE PAS DÉFINIR

Du point de vue occidental, rationnel et savant, on peut porter de nombreuses récriminations logiques, scripturaires, rationnelles à l’encontre des doctrines orthodoxes du péché, de la grâce et du salut. C’est assez évident de notre point de vue d’aujourd’hui, c’est-à-dire de l’époque ou il est devenu normal et « naturel » de penser à la cartésienne. Mais pourquoi la pensée orthodoxe, la pensée raffinée des Byzantins, restait-elle si peu soucieuse de la cohérence rationnelle de ses conceptions ? Pourquoi assumait-t-on assez facilement les antinomies et les paradoxes qui découlent de la manière byzantine d’approcher cette thématique ? Il semble que le type même de la rationalité dont la culture orthodoxe des Grecs et des Slaves s’est imprégnée, était différent de celui du monde « latin ». Et comme dans le domaine de l’anthropologie et de la sotériologie, c’est l’enseignement d’Augustin qui entretient la prise de distance.

La lutte avec le dualisme manichéen « amenait Augustin à identifier Dieu avec une essence rationnellement concevable, celle du Bien suprême. En développant son système, Augustin n’a pas ignoré, bien entendu, l’idée biblique d’un Dieu essentiellement transcendant (…) mais cette transcendance de Dieu lui parut relative à la déficience de la créature, plus précisément de la créature déchue : Dieu est invisible, incompréhensible, inconnaissable, parce que l’homme ne possède pas la vision qui pourrait le voir, l’intelligence qui pourrait le comprendre, la connaissance qui pourrait le connaître. Néanmoins, avec l’aide de la grâce, il est capable de développer sa capacité naturelle de connaître Dieu. Cette capacité c’est, pour Augustin, le sensus mentis – un sens intellectuel – qui, par nature, appartient seulement à l’âme, et qui a la faculté de connaître l’essence de Dieu » .

J. Meyendorff insiste sur le fait que les voies de l’enseignement théologique orthodoxe sur ces questions sont totalement différentes. « La transcendance divine ne s’explique pas, comme chez Augustin, par les limitations de notre état déchu ou les imperfections de notre existence corporelle (…) Dieu, dans son Etre véritable, est au-delà de toute réalité créée ; il garde une entière liberté dans ses rapports avec le monde créé, et aucune créature ne pourra jamais le posséder ou le voir. Voilà ce que veut exprimer la théologie radicalement négative, ou apophatique, des Pères » .

A cet égard J. Meyendorff serait bien d’accord avec le dominicain Y. Congar. L’une des particularités de l’Occident, du « tournant décisif » entre la fin du XIe et celle du XIIe siècle, c’est le passage « d’un régime de tradition, qui s’accorde si bien avec un statut de perception synthétique, à un régime scolaire, universitaire, de mise en question et de recherche personnelle, qui s’accorde avec l’analyse. L’Orient suit un régime de tradition, et on a pu indiquer comme l’une des différences principales des peuples orthodoxes, le fait qu’ils ne sont pas formés, comme les Latins, par l’école. » Les Latins ont créé une nouvelle science, « mais cette science est demeurée étrangère à l’Orient qui, n’ayant pas eu de scolastique, ne connaîtra non plus ni la Réforme, ni le rationalisme : les trois grands facteurs en raison desquels le catholicisme moderne a modelé son visage. Aussi l’Occident est allé vers un genre de connaissance analytique, de type, en somme, rationnel. Il a besoin de définir le contour exact des choses, de les voir pour ainsi dire l’une en dehors de l’autre ». La très belle formule du père Congar est particulièrement révélatrice: « autant les Latins en général, Rome surtout... ont besoin de définir, autant l’Orient a besoin de ne pas définir » .

Ainsi que l’écrit un autre auteur, « la réalité que les croyants orthodoxes désignent par le terme "Dieu" apparaît donc comme ce qui est derrière, devant et au-delà de toute expérience de la vie ; "Dieu" est la réalité qui donne à l’existence sa cohésion ultime faisant d’elle un tout vécu globalement avant d’être analysé dans ses parties ». C’est pourquoi dans l’orthodoxie il n’existe pas de différences entre mystique, théologie et poésie ; entre les expressions par les mots et par les images ; entre la pensée et l’action .

En concluant cet excursus dans les matières purement théologiques, ne faudrait-il pas reconnaître, avec Y. Congar, que « tout est foncièrement commun à l’Orient et à l’Occident, et tout est différent » ?

***
M. Dmitriev. "Europe « latine » et l’Europe orthodoxe" (matériaux pour un livre à venir)
Traduit du russe par Élisabeth Teiro
Titres de Vladimir Golovanow
Source:http://gs.refdt.ru/docs/1300/index-287167.html

Mikhaïl Dmitriev est professeur d’histoire à l’Université Lomonossov de Moscou depuis 1994. Il est spécialiste de l’histoire religieuse et politique des territoires russe, ukrainien et polonais. Ses recherches portent sur les dissidents, les réformes et les rapports entre les groupes religieux et les structures politiques entre le XIVe siècle et le XVIIe siècle. Il est professeur invité dans de nombreuses universités au Canada, en Pologne, en Hongrie, en Allemagne et en France (Paris, EPHE, IVe Section, Montpellier, Le Mans). http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=RHIS_093_0645
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Notes de l'auteur
Cette liste de succession des Pères occidentaux est proposée dans l’article de J. LIÉBART, « Patrologie», in Catholicisme. Hier-Aujourd’hui-Demain, t. X, Paris, Letouzey et Ané, 1985, col.838-840.
Idibem, col.849.
J. MEYENDORFF, Orthodoxie et Catholicité, Paris, Seuil, 1965, p.110-111.
L.P. KARSAVIN, Katoličestvo, Petrograd, 1918, p.72-74.
J. DELUMEAU, Le péché et la peur. La culpabilisation en Occident. XIIIe-XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1983.
J. MEYENDORFF, op.cit., p.115-117.
L.P. KARSAVIN, op.cit., p.56.
L.P. KARSAVIN, op.cit., p.67, passim.
SERGIJ (STRAGORODSKIJ), archimandrit, Pravoslavnoe učenie o spasenii. Opyt raskrytija nravstvenno-sub"ektivnoj storony spasenija na osnovanii Sv. Pisanija i tvorenij svjato-otečeskich, Kazan’, 1898.
S.S. AVERINCEV, « Pravoslavie », in Filosofskaja enciklopedija, t.IV, Moscou, 1967, p.334.
J. MEYENDORFF, op.cit, p.117.
I.V. POPOV, Ideja oboženija v drevnevostočnoj cerkvi, Moscou, 1909, p.51.
Y. CONGAR, « Conscience ecclésiologique en Orient et en Occident du VIe au XIe siècle », in Istina 6 (1959), p. 193
Y. CONGAR, op. cit., p. 194.
V.M. ŽIVOV, Svjatost’. Kratkij slovar’ agiografičeskih terminov, Moscou : Gnosis, p.70-71.
J. MEYENDORFF, op.cit., p.110.
Ibidem, p.115-116.
Y. CONGAR, Neuf cents ans après. Notes sur le “Schisme oriental”. Chevetogne, 1954. P. 43
Y. CONGAR, op. cit., p. 43-45.
B. SARTORIUS, L’Eglise orthodoxe, Paris, 1968, p.66, passim.
Y. CONGAR, op. cit., p. 48.




Rédigé par Vladimir Golovanow le 23 Mai 2014 à 09:27 | 11 commentaires | Permalien



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