Troisième Rome ou rêve de Byzance?
Les premiers déplacements à l'étranger du patriarche Cyrille de Moscou montrent un nouveau style et une nouvelle présence de l'Église russe dans le monde orthodoxe. La rencontre avec le patriarche Barthélemy de Constantinople, comme la visite pastorale en Ukraine (voir les notes et commentaires dédiés) démontrent son rayonnement bien au-delà des frontières de la Russie: dans son entretien avec le président Iouchtchenko, le patriarche Cyrille a souligné que dans le tomos du patriarche de Constantinople instituant le patriarcat de Moscou (1589) son titre était "Patriarche de Moscou, de Russie et de tous les pays du nord". Il n'en faut pas plus pour relancer les spéculations sur les idées "byzantines" qui ont, parfois effectivement fleuri en Russie.

Le Courrier de Russie avait publié un article sur ce sujet le 9 juillet et j'en reproduis ci-dessous in extenso la deuxième partie. Il fait un point complet de la question et donne un éclairage intéressant et réellement partagé par certains milieux intellectuels russes. De plus son style journalistique rend la lecture attrayante, même si le manque de sources référencées nous met dans l'impossibilité d'en vérifier toutes les assertions…

Article de Inna Doulkina, "C’est Byzance !" Le Courrier de Russie, 9 Juillet 2009

Troisième Rome ou rêve de Byzance?
« Et les voûtes anciennes de Sainte Sophie, dans la Byzance renouvelée, abriteront de nouveau l’autel du Christ. Agenouille-toi devant elles, ô tsar russe, et relève-toi comme tsar de tous les Slaves ! », Sergueï Ivanov me récite ces vers de Tiouttchev, dans son bureau rempli d’encyclopédies dans toutes les langues et de manuscrits anciens. Docteur en histoire et l’un des plus grands spécialistes sur Byzance, il décortique sans complaisance le «rêve byzantin» russe, aussi bien que ceux qui s’en réclament, anciens ou modernes.

" Byzance revient sur l’avant-scène des discussions philosophiques dans la deuxième moitié du XIXè siècle" explique le chercheur. "Certains slavophiles exploitent alors son image pour justifier l’impossibilité, pour la Russie, de s’intégrer dans l’Europe. Cent cinquante ans s’étaient écoulés depuis les réformes de Pierre le Grand et, pourtant, le retard de la Russie par rapport aux états occidentaux restait considérable. Les Russes cherchaient à comprendre pourquoi."

i[La Russie a un caractère particulier, avançait Tiouttchev. On ne peut pas la comprendre par la voie de la raison [...], on ne peut que croire en elle]i. "

Selon le poète, la Russie ne devait pas suivre la voie européenne mais celle de Byzance, son empire précurseur. Sa mission aurait été de rassembler tous les peuples orthodoxes sous sa couronne, avec une capitale à... Constantinople. L’empereur Nicolas I ne considérait pas ces idées comme utopiques. Dans sa correspondance, il affirmait qu’une entrée surprise des navires russes dans le détroit du Bosphore pourrait permettre de prendre Constantinople sans trop de difficultés. Le tsar a dû subir la défaite cuisante de la guerre de Crimée (1853-1856) pour réduire ses ambitions byzantines à la baisse... Le diplomate et écrivain Konstantin Leontiev reprenait les idées de Tiouttchev, opposant la « complexité florissante » byzantine de races, d’ethnies et de couches sociales de la Russie à une Europe « monotone » aspirant à l’égalité, autrement dit à la simplification et à l’uniformité, courant ainsi à une chute inévitable... Pour se défendre de la « maladie » occidentale du capitalisme comme de celle du socialisme, la Russie devait, selon Leontiev, se détourner de l’Europe « contagieuse » pour concentrer ses forces sur la conquête de Constantinople, sa capitale promise.
« Les slavophiles du XIXème siècle ont inventé une Byzance qui n’a jamais existé, affirme Alexeï Mouraviev, moscovite, Vieux Croyant, spécialiste de grec ancien et des vicissitudes de l’histoire byzantine, un empire imaginaire qui devait servir de fondement spirituel à l’empire pétersbourgeois. Une absurdité si l’on considère que le nouvel empire reniait complètement l’héritage de l’ancien. Pierre le Grand, au lieu d’aspirer à l’harmonie de l’Eglise et de l’Etat, a soumis l’Eglise à l’Etat. Cette séparation relève d’une tradition occidentale étrangère à la Russie. »
« L’influence de l’héritage byzantin sur la Moscovie n’a jamais été aussi importante que ce que les créateurs du mythe byzantin ont voulu imaginer », précise Sergueï Ivanov.
Ainsi, la fameuse formule « Moscou, troisième Rome » ne traduit pas «l’esprit national russe», ni ne représente « une source vitale d’impérialisme », comme les slavophiles byzantinistes aimaient à l’affirmer. Tout simplement parce que l’idée de la transmission de la couronne de Constantinople à la Moscovie n’est pas née en Russie, mais en Europe. Chez les Bulgares et les Serbes d’abord qui, après la chute de Constantinople, souhaitaient voir en Moscou la nouvelle capitale orthodoxe ; chez les Italiens et les Autrichiens ensuite, qui voulaient séduire les Russes grâce au « rêve byzantin », afin de les soulever contre les Turcs. Ceux-ci venaient en effet de terminer la construction de minarets autour de Sainte Sophie, et méditaient sur leurs prochaines conquêtes : pourquoi pas Vienne, ou même Rome ?..

Pour prévenir ce déroulement des choses, le Vatican décida de se rapprocher de la Moscovie et d’en faire un état allié. Dans le cadre de ce projet, le patriarche latin de Constantinople, Basilius Bessarion (créateur, notamment, d’un plan d’union des Eglises de Byzance et de Rome, qui lui valut l’aversion terrible des Grecs) propose sa pupille, Sophie Paléologue, nièce de Constantin XI, dernier empereur de Byzance, en mariage à Ivan III le Grand, prince de Moscovie (3). Le prince épouse Sophie, mais ne manifeste pas la moindre intention de se rapprocher du Vatican.

Quand Sophie arrive, en 1472, accompagnée de Basilius Bessarion, à Moscou, Ivan le Grand envoie un émissaire à leur rencontre pour faire retirer la croix catholique que le patriarche latin a tenue devant lui tout au long de leur voyage. Le messager du Vatican reçoit ensuite un accueil des plus froids, et se retire bientôt au Saint Siège.

Ivan le Grand reste également indifférent, au grand dépit des slavophiles bizantinistes, à la perspective de s’approprier la couronne de Constantinople. Quand un des frères de Sophie lui propose d’acheter les droits de succession, il refuse.« Contrairement à l’avis très répandu, l’aigle bicéphale n’a pas non plus été apporté en Russie par Sophie, précise Sergueï. Ce blason n’apparaît sur le tampon du prince moscovite que vingt ans après le mariage, et les dernières recherches en héraldique montrent que l’aigle russe a été emprunté à l’Empire autrichien, et non à Byzance. »

Ivan le Terrible n’a pas non plus manifesté beaucoup d’intérêt pour le trône byzantin.

Il ne s’est pas laissé séduire par la proposition du messager de Rome, le jésuite Antoine Possevin, de « ressusciter Byzance » ni de « devenir l’empereur de l’Orient ». À l’image de son grand-père, il faisait la conquête des terres voisines, ne se souciant pas des rives lointaines. Il a adopté néanmoins le rite du couronnement byzantin, mais dans une version abrégée. « Ivan le Terrible a refusé de choisir, au moment du couronnement, le marbre pour sa tombe, comme le rite byzantin le prescrivait », explique Sergueï Ivanov. Un détail qui montre à quel point le basileus byzantin, abandonnant généralement son trône à la suite d’un coup d’état, avait peu en commun avec le tsar russe qui tenait son pouvoir de son père et de son grand père, et le transmettait à son fils. Un empereur byzantin ne devait jamais oublier que la période de son règne était temporaire, Dieu seul décidant de la durée de celui-ci. Un tsar russe se présentait comme gouverneur « éternel », puisant sa légitimité dans des traditions ancestrales.

Mais malgré – ou grâce à ? – son caractère artificiel et chauvin, le rêve byzantin obsède, à la fin du XIXè siècle, un grand nombre de Russes. En 1885, l’empereur Alexandre III ouvre un institut archéologique russe à Constantinople, où l’on étudiera la géographie et l’histoire ancienne de Byzance jusqu’en 1914. La byzantinologie russe s’épanouit : les byzantinologues du monde entier apprennent le russe. Quarante cathédrales de style néobyzantin se dressent dans différents coins de l’empire (4). L’empereur Nicolas II commence sérieusement à étudier la possibilité de reconquérir Constantinople.« Ce n’est qu’au début du XXème siècle, et pas 400 ans plus tôt, comme on aime à le croire, que le pouvoir russe proclame ses droits sur la couronne byzantine », ajoute Sergueï Ivanov. Quand la première guerre mondiale éclate, le plus grand byzantinologue de l’époque, Fiodor Ouspenskyi, envoie à Nicolas II un document décrivant en détail la façon de reconstruire Constantinople après sa future reconquête par l’armée russe. Si les Russes n’ont jamais pris Constantinople, ils ont, en revanche, conquis, en 1916, Trébizonde, une des anciennes capitales de l’empire byzantin. Sa cathédrale conserve une fresque sur laquelle un soldat russe avait laissé sa signature.
« C’est le moment où la Russie a atteint le maximum de ses ambitions impériales, commente Ivanov. Ensuite elle s’est écroulée ». Trébizone a été prise le 5 avril et, huit mois plus tard, le 4 décembre, l’ambassadeur de France en Russie, Maurice Paléologue écrivait dans son journal : « Le paragraphe de la déclaration ministérielle, relatif à Constantinople, n’a pas éveillé plus d’écho dans le public qu’à la Douma. C’est le même effet d’indifférence et d’étonnement, comme si Trepov (président du Conseil, ndlr) avait exhumé une vieille utopie, caressée jadis et depuis longtemps oubliée. Voilà plusieurs mois que j’observe dans l’âme nationale cet effacement progressif du rêve byzantin. Le charme est rompu. Se détacher de ses rêves, se déprendre de ce qu’on a poursuivi, convoité, avec le plus d’ardeur, savourer même une sorte de joie amère et corrosive à constater sa déception et son désenchantement, comme c’est russe. »

Et pourtant, le rêve ne meurt pas définitivement. Il ressuscite en 1943 quand Staline – ayant abandonné le rêve de révolution socialiste internationale – autorise les prêtres orthodoxes à exercer leur culte et les byzantinologues à continuer leurs recherches, après une décennie « muette » pendant laquelle la byzantinologie avait été déclarée « science ennemie ». En 1948, la revue du Patriarchat moscovite écrit que la troisième Rome a trouvé sa nouvelle incarnation dans la capitale soviétique. Comme le dernier tsar russe, le premier dictateur communiste évoque l’héritage byzantin pour persuader le peuple du caractère sacré de son pouvoir. Par la suite, l’idée de Byzance devient symbole de régime totalitaire.
« Quand les gens voulaient parler de l’URSS, ils disaient « Byzance », explique Ivanov. Mon maître, le grand scientifi que Alexandre Kajdan, voyait en Byzance l’État précurseur de l’URSS. J’ai aussi choisi d’étudier Byzance pour mieux comprendre le fonctionnement d’un État autoritaire. Même s’il est absurde – parce que parfaitement anachronique – d’affirmer que Byzance était « totalitaire ».

« Byzance est-elle dans l’air ? » : je pose ma dernière question à Alexeï Mouraviev, souhaitant, au fond, qu’il me dise oui. Car, sinon, pourquoi ces titres de unes dans les journaux, ces noms de parfums et marques de chocolats, ces petites phrases qui courent, ici et là ? On dit Byzance, pour dire « fastes », « intrigues », « mystères », « clans », « tortures ». Pour dire Russie aussi. À chaque nouvelle période historique, on redécouvre dans la Russie de nouveaux traits, indéniablement byzantins. Alors ? « Non, je ne le ressens pas, répond-il platement. Byzance, c’est la « Rus », l’ancienne Russie. Elle a été complètement engloutie. Il n’en reste plus rien. À part un rêve, peut-être. Un rêve byzantin ».

Inna Doulkina

Illustration: Natalia Livandovskaïa

Photographie: le patriarche Cyrille pendent sa "prière silencieuse" à Sainte-Sophie de Constantinople (cf. note dédiée)

2)Fiodor (Théodore) Ivanovitch Tiouttchev en russe : Фёдор Иванович Тютчев (1803 1873) est un des plus grands poètes russes.

3) Ivan III, grand-père d'Ivan IV, "le Terrible"

(4) L'intérieur de la cathédrale de la rue Daru, consacrée en 1861, est aussi de style néobyzantin.

Rédigé par Vladimir Golovanow le 8 Août 2009 à 11:26 | 1 commentaire | Permalien


Commentaires

1.Posté par Marie Genko le 14/08/2009 21:00
Quel dommage que personne n'ait réagit à ces commentaires sur la troisième Rome et le rêve de Byzance!
Un immense merci à Vladimir, qui se donne la peine de rechercher pour ce blog des publications passionnantes!
Il faudrait s'assurer que cet article sera toujours accessible en septembre, car il me semble que c'est à un historien russe de réagir et de nous donner son sentiment sur ce qui est écrit ci-dessus.
Et visiblement même nos intellectuels partent en vacances...

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