Un prêtre de l'émigration: David Shevchenko (Ukraine1892 - Canada1982)
V.GOLOVANOW - Chroniques d'Abitibi 3

Comme je l'écrivais dans "Chroniques d'Abitibi 1", j'avais demandé au père George de retracer le parcours qui l'a amené de Belgique au fin fond du Canada. J'en ai posté le début dans "Chroniques d'Abitibi 2", où il raconte le "Changement d'époque" (sic) qu'il a vécu entre la fin de la guerre et les années 1980 en Europe occidental.

Dans son courriel suivant il m'écrit:

"Oui, j'écris la suite, qui traite de mes études à Saint-Serge, de mes expériences dans les paroisses de l'émigration à l'époque, et ensuite de mon départ au Canada. Malgré tout, il me faudra un peu de temps pour mettre tout cela sur «papier virtuel»… En attendant, c'est une excellente idée que de publier, un extrait de "une Interview du Père David Shevchenko". Peut-être cela intéressera-t-il quelques personnes, car il s'agit d'un prêtre russe, dont la trajectoire fut remarquable." Le père David précéda le père George en Abitibi et cette interview se trouve sur le site que le père George a réalisé.

" Il nous a paru intéressant de mettre à la disposition de chacun ce texte qui nous présente la personnalité du père David Shevchenko, est-il écrit en introduction. Le journaliste qui a fait l'entrevue nous donne un point de vue très enthousiaste : sans nul doute, il a été frappé par la personnalité marquante du père David. Les opinions exprimées dans cet article ne reflètent pas nécessairement celle de l'auteur du site ; les opinions politiques du père David doivent bien sûr être replacées dans le contexte socioculturel de l'époque /1972, en pleine Guerre froide/. Depuis ce temps, le monde a considérablement changé !" Voici un extrait du texte :

Un prêtre de l'émigration: David Shevchenko (Ukraine1892 - Canada1982)


Comme sorti d'un roman de Gheorghiu, le père Shevshenko, ce méconnu…

Il arrive peu de fois, dans la vie d'un homme, que l'on puisse rencontrer un être qui sort totalement de l'ordinaire ; qui n'est pas fait comme les autres ; qui pense avec l'expérience que l'âge apporte ; qui porte en lui un amour démesuré pour quatre choses : la Russie, le tsar Nicolas II, Dieu et le Canada. Apparemment, ces quatre choses ne semblent pas entièrement conciliables. Disons qu'elles sembleraient se concilier par deux ou par trois, mais que le quatrième élément de ce rébus soit incompatible avec les autres. Et pourtant : l'histoire et la vie du très révérend père David Shevchenko n'est pas une histoire banale. Après avoir dévidé pendant des heures l’écheveau difficile d'une vie de quatre-vingt-deux ans… on finit par comprendre qu'il peut y avoir, dans l'homme, une grandeur immense ; et que cet homme est encore plus grand lorsque sa vie n'a été qu'une longue suite de déchirures profondes et qu'à quatre-vingt-deux ans il a, enfin, trouvé la paix ! Il travaille dix heures par jour. Il prie. Il est surprenant d'allégresse. Il est attachant. De plus, lorsque vous rencontrez un homme de quatre-vingt-deux ans qui vous dit, sans rire : « dans vingt ans je pourrais visiter toutes les paroisses à l'aide d'un hélicoptère ! »… Cela vous donne à réfléchir.

Puis la première partie de l'interview détaille la jeunesse et "La longue errance" du père David jusqu'au début des années 1940: né en 1892 en Ukraine, il étudia dans une école d’artillerie à Vladivostok et servit comme officier de l’armée impériale russe en Mandchourie jusqu’en 1917.


Un prêtre de l'émigration: David Shevchenko (Ukraine1892 - Canada1982)
Un vœu comme un autre.

À bout de tellement de souffrances physiques, M. Shevshenko fait alors le vœu de devenir prêtre orthodoxe russe, s'il est épargné par tous ces événements. La chance, ou la Providence, lui sourira. Il respectera donc son vœu et étudiera au séminaire russe orthodoxe de Shanghai /il fut ordonné prêtre en 1945/. Voilà comment cet homme, ancien officier de l'armée du tsar Nicolas II de Russie, devint prêtre après cette longue marche jonchée de misères, de souffrances, de millions de morts, de millions de transplantés, d'autant de prisonniers supportant le carcan impitoyable de calvaires sans bornes. Qui croirait, à voir passer ce magnifique vieillard dans les rues de Val-d'Or, qu'un homme aura pu supporter autant de souffrances, autant de misère… Et d'avoir conservé, en l'homme, l'espoir et l'amour si vivace qu'il porte en son coeur ? C'est quasiment impensable !

De nombreux voyages.

Il est resté aux Philippines de 1949 à 1952. Ensuite, il a quitté l'Extrême-Orient pour l'Europe. Pendant un an, il est resté en Belgique. Mais en 1953, il embarque à nouveau à bord du paquebot français « Vietnam » et se dirige vers Tokyo puis vers Kobé. De nombreux Russes demeurent dans cette région du monde et il leur apporte son ministère. Son bateau fait escale à Saïgon, pendant huit jours. Il descend du bateau et, sur le quai, tend son passeport à un employé. Comme il ne parle que le Russe, il a pas compris que l'employé lui avait seulement dit d'attendre. Il s'assied, découragé, et a envie de pleurer. Subitement, il entend parler Russe. Une femme lui demande : « êtes-vous le père David Shevchenko ? » Elle ajoute : « un télégramme de Bruxelles nous a avertis de votre passage par Saïgon ». Puis la femme se met à pleurer : « voilà vingt ans, dit-elle, que nous n'avons pas un prêtre russe… ». « J'ai passé la plus belle escale de ma vie, me dit-il. Pendant huit jours, j'ai baptisé des enfants qui n'avaient jamais reçu le baptême. J'ai marié des gens qui, par la force des choses, vivaient en concubinage ». Puis il est reparti vers le Japon, où il a séjourné jusque 1957. La même année, il est transféré « temporairement » à Val-d'Or afin de remplacer le prêtre Oustoutchenkov. On est en 1972, et il est encore parmi nous.

Un prêtre de l'émigration: David Shevchenko (Ukraine1892 - Canada1982)
« J'aime le Canada »

« Le Canada est le plus beau pays du monde - dit-il - pour un vieil homme comme moi. J'ai découvert le bonheur et la paix. Le gouvernement m’alloue une petite pension de vieillesse. Je visite chaque semaine des paroisses de Val d’Or, Rouyn, Kirkland Lake et McGarry, en autobus… ». Lorsque l'on rend visite au très révérend père David Shevchenko - qui habite l'ancienne maison de M. Koulomzine, docteur en sciences minières, ce diplômé de la Sorbonne est marié avec une princesse russe, décédé il y a quelques mois - on est surpris par le fait que, dans cette maison, il n'y a pas moins de trois bureaux. Partout, des livres, des documents, des cartes. Cet homme travaille sans interruption. Il étudie surtout l'Histoire militaire et politique. Il écrit des articles pour plusieurs journaux américains de langue russe. Université de Columbia lui a demandé de rédiger ses mémoires et M. Shevchenko en a déjà rédigé la première partie. Quel dommage que ce précieux document soit rédigé en Russe. Il doit foisonner d'intérêt. Il la lui-même tellement vu, tellement vécu !

Un grand patriote.

Malgré les années, on retrouve chez cet homme - comme à peu près chez tous les Russes blancs - un amour vivace et une vénération de la maison impériale défunte. D'ailleurs, on ressent très bien une antipathie indiscutée à l'égard de tous ce qui est communiste. « Je défendrai jusqu'à mon dernier souffle ma petite église contre les communistes du monde entier ». Puis il sort de sa poche une icône, la baise, se signe ; il se tourne vers la gravure jaunie suspendue au mur et qui représente la famille impériale, le tsar Nicolas II, la tsarine Alexandra… « Ma patrie, la Russie, la vraie Russie, est dans mon cœur et je la porte en moi comme un oiseau blessé… ».

À ce moment-là on envie de lui dire : « Batiouchka… Vous êtes beau. Il ne restera plus de traces - à part dans certains livres - de cette Russie merveilleuse dont vous nous parlez encore… ». « Celui qui viendra après moi, murmure-t-il, ne sera pas le même parce qu'il sera plus jeune. Il sera un prêtre à deux faces ». Ce grand patriote, prêtre authentique de l'Église de Constantinople, parle lentement, avec précision, de faits historiques indéniables : « les bolcheviques ont brûlé toute une ville, Nicolaïevski, sur la rivière Amour, et les Américains n'ont rien dit ». « En 1920 les bolcheviques voulaient envahir la France, la Pologne et la Belgique et en 1927 le juriste Nicolaï Mitarevski a découvert à l'ambassade soviétique à Pékin des documents qui font également foi de plans d'envahissement de la Chine. Ces documents sont jalousement gardés au Canada… ». « Chaque jour, je prie pour le Canada et pour sa liberté… ». Et mon interprète ajoute : « je sais aussi qu'il termine chacune de ces messes, depuis des années, par une prière pour le tsar… ».

Historien et visionnaire.

Il passe ses journées plongé dans l'Histoire qu'il connaît dans ses moindres détails. Mais il juge aussi l'avenir. Lorsqu'on a un aussi grand âge, on a beaucoup de choses à dire. Il aime parler. Il parle beaucoup, comme s'il craignait de n'avoir pas le temps de tout dire : « le fait que les Russes blancs aient été en Chine a évité pour 20 ans de retard, l'implantation du communisme… ». « Le couteau est fait pour couper le pain. On s'en sert aussi pour tuer… ». « Nous arrivons devant deux chemins - il montre son index et son majeur écartés - d'un côté il y a celui de la paix et, de l'autre, celui du désastre universel. La terre commence déjà à punir l'homme. Déjà nous sommes arrivés au point de non-retour et nous sommes prisonniers de l'atome.

C’est bien, de prier, mais il ne faut pas rester les bras croisés : il y a encore trop de choses à faire. Ceux qui n'ont pas encore perdu la tête devraient se battre contre ces dangers, contre la pollution de la planète et contre celle des esprits. La jeunesse moderne a une lourde responsabilité et j'espère qu'elle le comprend déjà… ».

Quel dommage, encore, qu’il ne parle ni français, ni anglais. Il y aurait tant de choses à apprendre de lui ! Affectueusement, il m'appelle Yvan-Michaeli Vasiliew… J'ai peur de n'avoir pas réussi cet article : quelle responsabilité que je me sens sur les épaules lorsque cet homme vénérable m'a dit : « à la fin de ma vie, quelle grande chose que vous me faites là, en me rendant hommage. C'est comme un grand cadeau du Canada à ma chère Russie… ». Un grand cadeau du Canada à cette belle Russie de jadis… Voilà déjà que j'ai peur d'avoir mal utilisé les mots de ma langue. Cet homme est si beau qu’il ne mérite pas d'être mal compris.
Le père David est mort en 1982 à l’âge de 90 ans.

Par Jean-Michel Wyl

Avec le concours de Mr. Et Mme. Etienne Gabrisz, qui servirent d’interprètes.
Dans le journal l’Écho, du Mercredi 26 janvier 1972.

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Un prêtre de l'émigration: David Shevchenko (Ukraine1892 - Canada1982)

Rédigé par Vladimir GOLOVANOW le 18 Avril 2013 à 09:55 | 0 commentaire | Permalien



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