Le site Orthodoxie.com a publié une recension de Jean-Claude Larchet sur l'ouvrage de Mgr Hilarion (Alfeyev), «L'Orthodoxie», tome 1, «Histoire et structures canoniques de l'Église orthodoxe». Très élogieuse pour l'ouvrage recensé, bien que non dépourvue de critiques fondées, cette recension lance plusieurs réflexions sur notre situation ecclésiologique. Je vous en propose ci-dessous un extrait qui a trait à la primauté et à la situation de la diaspora orthodoxe, que nous avons abordées sur ce blog dans plusieurs notes. En commentant les deux positions qui s'opposent, celle de Moscou et celle de Constantinople, et en soulignant leurs insuffisances canoniques réciproques, Jean-Claude Larchet nous permet, je trouve, d'approfondir ce débat en apportant des arguments intéressants. Voici ce texte:

La deuxième partie /du livre de Mgr Hillarion/, qui traite de "l'organisation canonique de l'Église dans le monde", se fonde sur le principe de l’Église locale qui est à la base de l’ecclésiologie orthodoxe traditionnelle, et c’est à bon droit que, après un exposé historique sur l'organisation canonique de l'Église orthodoxe à l'origine du christianisme et dans les siècles passés, elle formule des critiques sévères à l’encontre de l’ecclésiologie actuelle du Patriarcat de Constantinople. Il apparaît en effet que celle-ci est devenue, au cours des dernières décennies, très proche de l’ecclésiologie catholique romaine, notamment 1) par l’idée que l’Église aurait besoin d’un centre d’unité visible (le patriarche de Constantinople pour les Églises orthodoxes, et le pape pour toutes les Églises en cas d’un retour à l’unité); 2) par la prétention du patriarche de Constantinople à une juridiction universelle, qui le fait intervenir intempestivement en divers endroits du monde (y compris sur le territoire canonique des autres Églises orthodoxes) et souvent y doubler les hiérarchies orthodoxes existantes (ce qui fut le cas en Estonie ou en Ukraine, mais aussi en Amérique du Nord, «où existait déjà une Église orthodoxe, présidée par un évêque russe» et où «la création d’une juridiction dépendant de Constantinople divisa l’orthodoxie américaine» [p. 295]); 3) par l’affirmation que la primauté du patriarche de Constantinople doit être non pas une primauté d’honneur mais une primauté de droit et de pouvoir (voir par exemple les déclarations du métropolite Jean de Pergame à Rome en mai 2003, lors du colloque sur «Le ministère pétrinien»). L’auteur doute même que dans les conditions actuelles le patriarche de Constantinople soit apte à jouer «le rôle d’arbitre suprême» dans la mesure où «la plupart des conflits inter-orthodoxes tournent autour du Patriarcat de Constantinople», et note que son rôle n’est pas indispensable : les différends entre les Églises peuvent en fait être aussi bien réglés par des pourparlers entres elles, par la médiation d’une troisième Église (quelle qu’elle soit) ou par des assemblées inter-orthodoxes (p. 294).L'auteur rejette, comme l'a fait récemment dans un document officiel le patriarche Alexis II (mais aussi comme le font de nombreux canonistes), la prétention du patriarche de Constantinople, se fondant sur une interprétation abusive du canon 28 du IVe Concile œcuménique, à exercer sa juridiction en dehors de son territoire canonique qui comporte l'actuelle Turquie, la Grèce du Nord et certaines îles méditerranéennes (p. 295).

Cependant l’ecclésiologie présentée ici reflète aussi pour une part les positions écclésiologiques récentes de l’Église russe (développées surtout sous l’égide du mentor de Mgr Hilarion, l’ex-métropolite, actuel patriarche Kirill), qui poussées dans leurs conséquences logiques (qui n’apparaissent pas ici, mais que l’on trouve dans les déclarations de l’ex-métropolite, actuel patriarche Kirill, et dans certaines déclarations officielles de Mgr Hilarion lui-même), paraissent également problématiques sur plusieurs points.

1) La notion de territoire canonique reste assez floue et paraît assez largement dépendante de frontières politiques variables au cours du temps. Ainsi, peut-on dire que le territoire canonique de l’Église serbe est constitué «par les pays ayant fait partie de l’ex-Yougoslavie» (p. 296) alors que celle-ci est une création de la première moitié du XXe siècle, réalisée pour une part par la monarchie serbe et pour une autre part par Tito, et qu'elle a maintenant disparu? Peut-on étendre le territoire canonique de l’Église russe à tous les pays de l’ex-empire russe ou de l’ex-URSS (cf. p. 296) alors qu’il s’agit, pour beaucoup, de pays ayant leur culture, leur langue et leur histoire propres avant qu’ils n’aient été, à une époque relativement récente, annexés à l’empire russe ou à l’ex-URSS telle qu’elle a été constituée par Staline, et que leur unité, réalisée artificiellement, n'a jamais été une unité proprement territoriale?

2) Ces positions n’apportent pas une solution satisfaisante au problème de la diaspora, qui est située en dehors du territoire des Églises orthodoxes locales actuelles. L’affirmation de l’ex-métropolite, actuel patriarche Kirill selon laquelle «les diocèses du Patriarcat de Moscou dans la diaspora n’ont pas le statut de diocèses ordinaires, et n’entraînent donc pas de juridiction locale» (Moscou, 02.12.2007) paraît en contradiction avec les principes de l’ecclésiologie fondée sur le principe de territorialité qu’il développe par ailleurs en le considérant comme une norme absolue.

3) Ces positions amènent dans la pensée de leurs promoteurs, par une sorte de logique interne, mais aussi en vertu de divers facteurs de politique ecclésiastique, la reconnaissance de l’Europe comme territoire canonique de l’Église de Rome, ce qui paraît étrange dans la mesure où l'Église catholique n'est pas en communion avec l'Église orthodoxe et où les deux Églises ne se reconnaissent même pas mutuellement comme Église (voir infra). L’Église russe a développé cette ecclésiologie depuis la chute du communisme a) en espérant d’une part échapper aux prétentions du Patriarcat de Constantinople qui, depuis qu’il a été réduit à quelques milliers de fidèles sur son principal territoire propre (l'actuelle Turquie), a développé, au moyen de ses prélats (en charge pour la plupart de diocèses fictifs «in partibus» et entièrement disponibles pour des activités diplomatiques), une politique active de conquête de nouveaux territoires dans le monde entier, et notamment auprès de pays de l’ex-URSS, mettant à profit la volonté d’indépendance vis-à-vis de Moscou d’une partie de la population locale; b) en pensant, d’autre part et surtout, contrer la politique d’uniatisme de l’Église catholique romaine qui s’est redéployée lors de la chute du communisme. L’Église russe a tenté de conclure un marché tacite avec l’Église de Rome dont les termes peuvent être ainsi résumés: «Vous arrêtez votre politique d’uniatisme et cessez de créer des diocèses et d’envoyer des missionnaires sur le territoire de l’ex-URSS; en échange, nous ne nommons pas d’évêques locaux sur votre territoire historique que nous reconnaissons comme étant votre territoire canonique, et nous n’y faisons aucun prosélytisme». Ce principe a été appliqué scrupuleusement par l’Église russe qui, par exemple 1) a continué à nommer en Europe des évêques titulaires de diocèses dont la dénomination est sans rapport avec leur territoire pastoral réel ; 2) n’hésite pas à affirmer que ses propres églises en Europe relèvent du territoire canonique de l’Église de Rome (rappelons cette stupéfiante déclaration du métropolite Kirill à l’évêque catholique du lieu lors de la consécration de la première église du Patriarcat de Moscou en Espagne le 11.11.2007: «Étant donné que nous sommes dans ce diocèse dont vous avez la charge, je vous demande de bien vouloir procéder à la bénédiction de cette église»); 3) limite son activité pastorale à ses propres ressortissants, cultive son identité ethnique et linguistique et ne fait d’effort significatif ni pour s’adapter aux cultures locales et s’exprimer dans leurs langues propres, ni pour y contribuer à la formation d’Églises orthodoxes locales. Ce marché, cependant, ressemble fort à un «marché de dupes», puisque le Vatican : 1) ne reconnaît pas à l’Église russe (ni aux autres Églises orthodoxes) la qualité d’Église (voir les documents de la Congrégation pour la doctrine de la foi : «Sur l’expression “Églises sœurs”» [30.06.2000] et «Subsistit in» [29.06.2007]); 2) continue à créer des diocèses sur les territoires canoniques des Églises locales orthodoxes ; 3) encourage le prosélytisme en Russie comme dans tous les autres territoires orthodoxes, en faisant un devoir aux fidèles catholiques d’évangéliser tous les non-catholiques quels qu’ils soient, donc aussi les orthodoxes (voir le document de la Congrégation pour la doctrine de la foi: «Note doctrinale sur l’évangélisation» [14.12.2007]).

Il est assez difficile de dire, en l’état actuel, si ces principes de l’ecclésiologie de l’Église russe (avec toutes leurs conséquences logiques et pratiques) vont être maintenus par le nouveau patriarche et par Mgr Hilarion, devenu son successeur dans la gestion des relations avec les autres Églises. L’actuel patriarche Kirill a, par le passé, su parfois exprimer des positions fermes face à l’arrogance du pape Benoît XVI. Après le refus par ce dernier de reconnaître la qualité d’Église à l’Église orthodoxe, le métropolite Kirill a déclaré sans ambages: «L'Église orthodoxe est l'héritière de plein droit, selon la ligne apostolique, de l'Église Une et ancienne. C'est pourquoi nous rapportons avec plein droit à l'Église orthodoxe tout ce qui a été formulé dans le document catholique [«Subsitit in»]». Mgr Hilarion a quant à lui, lors de la dernière réunion de la commission mixte catholiques-orthodoxes à Ravenne, fait, de manière éclatante, la preuve de sa capacité de résister aux prétentions de type catholique-romain du Patriarcat de Constantinople et, à travers cela, aux fausses conceptions de l’unité et de l’universalité de l’Église et de la primauté en son sein, que soutient depuis plusieurs siècles l’Église latine et, avec une vigueur nouvelle, le pape Benoît XVI.

Notes:

(1) http://www.orthodoxie.com/2009/04/recension-%C3%A9v%C3%AAque-hilarion-alfeyev-lorthodoxie-tome-1-histoire-et-structures-canoniques-de-l%C3%A9glise-or.html#more

(2) Laïc orthodoxe, Jean-Claude Larchet est docteur es lettres et sciences humaines, docteur en théologie, et docteur d'État en philosophie. Théologien connu, auteur de nombreux livres et articles en particulier sur la patristique et St Maxime le Confesseur.

Rédigé par Vladimir Golovanow le 1 Mai 2009 à 23:13 | 15 commentaires | Permalien



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