Une intéressante analyse de Konstantin Von Eggert : La société russe est-elle vraiment si divisée?
V.Golovanow

Une intéressante analyse de Konstantin Von Eggert soutient la thèse de la division de la société russe, l'affaire "Pussy Riot" ayant servi de révélateur bien plus clairement que les manifestations du début de l'année. Cette analyse recoupe celles de plusieurs observateurs qui ont été largement commentées sur ce site et je vais en reprendre les extraits les plus caractéristiques. Toutefois, il faut bien garder en vue que, d'après les derniers sondages, seule une petite minorité s'intéresse aux PR (18% au dernier sondage, essentiellement les habitants des capitales ayant accès à Internet (2)); comme toutes les analyses précédentes, et comme la plupart des observateurs, cette analyse pèche donc par une focalisation excessive sur les capitales alors que les sondages nationaux, où les capitales sont ramenées à leurs justes proportions, donnent une image bien différente. D'ailleurs la conclusion de l'auteur remet de fait les choses en place en parlant de minorité active et bruyante contre « majorité de Poutine » passive et silencieuse. Sachant que la minorité est composée principalement de jeunes éduqués, urbains et aisés (3)

Source (c'est moi qui met des sous-titres et des phrases en gras): Après avoir rappelé que deux des condamnées ont des enfants en bas âge qui souffriront certainement de l'absence de leur mère durant cette période (4) et que "le procès ressemblait plus à un spectacle dont l’issue était déterminée à l’avance", l'auteur montre que l'affaire a impacté la société à plusieurs niveaux:

Discrédit de l'état: "au lieu d’intimider les militants d’opposition, le gouvernement russe a créé de nouveaux martyrs pour la cause des opposants tout en montrant le vrai visage du système judiciaire russe, qui n’est finalement qu’un prolongement du pouvoir exécutif. Le Kremlin a donné à un incident mineur des proportions démesurées, ce qui entachera encore plus la réputation de la Russie en matière de droits humains sur la scène internationale."

Préjudice à l’Église russe:
"Après vingt ans d’histoire postsoviétique, elle n’a jamais autant été dans la tourmente et les critiques ouvertes de la part de la population à son encontre n’ont jamais été aussi nombreuses. Le clergé n’a pas su se dissocier des autorités et se montrer indulgent envers les Pussy Riot, contrairement à ce que beaucoup de croyants et non-croyants attendaient. Au lieu de cela, le porte-parole officiel (5) de l’Église s’est engagé dans ce qu’on peut appeler une théologie novatrice, affirmant que le pardon ne pouvait être le résultat que d’un repentir.

(…) Cette nouvelle interprétation du Sermon de Jésus sur la montagne, qui encourage le pardon sans conditions pour ses ennemis, a exposé l’Église à des accusations d’hypocrisie et d’asservissement à l’État. Le fait que ses représentants aient ignoré l’aspect clairement politique de la performance du groupe punk a accentué la colère de la population. Et lorsque l’Église a appelé à la clémence, après le verdict, il était déjà trop tard."(6)

L’affaire a divisé la population: "d’un côté, une majorité composée des croyants et du clergé exigeait la vengeance contre les blasphématrices et, de l’autre, une minorité plaidait le pardon. Les premiers prennent comme exemple des précédents judiciaires dans des pays de l’Union européenne, où causer des troubles dans une église est puni par la loi. Les seconds ont essayé d’attirer l’attention du patriarche Cyrille sur le fait que, lorsque le fonctionnement de la police et des systèmes judiciaires est fortement remis en question (comme c’est le cas en Russie), cet argument tombe à l’eau et rend l’Église complice d’une injustice."

Le patriarche s’est rangé du côté de la majorité. "Il a même été jusqu’à traiter les prêtres ayant appelé à la clémence de « traitres en soutanes ». L’affaire des Pussy Riot a permis au Kremlin de mettre à l’épreuve la loyauté de la hiérarchie orthodoxe vis-à-vis du pouvoir. Et cette dernière a réussi ce test haut la main, au risque de perdre le soutien des intellectuels russes et de sérieusement lier son avenir à celui du président Poutine.

Cette stratégie pourrait s’avérer gagnante à court-terme, mais la politique russe apparaît de plus en plus volatile et imprévisible et l’Église orthodoxe semble ignorer le mécontentement grandissant chez les citoyens. En effet, leur attitude envers Poutine et sa façon de gouverner est doucement en train de changer". (7)

Mais le procès n'a pas été favorable à l’opposition: "À un moment crucial où elle a besoin de travailler dur pour former un réseau national de partisans avant les élections régionales, elle se retrouve avec une image controversée. Les habitants de Moscou et Saint-Pétersbourg qui s’y connaissent en politique arrivent à faire la différence entre le soutien aux Pussy Riot et des objectifs plus larges. Mais en province, le Kremlin n’aura pas trop de mal à convaincre les électeurs que le mouvement de protestation est composé de radicaux et de monstres" (8).

En fin de compte, la société ressort clairement divisée. La minorité qui prône un changement politique rassemble peu de gens mais se fait entendre. Quant à la majorité (également appelée « majorité de Poutine »), elle préfère le statu quo, elle est politiquement passive et manque d’initiative. Et ces divisions ne vont cesser de grandir dans les années à venir.

Notes du rédacteur

(1) Konstantin Von Eggert est journaliste, diplômé de l’Institut des pays d’Asie et d’Afrique à l’Université Lomonossov de Moscou (MGU), où il a étudié l’arabe et l’histoire du Moyen-Orient. Il a débuté sa carrière comme correspondant à l’étranger, et a travaillé au Moyen-Orient, en Irak, en Iran, au Tadjikistan, en Afghanistan et dans les Balkans. Il a écrit de nombreux articles sur les questions liées à la politique étrangère et à la situation politique intérieure en Russie pour des journaux prestigieux tels que le «International Herald Tribune», le quotidien britannique «Times», «La Croix». Pendant 10 ans, il a travaillé au bureau de Moscou de BBC Russie, notamment en qualité de rédacteur en chef. En 2010, Konstantin Von Eggert est devenu analyste et consultant indépendant. Il parle couramment l’anglais, le français et l’arabe.

(2) Sondage réalisé les 21-24 Septembre

(3)

(4) Cela ne manque pas d'attirer bon nombre de sympathies de Russes toujours prompts à s'apitoyer sur "une seule larme d'enfant" (Dostoïevski, "Les Frères Karamazov")

(5) Il s'agit du père Vsevolod Chaplin, chef du Département synodal pour les relations entre l'Eglise et la société, dont le père Georges Mitrofanov, lui-même professeur à l'Académie de théologie de Saint Petersbourg, dit que "les prises de positions offensent bien plus les fidèles orthodoxes que l’action du groupe punk." (http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/L-archipretre-Georges-Mitrofanov-L-Eglise-orthodoxe-russe-un-besoin-de-glasnost_a2639.html ). L'analyse de Konstantin Von Eggert explique bien cette prise de position…

(6) Toutefois, la grande majorité de la population approuve les activités de l'Eglise (73%) et du patriarche (69%). Cf. (2)

(7) Les sondages ne confirment pas cette opinion: si la cote de Poutine n'atteint pas les sommets de début 2011 (72-73%) elle est revenue en septembre à un confortable 68% après juste un trou d'air à 64% en août répétant les niveaux de décembre-janvier derniers.(ibid. 2)

(8) Il y a toutefois une poussée de pessimisme sur la situation générale à 42%, dépassant les optimistes (39%) pour la première fois contre depuis mai dernier, après l'élection "triomphale" de Poutine (50% d'optimistes et 34% de pessimistes à l'époque)… (ibid. 2)

Rédigé par Vladimir GOLOVANOW le 29 Septembre 2012 à 09:55 | 4 commentaires | Permalien



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