A partir de vêpres du mercredi de la semaine des laitages, célébrées le mardi soir, (21 février cette année), nous commençons à dire la prière de Saint Ephrem à la fin de chaque office et cette prière va ainsi scander chaque journée jusqu'à la fin du Grand Carême. Je vous en propose un commentaire particulièrement approfondi:

Citation:

Seigneur et maître de ma vie, éloigne de moi l'esprit
de paresse, d'abattement, de domination, de vaines
paroles; accorde-moi, à moi ton serviteur, un esprit de
chasteté, d'humilité, de patience et d'amour;
oui, Seigneur Roi, donne-moi de voir mes péchés et de
ne pas juger mon frère, car tu es béni dans les siècles
des siècles, Amen.


Cette prière, due à saint Ephrem le Syrien (306 env.-373), ponctue les offices de Carême. On la répète trois fois, en faisant trois grandes «métanies» qui sont des prosternations front contre terre. Métanie (métanoïa) désigne justement la pénitence comme retournement de toute notre saisie du réel.

- Seigneur et maître de ma vie

« Seigneur » suggère le mystère inaccessible du « Dieu au-delà de Dieu », hyperthéos. Ce Dieu pourtant ne m'est pas étranger, il me fait exister par sa volonté, il anime ma boue de son Souffle, il m'appelle et sollicite ma réponse, il devient par son incarnation le « maître de ma vie». C'est lui qui donne sens à ma vie, même et surtout quand ce sens m'échappe. « Maître » ici, tout en soulignant la transcendance, ne signifie pas tyran mais Père sacrificiel et libérateur qui veut m'adopter dans son Fils et respecte infiniment ma liberté. Son Fils incarné, en qui il est entièrement présent, naît dans une étable, se laisse assassiner par notre liberté cruelle, ressuscite mais ne se révèle qu'à ceux qui l'aiment. Or ce «maître» crucifié reste le Maître de la Vie. Lui seul peut libérer notre liberté, lui seul peut transfigurer dans son Souffle vivifiant l'obscure passion de nos vies. La grandeur de ce Roi est de se faire notre serviteur. «Je suis parmi vous comme celui qui sert.»

Ma relation à ce Maître n'est donc pas de servitude mais de libre confiance. Il est le « maître de ma vie »parce qu'il en est la source, parce que je ne cesse de la recevoir de lui, parce qu'il est celui qui donne et qui pardonné, c'est-à-dire donne encore, en surabondance, un avenir renouvelé «Va, et ne pèche plus.»Je n'existe que par cet amour infiniment discret qui m'élève au-delà de tout conditionnement, de toute nécessité, qui se fait serviteur pour que ceux qui se veulent ses serviteurs deviennent ses amis. L'ascèse que le Carême accentue ne peut être de libération vraie que dans le mouvement de la foi. Et la foi, c'est d'abord le risque de la confiance. En toi, maître de la vie qui se révèle dans un Visage, je mets toute ma confiance. En ta parole, en ta présence car tu n'es pas seulement un exemple, tu es le non-séparé qui te fais notre lieu, un lieu de non-mort: «Venez à moi, vous tous qui êtes chargés et fatigués et je vous donnerai du repos.» Se reposer, se poser doublement, dans le divin et dans l'humain. Un lieu, pour nous orphelins de la terre natale, des sages coutumes, des civilisations certes âpres et dures mais de silence et de lenteur, pour nous nomades sans poésie des mégapoles, tu es le lieu de la vie, son maître. En ce lieu, nous creuserons les catacombes d'où germeront les cathédrales de l'avenir.

- éloigne de moi l'esprit de paresse, d'abattement,
de domination, de vaines paroles


Il y a un chemin. Tu es le chemin. Mais sur ce chemin des obstacles. Qui définissent notre condition fondamentale de péché, celle que Jésus a rappelée à ceux qui voulaient lapider la femme adultère. La «paresse» n'est pas la clinophilie d'Oblomov (2), voire de nos matins de vacances. La paresse signifie l'oubli, dont les ascètes disent qu'il est le «géant du péché». L'oubli, c'est-à- dire l'incapacité à s'étonner et à s'émerveiller, à voir. Le non- éveil, une espèce de somnambulisme, celui de l'agitation comme celui de l'inertie. Pas d'autre critère que l'utilité, la rentabilité, le rapport qualité-prix. Le bruit intérieur et extérieur, pour les uns l'agenda trop rempli où chaque moment engrène sur un autre, pour d'autres l'agenda trop vide, la violence et les drogues molles ou dures. Ne plus savoir que l'autre existe aussi intérieurement que moi-même, ne jamais s'arrêter pour rien, dans le saisissement d'une musique ou d'une rose, ne plus rendre grâce — puisque tout m'est dû. Ignorer que tout s'enracine dans le mystère et que le mystère m'habite. Oublier Dieu et la création de Dieu. Ne plus savoir s'accepter comme une créature au destin infini. Oublier la mort et le sens possible au-delà d'elle : une névrose spirituelle qui n'a rien à voir avec la sexualité — laquelle devient alors moyen de l'oubli — mais avec le refoulement de la «lumière de la vie» qui donne sens à l'autre, au moindre grain de poussière, à moi-même.

Cet oubli, devenu collectif, ouvre les chemins de l'horreur. Nous nous disons alors que Dieu n'existe pas, la névrose s'accentue, les anges pervers du néant envahissent la scène de l'histoire. Seigneur et maître de ma vie, éveille-moi.

Cette « paresse », cette anesthésie de tout l'être, insensibilité, fermeture du coeur profond, exaspération du sexe et de l'intellect, conduit à l'«abattement», à ce que les ascètes nomment l'«acédie» — dégoût de vivre, désespérance. A quoi bon rien ? Fascination du suicide, universelle dérision. Je suis revenu de tout, tout m'est égal, me voici cynique ou engourdi. Très vieux, et sans esprit d'enfance. On peut aussi prendre ses jambes à son cou, fuir dans l'esprit de « domination » et celui des « vaines paroles ». On a besoin d'esclaves et d'ennemis, on les invente, on peut même les sacraliser comme l'a montré René Girard (3). Dominer, c'est se sentir dieu, avoir des ennemis, c'est les rendre responsables de son angoisse. Torturer l'autre — puisque c'est toujours sa faute —, violer son corps et peut- être violer son âme, le tenir à merci, à la limite de l'anéantissement, mais sans le laisser échapper dans la mort —, c'est faire l'expérience d'une sorte de toute-puissance, quasi divine. En lui, je me hais mortel. Le piétinant, je piétine ma propre mort. Nous avons connu les rois-dieux et les tyrans divinisés. Tout exercice de la puissance s'auréole d'une sacralité à laquelle les natures «fémellines», comme disait Proudhon (4), sont particulièrement sensibles.

C'est pourquoi les premiers chrétiens, au prix de leur vie, refusaient de dire que César est Seigneur. Seul Dieu est Seigneur. D'autres chrétiens, en notre siècle, ont refusé d'adorer la race, ou la classe, et payé le prix. En rappelant qu'il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César, le Christ a exorcisé la sacralité de la domination. Pendant des siècles, les chrétiens ne l'ont pas toujours fait. Ils ont sanctifié un empereur qui avait tué son fils et sa femme, parce qu'ils croyaient qu'il avait mis la domination au service de Dieu. Espérance, parfois réalisée, d'une puissance qui devient service. Coûteuse illusion le plus souvent.

Et l'Eglise même combien contaminée par l'esprit de domination?

Quant aux «vaines paroles», — l'expression est évangélique — elles désignent tout exercice de la pensée et de l'imagination qui se retranche du silence, de l'émerveillement et de l'angoisse d'être, du mystère. Elles concernent toute approche de l'homme qui prétend l'expliquer, le réduire, en ignorant en lui l'inexplicable et l'irréductible. Toute approche de la création qui méprise ses rythmes et sa beauté. Saisie et non saisissement. Fantasmes d'un art qui ne veut plus être nuptial.

Nous sommes dans une civilisation de «vaines paroles», de vaines images, où les besoins, hypertrophiés, piratent le désir, où l'argent pétrit les rêves, où la publicité devient l'inverse de l'ascèse, cette réduction volontaire des besoins pour le partage et la libération du désir. Pour autant en attente d'une parole de vie, pesant son poids de silence et de mort démasquée, une parole de résurrection.

- accorde-moi, à moi ton serviteur,
un esprit de chasteté, d'humilité, de patience
et d'amour


A chaque demande, nous nous reconnaissons «serviteurs», créatures recréées par un Souffle qui monte du plus profond de nous. La prière n'est pas une simple méditation; elle est rencontre, mise en relation, «conversation», disaient les vieux moines. Car Dieu nous parle : par l'Ecriture, par les êtres et les choses, par les situations de notre existence, par sa présence aussi paroles de silence, pleines de douceur, touches de feu dans le coeur (et non bavardage inventé, impudique, illusoire). Seule pareille prière peut briser le cercle magique de la philautia, narcissisme métaphysique, esprit de «domination» et de suffisance. Les «vertus» qu'énumère la prière, et qui coexistent pour s'unir, s'enracinent ainsi dans la foi. Dans cette perspective, la «vertu» n'est pas simplement morale, elle participe à l'humanité du Christ, humanité déifiée où les virtualités de l'humain sont pleinement réalisées par l'union avec les Noms divins qu'elles reflètent.

La «chasteté» est loin de ne désigner que la continence, comme le voudrait une acception moralisatrice et rétrécie. Elle évoque bien plutôt intégration et intégralité. L'homme chaste n'est plus disloqué, emporté comme un fétu par les vagues d'un éros impersonnel. Il intègre l'éros dans la communion, la force de la vie dans une existence personnelle en relation. Le moine, pour qui, en effet, chasteté signifie continence (mais toute continence n'est pas chaste), consume son éros dans l'agapé, dans la rencontre du Dieu vivant, infiniment personnel, dans l'admiration inépuisable — douleur puis émerveillement — pour le Crucifié vainqueur de la mort. Alors il peut rencontrer les autres avec une attention désintéressée, vieillard-enfant, «beau vieillard» entraîné dans la non-séparation christique.

La chasteté, pour l'homme et la femme qui s'aiment d'un noble et fidèle amour, c'est, en Christ uni à son Eglise, en Dieu épousant l'humanité et la terre, à la lumière de l'uni- diversité trinitaire, la transformation, — agapique elle aussi — de l'éros en langage d'une rencontre, en expression des personnes dans la tendresse d'une patiente et réciproque découverte. Et l'enfant, petit hôte inconnu, ou tel hôte inattendu ou trop connu, surgissent toujours à temps pour empêcher la passion de se clore sur elle-même dans une parodie d'absolu.

Chaste est une pensée, une parole, une expression que traverse, en toute franchise et réalisme (petit moine, ne baisse pas sottement les yeux devant les dames) cette pureté fondamentale, ce respect des corps, ce rassemblement de la vie dans un mystère qui la pacifie et l'unifie. La Bible vomit l'extase impersonnelle de la prostitution sacrée, elle met l'accent sur le «Cantique des cantiques» d'une rencontre cherchée, perdue, retrouvée, car Dieu est le «toujours cherché», disait saint Grégoire de Nysse, et sur une humble fidélité, car Dieu est le toujours Fidèle.

L'« humilité » inscrit la foi dans l'existence quotidienne. Je n'ai rien qui ne me soit donné. Précaire, si souvent sur le point de se rompre, le fil de mon existence n'est maintenu, renoué, que par l'étrange volonté d'un Autre. L'humilité «est un don de Dieu lui-même et un don venant de lui», dit saint Jean Climaque, «car il est dit: apprenez, non d'un ange ni d'un homme, mais de moi — de moi demeurant en vous, de mon illumination et de mon opération en vous — que je suis doux et humble de coeur, de pensées et d'esprit, et vous trouverez pour vos âmes l'apaisement des combats et le soulagement des pensées». Humble est le publicain de la parabole, qui ne saurait prétendre à la vertu, lui, le «collaborateur» méprisé, et ne compte que sur la miséricorde de Dieu, tandis que le pharisien, trop parfait, n'a certes pas besoin de Sauveur. L'homme parfait, sûr de lui, orgueilleux de sa vertu, il n'y a pas de place pour lui et pour Dieu dans le monde : il occupe tout. L'homme humble, au contraire, fait place. II s'ouvre à la gratuité du salut, il l'accueille avec gratitude en revêtant son coeur d'un habit de fête.

Humilité-humus: non écrasement mais fécondité. L'humilité est active, elle laboure la terre, la prépare, pour qu'elle rapporte cent pour un quand sera passé le Semeur.

L'humilité est une vertu qu'on voit chez l'autre, mais qu'on ne peut voir chez soi. Celui qui dirait : je suis humble, serait un pauvre vaniteux. Humble, on le devient sans le chercher, par l'obéissance, le détachement, le respect du mystère en sa gratuité, l'ouverture, donc, à la grâce. Par la « crainte de Dieu » surtout, qui n'est pas la terreur de l'esclave devant un maître qui châtie, mais l'épouvante, soudain, de perdre sa vie dans l'illusion, dans l'ubuesque ventripotence du moi, dans la boursouflure de néant des «passions». La «crainte de Dieu» nous rend humbles, elle nous délivre de la crainte du monde — je suis libre parce que je n'ai plus rien, dit un personnage du Premier Cercle de Soijenitsyne — elle se transforme peu à peu en cette crainte émerveillée que donne tout grand amour. L'humilité s'exprime dans la capacité d'attention à l'autre, aux veines du bois, au scorpion sur la marche de l'escalier, voire à ce nuage éphémère, un instant si beau. L'humilité permet l'éveil, la capacité de « voir les secrets de la gloire de Dieu cachés dans les êtres 2... »

L'humilité est le fondement et le résultat des «vertus», l'un et l'autre invisibles à nos propres yeux. C'est une sensibilité de tout l'être à la résurrection.

Si nous ne pouvons rien savoir de l'insaisissable humilité, nous pouvons beaucoup apprendre de la « patience » dans les humiliations. Ce que nous cherchons dans l'abstinence, vous le trouverez dans la patience devant les inévitables vicissitudes, voire tragédies, de l'existence, disent les moines à ceux qui restent dans le monde. La patience est en effet un monachisme intériorisé. Donc le contraire de l'abattement qui, si souvent, provient du désir, comme adolescent, d'avoir tout, et tout de suite (la patience a conduit Thérèse de Lisieux à transfigurer cette impatience en exigence de sainteté). La patience fait confiance au temps. Non pas seulement le temps ordinaire où la mort a le dernier mot, le temps qui use, sépare et détruit, mais le temps mêlé d'éternité que nous offre la Résurrection. Le temps qui va à la mort est celui de l'angoisse; le temps qui va à la résurrection, celui de l'espérance. Ainsi la patience est attentive aux maturations, parfois paradoxales comme celle du grain qui meurt pour porter beaucoup de fruit. Elle sait, en effet, que les expériences de mort peuvent devenir des étapes, de quasi initiatiques ruptures de niveau, si elles nous jettent au pied de la croix vivifiante et font refluer en nous l'eau vive du baptême. Quand Dieu semble se retirer, quand le regard de l'autre me pétrifie ou se pétrifie dans la mort, quand s'effondrent les espoirs personnels et collectifs, la patience fait confiance. En quoi elle s'apparente à la charité dont saint Paul nous dit qu'« elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout» (1 Co 13, 7).

Les Pères ont souvent évoqué la «patience de Job», Dostoïevski et Berdiaev ont évoqué aussi sa révolte. Mais c'est une révolte non dans le vide mais dans une sorte de foi. Job refuse les aimables théodicées des théologiens en chambre, mais il sait que Quelqu'un le cherche à travers l'expérience même du mal.

« Patience dans l'azur » ou patience dans les ténèbres, le poète3 a raison
«Chaque atome de silence Est la chance D'un fruit mûr.»

Et tout culmine en effet dans l'«amour» qui constitue la synthèse de toutes les « vertus » dont l'essence est le Christ. Se libérer, par la patience et l'espérance, des «passions» impatientes et désespérées, permet d'acquérir peu à peu l'apathéia, qui n'est pas l'impassibilité stoïcienne mais la liberté intérieure et la participation à l' « amour fou » de Dieu pour ses créatures. Syméon le Nouveau Théologien disait de l'homme qui se sanctifie qu'il devient «un pauvre rempli d'amour fraternel4». Pauvre, parce qu'il se dépouille de ses rôles, de son importance sociale (ou ecclésiastique), de ses personnages névrotiques, parce qu'il ouvre simultanément à Dieu et à l'autre, ne séparant pas prière et service. Il peut alors discerner la personne d'autrui sous tant de masques, de laideur, de péchés, comme le fait Jésus dans les évangiles. Et pacifier ceux qui se haïssent et voudraient détruire le monde.

La scène du jugement, au 25e chapitre de saint Matthieu, montre que l'exercice de l'amour actif— nourrir, accueillir, vêtir, loger, soigner, libérer — n'a nullement besoin de faire claquer au vent la bannière de Dieu, car l'homme est pour l'homme un sacrement du Christ, «homme-maximum5». Un sacrement secret et concret.

Abba Antoine dit encore : «La vie et la mort dépendent de notre prochain. En effet, si nous gagnons notre frère, nous gagnons Dieu. Mais si nous scandalisons notre frère, nous péchons contre le Christ 6»

Et Isaac le Syrien : «Frère, je te recommande ceci: Qu'en toi le poids de la compassion fasse pencher la balance jusqu'à ce que tu sentes dans ton coeur la compassion même que Dieu a pour le monde 7»

- Oui, Seigneur Roi, donne-moi de voir mes péchés et
de ne pas juger mon frère,
car tu es béni dans les siècles des siècles, Amen


La demande ultime dénonce, démasque une des formes les plus effrayantes du péché, aussi bien sur le plan personnel que sur le plan collectif: se justifier en condamnant, se diviniser en damnant, haïr, mépriser, disqualifier avec la bonne conscience du juste.

«Voir ses péchés» obéit à l'injonction première de l'Evangile : «Repentez-vous, car le Royaume de Dieu est proche.» Quand la lumière en effet se fait proche, elle débusque en nous les ténèbres. L'homme qui se découvre ainsi, et dont l'intelligence et le coeur — qui s'identifient dans la Bible — se retournent, prend la mesure de sa déviance, de sa perte où il entraîne d'autres, du néant qui le guette et déjà le pénètre, de l'abîme sur lequel il a jeté quelques planches dérisoires, aujourd'hui brisées. Telle est bien la «mémoire de la mort» dont parlent les ascètes : mise à nu de cette angoisse fondamentale que nous refoulons, mais qui,
justement, s'exprime dans la haine du frère, dans le besoin frénétique de le juger, comprenons : de le condamner. Mais si la «mémoire de la mort» est traversée non par la dérision mais par la foi, celle-ci découvre plus profond encore, s'interposant entre nous et le néant, le Christ vainqueur de l'enfer. En lui, toute séparation est surmontée : le caractère inaccessible de Dieu, le péché, la mort. Je ne suis pas jugé, mais sauvé, je n'ai plus à juger mais à sauver.

«Voir ses péchés» ce n'est pas comptabiliser des transgressions, c'est se sentir asphyxié, noyé, perdu, et gesticuler vainement dans cette perte, trahir l'amour, mépriser en ricanant tant on se méprise. C'est étouffer dans les eaux de la mort, afin qu'elles deviennent baptismales. Mourir mais désormais en Christ pour renaître dans son souffle et reprendre pied dans la maison du Père. «Il est plus grand de voir ses péchés que de ressusciter les morts», dit un vieil adage. Car voir ses péchés, c'est passer par la plus dure mort, tandis que, après la renaissance «baptismale», c'est sans y penser qu'on multiplie la vie, puisqu'on est devenu un « pacificateur de l'existence ». Encore qu'il faille «verser le sang de son coeur», disait le starets Siouane du mont Athos, pour ébranler certaines négations, briser la pierre de certains coeurs, pouvoir implorer le salut universel.

Celui qui voit ses péchés et ne juge pas son frère devient capable de l'aimer vraiment. Je me suis suffisamment déçu pour ne plus l'être par quiconque. Je sais que l'homme, à l'image de Dieu, est Secret et Amour, mais que cet amour peut devenir haine. Je respecte le Secret, je n'attends rien en retour. Que vienne l'amour, c'est pure grâce.

Alors, bénir. Tenter de devenir non pas un être de possession — qui possède et qui est possédé — mais un être de bénédiction. Réciprocité sans limites de la bénédiction : bénir Dieu qui nous bénit, tout bénir dans sa lumière, sans oublier que la bénédiction, pour ne pas devenir «vaines paroles», doit se faire «bénédiction». Oui, agir la bénédiction reçue au profond de soi, se soumettre à toute vie pour la faire grandir toute, pour qu'elle devienne bénédiction.

La prière de saint Ephrem suggère bien ce qu'est l'ascèse: jeûner, mais non uniquement de la nourriture du corps, aussi de l'alourdissement de l'âme, afin que nous ne vivions pas seulement de pain (d'images, de bruits, d'excitations) mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu 8. Jeûner des «passions», du désir de dominer et de condamner. Pour atteindre la vraie liberté dont a su parler saint Jean Climaque: «Sois roi dans ton coeur, règne dans la hauteur de l'humilité, commandant au rire : viens, et il vient; aux douces larmes : venez, et elles viennent; et au corps, serviteur et non plus tyran : fais cela, et il le fait (9)»

Notes:

1 L'Échelle sainte, 25e degré, 3.
2. Saint Isaac le Syrien, Traités ascétiques, 72e traité.
3 Paul Valéry.
4 Cf. Basile Krivochéine, Dans la lumière du Christ, saint Syméon le Nouveau Théologien, chap. 1: « Un pauvre rempli d'amour fraternel », Éd. de Chèvetogne, 1980, p. 13-25.
5. Nicolas de Cuse, Sermons, 49; De pace fidei, 444; De cribatione Alchorani, 507.
6. Apophtegmes, Antoine, 9.
7 Traités ascétiques, 34e traité.
8. Mat 4,4.
9. L'Echelle sainte, 7e degré, 3.

Extrait de: Olivier Clément, "Trois prières: Le notre Père, La prière au Saint Esprit, La prière de saint Ephrem", Desclée de Brouwer, 1993. Posté par http://www.forum-orthodoxe.com/~forum/viewtopic.php?t=1803

Voir aussi: http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/Alexandre-Schmemann-prieres-de-careme_a92.html







Rédigé par Vladimir Golovanow le 21 Février 2012 à 08:50 | 1 commentaire | Permalien



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