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Noël Ruffieux
le 10/09/2020 12:24
Pour le trentième anniversaire de la mort du père Alexandre Men, je veux lui rendre hommage en proposant un texte que j’avais donné à l’Echo Magazine de Genève le 12 juillet 2012.
« Le christianisme ne fait que commencer »
Ce dimanche 9 septembre 1990, comme tous les dimanches, le prêtre s’est levé tôt. Il quitte sa petite maison de la banlieue de Moscou, prend un sentier forestier vers la gare d’où le train le conduira à Novaïa Derevnia, là où il va célébrer la Liturgie et rencontrer sa communauté. Dans la forêt, il est attaqué brutalement à coups de hache. Il revient vers la maison et s’effondre à l’entrée du jardin. Alertée par ses gémissements, sa femme le découvre. Les secours ne peuvent rien. Le père Alexandre Men est mort.
La veille, à la Maison de la technique de Moscou, il avait donné une conférence sur le thème : Le christianisme ne fait que commencer. Il devait y revenir le dimanche soir pour développer une idée qui lui est chère : « L’histoire du christianisme, c’est l’histoire du monde qui marche aux côtés du Fils de l’Homme. »
Depuis deux ans, Alexandre Men déploie une intense activité de prédication, de conférences, d’interviews à la radio et à la télévision. En mai 1990, peu de jours après Pâques, lors d’un rassemblement chrétien organisé par les baptistes au Stade olympique, le père Alexandre, en soutane d’un blanc pascal, parlait à quinze mille jeunes impressionnés. En 1988, la Russie avait commémoré le millénaire de son baptême et l’Église repris sa place dans la société, n’hésitant plus à sortir de ses murs.
Alexandre Men sait qu’il est temps de témoigner, d’enseigner, de répondre aux sollicitations des scientifiques et artistes, comme aux questions de ses paroissiens, gens simples, jeunes avides de vérité, enfants curieux auxquels se mêlent des intellectuels de la capitale. Tous attendent une parole neuve après l’effondrement du système soviétique. Qu’est-ce qui va combler, dans la société russe, le vide moral et spirituel béant que la chute du communisme révèle plus qu’elle ne le provoque ? L’Église retrouve sa liberté ; elle doit encore retrouver la Parole.
Seule cette Parole fera lever l’espérance. Alexandre s’y est préparé dès l’adolescence. La famille où il est né en 1935 est d’origine juive. A l’époque de l’athéisme triomphant, sa mère Elena adhère à la foi chrétienne et se fait baptiser secrètement avec son fils. Elle l’aidera jusqu’à sa mort en 1979. La famille est liée à l’Église des catacombes, formée de groupes clandestins pour échapper au KGB, la police secrète. A douze ans, il veut entrer au Séminaire de Moscou, mais on lui dit de revenir quand il sera majeur. Seul, il se met à étudier la Bible, la théologie, les Pères de l’Église, le grec et l’hébreu, les philosophes. Les sciences l’intéressent autant : Pressent-il la nécessité de trouver un langage commun avec ses contemporains marqués par le prestige de la science ?
Il étudie à l’Institut de la fourrure, à Moscou, puis à Irkoutsk, en Sibérie. Il épouse une condisciple, Natalia, qui lui donnera deux enfants. Mais, la veille des examens finaux, l’Institut découvre ses liens avec l’Église et l’exclut.
Ses études scientifiques ne l’empêchent pas de poursuivre sa formation théologique et d’écrire une vie de Jésus, Le Fils de l’Homme. Diacre en 1958 et prêtre en 1960, il sert dans une paroisse des environs de Moscou. Il mène une intense activité pastorale, réunit des jeunes, restaure l’église, écrit sur l’histoire des religions et la Bible. En 1964, muté dans une autre paroisse, il poursuit son travail intellectuel et pastoral. Des adultes et des jeunes lui demandent le baptême. Des intellectuels deviennent ses amis, Soljénitsyne, Nadejda Mandelstam, veuve du poète mort au goulag. Son curé n’apprécie pas ce rayonnement et lui rend la vie dure. En 1970, il est prêtre à Novaïa Derevnia, désormais sa paroisse.
Les livres écrits durant ces années sont publiés en Belgique, aucun de son vivant en URSS. Il n’empêche : De tout le pays on vient le consulter, des groupes de prière, d’étude biblique, de catéchèse se forment autour de lui. Jusqu’en 1988, il est la cible des offensives du KGB et de campagnes de presse.
Alors commence sa vie publique. Elle ne durera que deux ans, mais avec quelle vigueur ! Son message est simple :
Dieu se fait homme pour rencontrer l’homme, partager sa souffrance et le nourrir d’espérance.
En Jésus sont abolis les murs qui séparent Dieu et l’homme, le ciel et la terre, le temps et l’éternité.
Dans sa kénose, Dieu s’abaisse vers l’homme pour le relever, car l’homme est l’image de Dieu.
Homme autant que Dieu, Jésus rétablit l’unité de ce qui est dispersé en nous et autour de nous.
Briseur de murs, il intègre tout ce qui fait la grandeur de l’homme, arts, sciences, philosophie, et détruit ce qui le désintègre et le défigure.
« Le christianisme, disait le père Alexandre la veille de sa mort, c’est la sanctification du monde, la victoire sur le mal, sur les ténèbres et le péché. C’est la victoire de Dieu. Cette victoire a commencé la nuit de la résurrection. Elle continue et continuera, tant que le monde existe et existera. Le christianisme ne fait que commencer.
Sa fin tragique avère ce que disait un évêque russe en 1930 : « Une vraie Église est toujours persécutée. »