La Parole et ses serviteurs

Parlons D'orthodoxie

Dmitriy Garmonov

Depuis mon enfance, je rêvais d’être écrivain – écrire des romans, mais je n’ai jamais eu l’occasion de réaliser ce rêve. Il faut dire que jouer avec les mots et jongler avec les sons m’attire jusqu’à maintenant : il est toujours fort plaisant de relire des auteurs ingénieux et les classiques de la poésie russe. Je suis séminariste. En étant ressortissant d’une famille non-croyante, j’ai découvert Dieu et l’Eglise dans mon adolescence. A l’époque, je n’avais que 15 ans. Suivit une longue période d’apprentissage de quelque chose de global, sérieux, simple et infiniment insondable.

Dieu … ce mot m’a toujours attiré par sa profondeur et son mystère. Au séminaire j’ai appris et j’ai compris pas mal de choses, mais, il y a un an, j’ai fait une grande découverte. Suite à la lecture d’un essai de Tatiana Tolstoï « Carré » (que je conseille à l’attention de tous !), j’ai eu le désir de le traduire en français. Peut-être était-il déjà traduit ? J’ai fait les recherches nécessaires : non, il n’avait pas été traduit. J’ai entrepris de le faire. Un problème a surgi tout de suite : la traduction d’un texte littéraire en une langue étrangère n’est pas une tâche facile. Certains disent que, pour traduire les œuvres littéraires, il faut être parfaitement imprégné de la langue en question : l’entendre depuis l’enfance, lire, parler et écrire – quelle absurdité ! Mais ce n’est pas de cela que je veux parler….

La Parole et ses serviteurs
Pour une pratique de la traduction plus déployée, j’ai commencé à traduire des petits articles et les textes des infos pour notre blog diocésain. Cette occupation m’a complètement absorbé. C’est qu’il n’est pas facile, mais en même temps intéressant de passer des heures dans une bibliothèque, entouré de gros dictionnaires, dans la recherche de différentes possibilités de transmission d’une langue à l’autre de différents styles, phrases et tournures, jeux de mots, calambours et ironie. Tout cela ne dépend pas de la maitrise d’une langue en tant que maternelle. Car la parole possède une puissance extraordinaire, elle a de multiples facettes, elle n’a pas de limites. La parole humaine est un talent donné par Dieu, offert uniquement à l’être humain. Aucun être vivant ne possède cette capacité de langage et de communication qui est le propre de l’homme. L’homme dans son développement devient une personne épanouie justement grâce à cette capacité extraordinaire de communication et de lecture, qui lui transmet l’expérience pluriséculaire de l’humanité. Le langage humain est génial - sa parole est divine.

C’est là que j’ai compris : Dieu est Verbe, Dieu – c’est le Verbe, le Logos, il se manifeste en tant que Parole. Notre parole en toute sa richesse et puissance vient de Dieu. Elle est divine, indépendante et insondable. La Parole fait partie de la conscience humaine, mais Dieu est Verbe, Parole. « Dieu dit et cela fut ainsi… Dieu vit que cela était bon » (Gn 1). Par le Verbe tout fut crée, et nous, les humains, nous pouvons participer à cette grande création, car c’est moyennant la parole que tout est écrit, lu et prononcé.

L’écriture et la littérature exercent une influence considérable sur l’humanité. A la différence du langage parlé, le texte littéraire se construit, se compose, il est conservé par écrit. Je ne veux pas entrer dans les particularités des sciences littéraires et les problèmes philosophiques de la littéralité du texte, mais j’aimerais souligner une chose : la littéralité du texte littéraire est créée par l’auteur, et ce dernier imite le Grand Créateur de tout ce qui existe. Nous faisons la lecture : nous exaltons et pleurons, aimons et haïssons, nous nous transportons dans autres mondes, nous rencontrons d’autres personnages, suivons leur destin, compatissons et trouvons une morale qui s’installe dans les profondeurs de notre conscience en tant que grand bagage de l’expérience continue de l’homme dans un monde créé par Dieu avec ses joies et ses peines.

La Parole et ses serviteurs
L’écrivain à son tour, dans son action créatrice, touche quelque chose du divin, inhale les inspirations des anges et bénit tout ce qui existe avec l’entrelacement miraculeux des Idées divines, passées à travers la conscience créatrice de l’homme. Peut-être l’auteur est-il ainsi un interprète de la parole divine dans un langage humain ?

Traducteur, il est aussi lecteur, mais il lit autrement. Si, dans une lecture banale, bien souvent nous parcourons rapidement le texte des yeux et nous n’en percevons que le sens, un traducteur s’attarde sur chaque phrase, en savourant des liaisons magiques entre les mots, il observe chaque mot, contemplant les liens de la racine avec des suffixes et préfixes. Il goûte chaque son, se délectant de la mélodie du langage humain. Ce qui est le plus compliqué, mais bien possible, c’est de traduire la poésie. On peut tout pardonner à la poésie, car elle est le sommet de la création littéraire.

Ces jours-ci, j’ai eu l’occasion d’assister à une conférence remarquable d’André Markovicz, un des traducteurs les plus connus des classiques russes en français. C’est un de meilleurs spécialistes de la littérature, ou je dirais même spécialiste des mots et de la sonorité du langage humain, que j’aie jamais rencontré. Il a traduit en français l’œuvre complète de Dostoïevski – 29 volumes. Impressionnant, n’est-ce pas ? Plusieurs œuvres de classiques russes (Pouchkine, Gogol etc.) sont de nouveau passées par la plume de ce grand maître. Il nous a expliqué toute la finesse de la poésie russe en prenant quelques exemples chez Pouchkine. Je vous avoue que c’était impressionnant. Il racontait son expérience de traducteur et s’exprimait à propos de la richesse de la langue russe – si quelqu’un pouvait en douter. Bref, il était génial.

Une seule chose m’a profondément étonné: après la conférence je suis allé voir M. Markovicz, je me suis présenté et ai brièvement exposé mes pensées concernant Dieu-Verbe, l’immensité du langage et le potentiel créateur humain. En me regardant d’un regard d’ enfant plein d’inspiration, il m’a répliqué très brièvement : « Je ne suis pas croyant. Absolument pas ». C’est son droit.

Depuis l’école, je me suis habitué à voir dans les professeurs et plus généralement dans tous les amateurs de littérature des gens très spirituels, brûlants de foi dans leur recherche spirituelle personnelle. En lisant Dostoïevski ou en étudiant des recherches spirituelles quelquefois injustifiées de Léon Tolstoï, certains s’approchent de Dieu à travers leurs œuvres, à travers la parole.

La création « verbale », j’en suis persuadé, contient en soi une part spirituelle. Comment et pourquoi ? Ne me demandez pas. « Parce que ! » - aurait dit Tatiana Tolstoï. Est-ce une âme mise par l’auteur dans le texte ? Est-ce une inspiration, donnée par une muse - l’Inconnue ? Ou est-ce simplement le travail du cerveau humain ? Ecrivain et traducteur servent la parole, donc ils servent Dieu. Même, - cela peut arriver et arrive quelquefois, d’une manière inconsciente. Homère et Hésiode, Platon et Cicéron, Dante et Virgile, Pouchkine et Léon Tolstoï, Kafka et Tatiana Tolstoï – les écrivains de toutes les époques composaient et créaient : qu’ils soient bénis ! On ne se pose pas la question de savoir si le livre va disparaitre et l’humanité adopter un autre moyen de lecture : l’écriture et la création littéraire resteront à jamais. Car elles sont fondées sur l’œuvre sublime de l’écrivain et son travail sur les mots. Parole, Création d’après l’Image, Humanité convergent, dans un unique processus, pour créer et transmettre, réfléchir et exalter. La Parole vivra tant que ce monde existe et tant qu’existera le Verbe.

La revue "Slavonika" №2, lettre aux amis du Séminaire orthodoxe russe en France, préparée par les séminaristes



Commentaires (12)
1. Anne Khoudokormoff-Kotschoubey le 10/10/2013 18:03
Merci. C'est d'une très grande fraîcheur et d'une belle profondeur. Et je suis heureuse que l'on recherche encore de nos jours des mots dans un dictionnaire, cela fait partie du plaisir de la décourverte lente! Le bonheur dans la lenteur. Bravo.
2. Anne-Lise Hémery le 10/10/2013 22:54
Merci pour ce témoignage. On attend la publication avec impatience... tous le monde ne parle pas russe!
3. Marie Genko le 11/10/2013 13:54
@Dmitriy Garmonov

Merci pour votre confidence et aussi merci pour votre amour des mots!

Je vous trouve très indulgent pour André Markowicz.
A titre personnel, lorsque je vois son nom sur une traduction, cela me suffit pour que je ne l'achète pas!
Nous touchons ici de doigt la grande différence entre ceux qui espèrent en le Dieu Homme et ceux qui ne croient que dans l'Homme Dieu.
Comment peut-on traduire la spiritualité d'un Dostoïevsky, lorsqu'on ne croit qu'en sois-même ???

Avec toute mon amitié Marie
4. Boris le 11/10/2013 14:24
@ Marie
André Markowicz =Traducteur génial: a renouvelé en profondeur notre rapport à la littérature russe, en nous l'approchant dans son obscurité, ses mouvements profonds, et dans une intuition ouverte de la langue française, une secousse syntaxique qui a exigé de lui un travail de poète, d'écrivain, bien au-delà de l'idée classique du traducteur
5. Marie Genko le 11/10/2013 19:22
Cher Boris,

A chacun son goût...!
Quel que soit le talent de ce Monsieur, personnellement je maintiens qu'il est difficile à un non croyant de traduire de grands textes qui ont trait à la Foi.
C'est probablement mon côté démmodé...
Je n'oublie pas que pour certains la foi est synonime d'obscurantisme!
6. Boris le 11/10/2013 19:48
@ Marie
Question pour un champion:
Vous avez 40° de fièvre,une mauvaise toux....
Choix à opérer:
toubib agnostique lulière brillant 80% de réussites;
docteur ne loupant pas une liturgie et se confessant régulièrement mais piètre spécialiste, taux de morbidité-mortalité élevé?
Dans votre cas, le second, bien sûr!
Ou 15 Notre Père vous seraient thérapeutiques?
A moins que vous n’ayez une vocation de miraculée?

Félicitons @ Dimitri d'avoir su percevoir le talent de Markowitz.
7. Tchetnik le 11/10/2013 21:29
Mais justement, si un médecin athée saura soigner les maladies, ses compétences pour traduire ou disserter sur des œuvres littéraires à connotations spirituelle forte seront certainement bien moins évidentes.

Il est vrai que pour traduire un auteur, un minimum de connaissance de la langue, de sa mentalité de construction, de sa syntaxe mais aussi d'empathie pour l'auteur et ses convictions sont préférables.
8. Marie Genko le 11/10/2013 21:47
@Boris,

Excellente question!
Bravo!
Je dois dire que je suis perplexe.
Lorsque je vais chez le cordonier ou que j'appelle un plombier, il ne me vient pas à l'idée de les choisir sur le critère de leur religiosité!
D'ailleurs le choix n'est pas facile, les chrétiens ne courrent plus les rues en France

Mais le domaine médical est-il comparable au savoir faire d'un bon artisan ?

Pour soigner mon corps, comme pour soigner mon âme, je pense que je préfère faire confiance à un homme de foi plutôt qu'à un incroyant
Cela me semble aller de soi....?

Enfin, grâce à Dieu, votre choix cornélien ne se pose pour le moment pas à moi, je vais très bien Merci!
9. Vladimir.G le 12/10/2013 13:06
Débat intéressant mais... Nous croyons que Dieu est omniprésent. Il inspire donc l'incroyant qui traduit un texte mystique... Voyez combien de spiritualité trouvait le père Alexandre Schmemann dans les auteurs laïques, voire carrément athées! (cf. Journal)
10. Irénée le 12/10/2013 15:46
Merci Vladimir pour cet excellent exemple.

J'ai eu la chance de discuter à plusieurs reprises avec André Markowitz. et je ne crois pas qu'on puisse dire qu'il s'agit d'un "athée" . Si ceux qui s'affichent comme des croyants avaient autant de force de conviction et de sensibilité que cet excellent traducteur, notre Eglise aurait peut-être plus de vitalité, d'intelligence et de sensibilité ! Je lui ai demandé, un peu par provocation, de traduire un ou deux tropaires. Le résultat a été magnifique !
Confirmation que l'Esprit souffle ou il veut et quand il veut ! et qu'on ne peut pas l'enfermer dans des catégories aussi étroites. Je conseille à Marie de lire quelques pages avant de porter un jugement aussi radical qu'injuste !
11. Marie Genko le 12/10/2013 22:46
Cher Irénée,

Je ne doute pas un instant de votre sincérité de croyant orthodoxe.
Par contre pour juger de la qualité d'une traduction, il faut posséder à fond deux langues!
Et dans le cas de la traduction des tropaires, dont vous parlez , je pense qu'une excellente connaissance du Slavon d'Eglise s'impose.....
Je me méfie des phénomènes de mode.
André Markowitz est ensencé, mais il y a des traductions excellentes autres que les siennes.
Avec toute mon amitié Marie
12. Boris le 13/10/2013 19:22
BRAVO et Courage DIMITRIY!!!!

Selon les Définitions du Platon, le courage est l’« état de l’âme qui ne se laisse pas ébranler par la crainte ; hardiesse au combat ; science de des choses relative à la guerre ; fermeté de l’âme face à ce qui est effrayant et terrible ; audace au service de la tempérance ; intrépidité dans l’attente de la mort ; état d’une âme qui garde sa capacité de juger correctement dans les périls ; force qui fait contrepoids au péril ; force de persévérer dans la vertu ; calme de l’âme en présence de ce qui, suivant la droite raison, paraît devoir déclncher terreur ou confiance ; capacité de ne pas se laisser aller à la lâcheté sous l’effet de la terreur que fait naître l’épreuve de la guerre ; état de fidélité constante à la foi. »

Traduire un texte littéraire nécessite à la fois de maîtriser les différents aspects techniques des langues (grammaire, syntaxe, etc.), de disposer de grandes qualités stylistiques et d'une culture générale très étendue. Il ne s'agit pas de traduire une banale suite de mots mais une oeuvre littéraire intégrale dans le contexte d'une autre langue, retrouver la sémantique, la richesse terminologique, les référents sociaux du texte source.

L'humour, les références historiques, littéraires ou populaires propres à une culture qui émaillent une création littéraire sont autant de défis que le traducteur littéraire doit surmonter. Les émotions suscitées par une œuvre doivent en effet être les mêmes d'une langue à l'autre.

C'est pourquoi les traducteurs littéraires sont eux-mêmes des auteurs dans leur langue maternelle et bénéficient d'une connaissance parfaite de la langue source.
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