Les américains orthodoxes et l’icône de Staline

Parlons d'orthodoxie

Les américains orthodoxes et l’icône de Staline
André Desnitzky - traduction Nikita Krivocheine

" Ou des répercussions qu’a eues l’union du patriarcat de Moscou avec l’Eglise hors-frontières sur les contacts entre les fidèles"

En décembre 2012, bloqué dans une ville des Etats-Unis par une tempête de neige j’ai été pour un jour l’hôte d’une famille d’américains orthodoxes. C’étaient, par excellence, des américains moyens mais leurs prénoms étaient « bien de chez nous ». Le père travaillait dans une société de bâtiment, la mère dans une ferme. Ils communiquaient entre eux en anglais et se percevaient américains à 100%. Ils célébraient Noël le 7 janvier selon le calendrier grégorien. La famille appartenait à une paroisse de l’Eglise Orthodoxe Russe hors frontières. Le chef de famille était l’un des diacres de cette paroisse.

C’est avec générosité et curiosité à mon égard que, coreligionnaire venant de Russie, j’ai été accueilli dans ce foyer. L’unité canonique entre le patriarcat de Moscou et l’EORHF avait été rétablie en 2007. Certaines paroisses hors frontières avaient refusé d’accepter cette union et formèrent une juridiction ecclésiale à part. Mes nouveaux amis étaient heureux de cette union ; depuis le patriarche de Moscou Cyrille est également commémoré lors des offices. Il importe de rappeler que l’Eglise hors frontières reste totalement indépendante dans ses affaires intérieures et sa gestion.

Les américains orthodoxes et l’icône de Staline
L’union des deux branches de l’orthodoxie russe est un évènement d’une immense importance.

Il est peu fréquent, en effet, que des entités ecclésiales s’unissent ; bien plus fréquemment nous sommes témoins de schismes et de scissions. L’union de 2007 véhiculait un message symbolique essentiel : les croyants d’une nation morcelée par la révolution et éparpillée de par le monde se regroupaient. Evènement très important pour les « hors frontières » qui, pendant des décennies se considéraient comme les gardiens de « la russité » que les émigrés de la première génération avaient emporté du pays.

Il ne reste presque plus d’émigrés « d’origine », les paroisses américaines sont depuis longtemps peuplées d’émigrés de la « deuxième vague » (celle de l’après-guerre) et de la « troisième vague » (celle des années 1970). Pour la plupart ils entendent le russe sans toutefois le parler. Comment, dans ces conditions, maintenir la tradition ? Le retour dans le pays d’origine n’était pas réel, ce sont les liens spirituels qu’il s’agissait de maintenir.

L’expérience émigrée était importante pour le patriarcat de Moscou : nos frères de l’étranger avaient appris à exister d’une manière complètement indépendante par rapport à l’Etat et à ne compter que sur leurs propres forces. Cela se voit en tout : les paroisses sont autogérées, ce sont elles qui sont en charge des bâtiments et du clergé, il ne leur viendrait pas à l’esprit de compter sur des sponsors ou sur l’administration. Il incombe aux communautés d’honorer les factures et de s’acquitter des impôts. Et de surcroît il convient, décalage entre les calendriers oblige, de jeûner alors que tout le monde festoie autour de vous et de trouver en cela une véritable raison d’être. Pratique qui, en Russie, ne va pas de soi.

Les paroisses hors frontières sont bien plus traditionalistes que la moyenne des paroisses russes. Cela dit les orthodoxes hors frontières vivent au sein d’une société libérale où la religion reste l’affaire personnelle de chacun. Tous les américains orthodoxes, loin de là, suivent dans les médias la vie politique et ecclésiale de la Russie. Cependant ces orthodoxes attachent une grande importance à la possibilité d’avoir des contacts, de voyager en Russie, ne fût-ce que rarement, d’avoir des rencontres avec des gens du pays et de prier avec eux. C’est au nom de tout ceci que les deux branches de l’Eglise se sont unies.

Il importe peu à nos coreligionnaires américains de savoir qui est le président de la Fédération de Russie, comment s’y déroulent les élections et quelles sont les revendications de la rue. Mais il ne leur est pas indifférent du tout de savoir si la vie dans le pays est chrétienne. Souvent on m’a posé au cours de mon voyage à travers l’Amérique des questions portant sur la loi interdisant l’adoption d’enfants russes par des Américains. Mes interlocuteurs ne parvenaient pas à comprendre les comment et les pourquoi de cette loi. Ils savaient d’expérience qu’il n’y a pas d’ogres aux Etats-Unis et qu’on n’y convertit personne par la force à d’autres religions. La liberté de conscience fait partie des fondements sacrés de la société américaine. De nombreux adoptants américains ont connu l’orthodoxie précisément parce que leurs nouveaux enfants appartenaient à cette religion. Certaines de ces familles adoptantes ont même embrassé l’orthodoxie.

Les américains orthodoxes et l’icône de Staline
Autre question fréquente à laquelle il m’a fallu répondre : vénérons-nous en Russie nos nouveaux martyrs, savons qui avaient été leurs bourreaux, sommes-nous conscients de la responsabilité qui incombe aux générations précédentes ? Dans quelle mesure les croyants, le peuple entier s’imprègnent du sens de la vénération des nouveaux martyrs ? N’oublions pas que l’union de 2007 n’a été possible qu’à la suite de la canonisation par le patriarcat de Moscou des croyants massacrés par les bolcheviks pour leur foi.

Hélas, je n’avais pas à ces questions de réponses univoques. Je parlai de l’église construite au « polygone » de Boutovo, de l’exposition « Victoire : l’Eglise et le pouvoir soviétique » dans les murs de l’ancien musée de la révolution et de bien d’autres choses.... Mais il m’a également fallu mentionner les « icônes » à l’effigie de Staline, la nostalgie « d’une main forte et d’une grande idée » qui, on ne sait pourquoi, se laissent si facilement identifier. Je précisais, bien sûr, que jamais l’Eglise n’acceptera de glorifier « le Père des peuples ». Malheureusement il faut cependant constater que certaines notions ont été embrouillées à souhait.

Il m’arrive de plus en plus souvent d’entendre dire, y compris par des orthodoxes, de la nécessité pour la Ruissie d’un pouvoir fort, d’une idéologie tranchée, de s’opposer à l’Occident. « On ne fait pas d’omelette sans casser des œufs », me répéte-t-on, à l’instar de ceux qui, dans précisément cet état d’esprit, acheminaient vers Boutovo des gens simples vénérés aujourd’hui par l’Eglise en tant que nouveaux martyrs. Est-ce que l’expérience de l’Eglise hors-frontières nous immunisera des dangers « du stalinisme orthodoxe » ? Ou, au contraire, le discours chauvin tenu au sein de l’Eglise, rebutera non seulement les libéraux mais aussi les coreligionnaires les plus conservateurs à l’étranger ? Il se peut que la division entre conservateurs et libéraux ait perdu son sens et que la question se pose désormais autrement : rendons nous à Dieu ce qui appartient à Dieu et à César ce qui appartient à César ?

Moscow News


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Nikita Krivocheine "STALINE, UNE ICÔNE?"


Commentaires (8)
1. Vladimir le 29/01/2013 17:27
Très grand merci pour cette traduction d'un texte qui éclaire magnifiquement la véritable situation de l'Eglise russe réunifiée et de la Russie!

André Desnitzky (Андрей Сергеевич Десницкий, http://mn.ru/authors/desnitsky/) , que nous n'avons pas encore lu sur PO, est un représentant remarquable de l'aile marchante de l'Eglise, celle qui va à la rencontre du monde: il titrait sa chronique du 3 août dernier "Au XXIe siècle l'Eglise ne pourra pas rester un organisation moyenâgeuse" et soulignait que l'Eglise ne devait pas tourner le dos à la société… Il a un regard particulièrement lucide sur son Eglise et sa connaissance de l'Occident lui permet de fructueuses analyses comparatives des mentalités comme le démontre cet article.

Il est né à Moscou en 1968, diplômé de philosophie de l'Université de Moscou (MGU) peu après la Pérestroïka, il a ensuite étudié la traduction biblique à l'Université Libre d'Amsterdam. Il est un bibliste réputé, un écrivain et un chroniqueur religieux.
2. Marie Genko le 30/01/2013 09:29
J'ai trouvé deux aspects distincts dans cet article d'André Desnitsky.

1/ la rencontre avec l'Eglise Russe Hors Frontières aux USA
2/ un commentaire sur les volontés politiques de certains Russes en Russie.
Dans cette seconde partie, il mentionne des Icônes à l'effigie de Staline!!!

Pour le premier aspect il souligne l'importance de la réunification qui a eu lieu en 2007

Pour la seconde partie de cet article, je la trouve assez confuse et surtout non étayée sur des exemples ou des arguments solides.

Parler d'un "Stalinisme orthodoxe" me semble extrêmement sujet à caution.

Et nous en revenons toujours au même point: Veut-on pour l'Etat des lois fondées sur la pensée chrétienne ? Est-ce cela que l'auteur appelle le stalinisme orthodoxe?

Ou bien veut-on des lois permettant, comme en Occident, à tout un chacun d'exprimer ses pulsions les plus malsaines sur la voie publique.....?

Pour moi, une Société est responsable de l'avenir de ses enfants !
Et le minimum qu'un chrétien est en droit de demander à ceux qui le gouvernent est de protéger l'innocence de ses enfants, autant sur la voie publique que dans les écoles!

Lorsqu'en Occident César est Athée et veut, par la force, imposer des lois amorales, je préfère rendre à Dieu ce qui est à Dieu et m'opposer à César!
Comme le font les citoyens chrétiens de France aujourd'hui!

3. Vladimir: sur le «stalinisme orthodoxe » le 31/01/2013 15:47
Il est important de bien voir que ce texte est écrit pour les lecteurs russes dont les critères de valeurs sont différents des nôtres. Ainsi la conclusion sur le «stalinisme orthodoxe » sonne pour eux comme un avertissement: ils connaissent bien cette mouvance, que Serge Tchapnine appelle les "légitimistes", et ne s'en offusquent pas. Mais André Desnitzky leur montre à quel point ce phénomène peut choquer les Orthodoxes occidentaux et rabaisser l'Orthodoxie russe à leurs yeux…

A l'inverse, le fait qu'en Occident " les paroisses sont autogérées /et/ sont en charge des bâtiments et du clergé…" interpelle ces lecteurs: en Russie ils comptent sur des sponsors ou sur l’administration et "consomment les services religieux" comme les services publiques de l'administration ecclésiale dont les clercs sont les fonctionnaires appointés (avec les avantages liés à la fonction: logement, voiture, repas…). Le père André Kouraev avait dernièrement appelé les fidèles à plus de participation matérielle; il avait proposé l'instauration du denier du culte à l'instar de certains protestants, ce qui indique bien un souci des Orthodoxes russes "modernes". Et c'est d'ailleurs là l'un des motifs d'incompréhensions chez nous entre les ancien et les nouveaux arrivants "service publique" et ne comprennent pas que nos prêtres doivent gagner leur vie hors de l'Eglise et que les fidèles doivent aussi participer aux dépenses.

Tout le texte est ainsi une véritable peinture de la réalité russe vue dans le miroir des paroisses occidentales; il met bien en relief ces différences fondamentales de mentalités qu'on a trop souvent tendance à sous-estimer et souligne bien notre défi de recevoir les "nouveaux arrivants", sans les idéaliser, et les faire cohabiter harmonieusement avec les anciens...


4. Marie Genko le 31/01/2013 20:02
Cher Vladimir,

Désolée, mais je ne suis pas ce raisonnement!
Par "légitimistes", je suppose que vous voulez parler des orthodoxes les plus traditionalistes?

Pour moi, il faut laisser les gens prier comme cela leur convient!!!

Si certains veulent adhérer à des paroisses plus traditonnelles, c'est leur droit!
Si d'autres veulent des paroisses avec denier du culte ou Liturgie en Russe au lieu du Slavon, c'est leur droit également!

Je suis absolument opposée à ce complexe de Procuste qui veut toujours uniformiser tout le monde!

Si les prêtres ont la chance de ne pas être obligés de gagner leur vie, cela veut dire qu'ils doivent être en mesure de donner davantage de temps à leur fidèles!

Et c'est si important que la personne du prêtre soit accessible pour les fidèles!!!
C'est là qu'une véritable évangélisation devient possible.

Et peut-être est-ce justement la précarité et la surcharge de travail qu'ont connnu nos prêtres dans l'émigration qui a été la cause d'une mauvaise évangélisation orthodoxe en Occident?

5. Vladimir le 01/02/2013 10:12
Bien chère Marie, vous m'avez mal compris!

Je fais référence aux "légitimistes" dans le sens de Serge Tchapnine (*): ceux pour qui " Poutine est perçu comme "un ersatz de monarque"" sont les même que ceux qu'André Desnitzky nomme "stalinistes orthodoxes": lisez bien les descriptions de cette mouvance dans les deux articles et vous constaterez que c'est bien la même chose, à des nuances près…

Pour ce qui concerne la gestion de nos paroisses, il est évident que nos parents auraient préféré que tous les frais, et les salaires des prêtres, soient pris en charge par d'autres… cela n'a simplement pas été possible; nous devons prendre nous même nos responsabilités pour tout financer et nos prêtres doivent travailler pour faire vivre leurs familles (voire même financer leur paroisse en partie…). Cela les fidèles de Russie ne le comprennent pas, habitués qu'ils sont à ce statut de "consommateur du service public religieux" (j'ai entendu l'expression "fonctionnaire /чиновник/ du PM" à propos de notre évêque dans la bouche d'une "nouvelle arrivée").

Bien à vous
Vladimir

(*) http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/Serge-Tchapnine-Les-Chretiens-ont-ils-des-avantages-concurrentiels_a2874.html
6. Marie Genko le 03/02/2013 16:11
Cher Vladimir,

Merci de nous avoir donné le lien sur l'article de Sergueï Tchapnin.
Au moment de sa parution j'étais visiblement absorbée par d'autres problèmes car je n'ai pas réagi à cet article qui est pourtant tout à fait passionnant et qui nous montre différents aspects actuels des relations Eglise/population russe et Eglise/Etat!

Ce qui me frappe c'est la mention des administratifs restés aussi Athées et anti religieux que pendant l'époque communiste.
Il est évident que ce type de personnages, visiblement assez répandu, doit pourrir la vie des gens, sans cesse confrontés à eux, et générer une opposition à toute l'administration du président en place!

Ce n'est pas en changeant de président qu'on évacuera tous ces administrateurs du jour au lendemain.

En ce qui me concerne, je me sens complètement incompétente pour parler de la politique russe.
Je suis simplement ravie que le gouvernement actuel soutienne l'Eglise, (même si Sergueï Tchapnine tourve que cela est insuffisant!), et je ne me permets pas de critiquer un Vladimir Poutine qui à mon sens a fait énormément pour le redressement de son pays sur la scène internationale.

J'espère que vous n'allez pas me classer pour autant sous l'appellation de "staliniste orthodoxe"!

Amitiés Marie
7. Vladimir: Marie, vous n'êtes pas "stalinienne" au sens de Desnitzky le 04/02/2013 18:46
Non, bien chère Marie, vous n'êtes pas "stalinienne" au sens de Desnitzky ni "légitimiste" au sens Tchapnine. En effet, ce que démontre particulièrement bien S. Tchapnine, c'est que cette mouvance, traditionnellement appelée "conservatrice" ou "traditionaliste" ne correspond pas à ces définitions car elle n'a pas de TRADITION à CONSERVER. Les véritables traditions orthodoxes ont été irrémédiablement détruites en 70 ans de persécutions totales ET les seules traditions vivantes sont maintenant celles de l'époque soviétique (comme exemple très concret je citerais les libations au cimetière de la nuit de Pâques, qui attirent plus de "croyants" que la Liturgie). Ceux qui ont maintenant investi en masse l'Eglise en Russie y apportent cet esprit totalitaire (Mgr Hilarion de Volokolamsk parle des ces "babouchka" qui font régner dans les églises les méthodes du Komsomol, dont elles étaient cheftaines il y a 30 ans) qu'ils travestissent en pseudo-traditions reconstituées: Desnitzky nomme cela fort justement "stalinisme orthodoxe" (je dirais même "pseudo-orthodoxe"), Tchapnine parle "d'une espèce de fiction, de jeu de rôle" et, avec le père Pierre Meschtcherinov, l'analyse comme "subculture traditionaliste" (*). De l'extérieur on ne perçoit souvent que les aspects visibles de cette pseudo-tradition, les processions, métanies, jupes noires et foulards, carêmes et bains d'eau bénite … Mais il y a aussi les imprécations et fulminations que souligne le père Pierre et le discours chauvin que cite Desnitzky.

Nous n'avons, heureusement, rien de tout cela ici: nous avons, vous comme moi, maintenu vivante la véritable tradition d'avant 1917, avec ses grands esprits héritiers du siècle d'or de la pensée russe, y compris de sa théologie, qui ont pu continuer à Saint Serge, à Saint Vladimir ou à Jordanville, et les "babouchka", dont vous et moi faisons partie, n'ont rien à voir avec le Komsomol stalinien. C'était d'ailleurs là notre véritable mission, garder cette tradition pour la rapporter à notre Eglise-mère, et c'est la trahison de cette mission qui nous fait si mal!

(*)http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/Defense-de-la-desecclesialisation_a1878.html et http://www.egliserusse.eu/blogdiscussion/L-Eglise-la-culture-et-le-nationalisme-en-Russie_a1805.html
8. Vladimir : Staline : de l’amour à la haine le 08/03/2013 12:16
Staline : de l’amour à la haine
Mercredi 6 mars 2013 à 20:24

60 ans, c’est le nombre d’années qui se sont écoulées depuis la mort de Staline le 5 mars 1953. Grand leader, dictateur, assassin, ignare ou homme cultivé, les Russes sont toujours partagés sur celui qu’ils aiment encore appeler « Grand-père Staline ». Le Courrier de Russie a réuni l’avis de plusieurs écrivains, rédacteurs et historiens russes sur leur vision actuelle de l’ancien maître du Kremlin.


« Nous avons pardonné tout et tout le monde, il n’y a qu’à toi que nous ne pardonnons pas »

Nous nous sommes installés dans ton socialisme.

Nous nous sommes partagés ce pays que tu avais construit. Puis, nous avons vendu les navires nucléaires et les brise-glaces que nous te devions pour nous acheter des yachts. Ce n’est pas une métaphore, mais un fait historique.

C’est pourquoi ton nom nous brûle, nous démange à l’intérieur, nous voudrions que tu n’aies jamais existé.

Tu as préservé notre peuple. Mais nous ne te remercierons pas pour nos vies et la survie de notre espèce, chien moustachu. Bien que nous sachions en secret que sans toi, nous n’existerions pas.

L’être humain est ainsi fait : personne ne veut se sentir obligé envers quelqu’un d’autre très longtemps. L’activité est éreintante ! Nous acceptons d’être redevables tant que ce n’est qu’à nous-mêmes, à notre talent, notre courage, notre intellect, notre force.

Il nous arrive de dire (et ce sont les rares fois où nous disons la vérité) que tu étais sans remords et que régulièrement tu décimais le peuple russe. Toutefois, nous avons pour tradition d’exagérer le nombre de victimes, de le multiplier par dix, voire par cent. En outre, nous taisons le plus important : nous sommes, au fond, indifférents au sort de ce peuple et de son élite intellectuelle.

D’ailleurs, pour nous, l’extinction du peuple russe n’est que réalité objective. C’est sous ton règne que les gens étaient assassinés ; actuellement, ils meurent d’eux-mêmes. Tu n’as pas eu le temps d’en tuer autant que ce qu’il en meurt aujourd’hui de leur propre volonté. C’est de l’objectivité ça, non ?

Nous disons qu’à la veille de la terrible guerre, tu n’as pas voulu négocier avec les « démocrates occidentaux », pendant que certains de ces « démocrates occidentaux », comme nous le savons en secret, négociaient eux-mêmes parfaitement avec Hitler et que d’autres occidentaux, ainsi que certaines démocraties orientales, prêchaient le fascisme et bâtissaient des États fascistes.

Nous avons pardonné tout et tout le monde, il n’y a qu’à toi que nous ne pardonnons pas.

Zakhar Prilepine, écrivain

« Staline est le symbole du choix qui se dresse face à nous en tant que peuple »

Le Conseil annuel du peuple russe, qui s’est tenu le 4 mars à Moscou, a rassemblé de nombreuses personnalités, la plupart des chrétiens orthodoxes et notamment le patriarche Kirill, autour de la question de l’anniversaire de la mort de Staline. Les discussions portaient sur le rôle du dirigeant soviétique dans l’histoire. L’assemblée a fait salle comble, il n’y avait même pas assez de chaises pour tous les présents. Le plus surprenant, néanmoins – et effrayant –, est que la majorité des discours prononcés ont tendu soit à légitimer, soit à encenser le dictateur.

Ces gens, chrétiens pourtant, ont trouvé des arguments dignes des plus étonnantes théories du complot pour justifier les événements de l’histoire soviétique. Les répressions des années 30 ? Les conséquences du combat de l’élite du Parti contre une prétendue volonté de Staline d’instaurer des élections alternatives et d’autres organisations de pouvoir en URSS ! La retraite de l’armée en 1941 ? Le résultat d’un changement de commandement au sein de l’Armée rouge !

J’ai écouté toutes ces interventions avec beaucoup de mélancolie et d’amertume. Des idées qui n’étaient encore il y a dix ans que le fait de journaux à tout petit tirage ou des délires de fous isolés sont aujourd’hui sérieusement débattues à un niveau officiel.

Toute cette mascarade est symptomatique moins de l’incapacité de l’élite russe à proposer au peuple des perspectives d’avenir attrayantes que de son manque de volonté à renoncer pour de bon, et non seulement dans le discours, à l’idée selon laquelle l’individu n’existe que pour l’État. Ainsi les débats actuels concernent-ils en réalité non Staline mais vous et moi, et notre avenir à tous. Staline n’est qu’un symbole du choix qui se dresse face à nous en tant que peuple.

Soit nous continuons de vivre dans un doute perpétuel sur notre capacité à construire nous-mêmes notre vie librement, sans bâton ni carotte, soit nous prenons enfin en mains le destin de notre pays, c’est à dire le nôtre.

Konstantin Egguert, rédacteur au journal Kommersant FM

« Pourquoi ne pouvons-nous pas démystifier le passé ? »

Quand je parle de « la Russie », ce n’est pas un seul pays mais trois, ou quatre. Et l’image de Staline rayonne dans l’une de ces Russies.
Les gens qui habitent loin de Moscou sont très attachés aux médias de masse, notamment la télévision. Ils sont moins instruits, et acceptent facilement la figure radieuse de Staline. Je n’appellerais pas ça du stalinisme, mais plutôt la quête d’une autorité symbolique qui manque aujourd’hui.

Ce qui caractérise la jeune génération est moins un rapport positif ou négatif à la figure de Staline que l’indifférence, qui n’est pas un très bon terreau pour l’éradication des préjugés. Un vieil écrivain a dit : « N’ayez pas peur des fanatiques, mais craignez les indifférents ». Le mythe qui se transmet de génération en génération s’affaiblit peu à peu.

Pourtant, le travail qui consiste à séparer la figure de Staline de la mémoire de la victoire dans la Seconde Guerre mondiale n’a pas été effectué. La victoire dans la guerre est certes une victoire, mais elle ne nous a apporté ni la liberté, ni la richesse, ni la prospérité. La deuxième moitié des années 1940 a été à l’inverse marquée par une nouvelle vague de répressions. Alors que les gens qui avaient subi cette guerre et qui l’ont gagnée avaient un immense espoir de vivre mieux, plus humainement. Depuis, cette idée de victoire qui ne débouche sur rien est devenue très typique de la mentalité russe.

Pourquoi ne pouvons-nous pas démystifier le passé ? L’intelligence soviétique a vécu des choses catastrophiques, irréversibles. Et les intellectuels n’ont pas eu assez d’influence. C’est pourquoi la figure de Staline reste aujourd’hui intimement liée dans les esprits au symbole, à la grandeur de la victoire – pas à la guerre elle-même, mais bien à la victoire.

Boris Doubine, sociologue

« Le développement économique sous Staline ne fut pas un succès »

Sous Staline, l’économie a certes connu une forte croissance : construction d’usines, productions, élaboration de nouvelles technologies. Dans les années 1930, le taux de croissance du PIB par habitant était d’environ 3,7% par an. C’est un indice correct.

Mais si l’on compare les taux de la croissance économique avant, sous et après Staline avec la croissance économique moyenne en Russie au cours des 130 dernières années, on se rend clairement compte qu’il n’y a pas eu de percée. Le « miracle économique stalinien » dont on entend souvent parler est une illusion. Si l’on prend en compte que toute économie évolue de fait avec le temps (au moins en termes de progrès technique), alors l’existence d’une croissance et d’un développement ne peuvent pas être, seuls, indicateurs d’un quelconque succès.

Il n’y a succès qu’en cas de croissance ultra-rapide, de bond par rapport à la normale. Et sur le long terme, le développement économique sous Staline ne fut pas un succès. D’autant que les réalisations économiques se sont payées au prix de la famine et des répressions.

C’est la propagande soviétique qui a favorisé la naissance d’une perception purement positive du passé soviétique. Car une fois les résultats obtenus, la politique pour y parvenir est jugée juste – et on en oublie le prix.

Andreï Markevitch, historien et économiste

« Sans toi, Dedouchka, on boirait de la bavarskoïe »

Loin de moi l’idée de faire l’éloge de Staline. Mais il faut reconnaître qu’il fut l’homme qui permit d’éviter l’anéantissement de la civilisation russe. À un prix certes démesuré : avec effusion de sang et monstrueuses erreurs. Mais ce n’est pas à cause des mares de sang qu’il est profondément haï.

Les libéraux détestent Staline parce qu’il a monté l’Union soviétique contre l’Occident, et assuré la survie de l’Union. Mais aussi parce que sa fureur, sa terreur, ses massacres avaient pour cible les représentants du projet libéralo-occidental. Interrogez-les sur Octobre 1993 – vous verrez qu’il y a sang et sang, terreur et terreur, qu’il est finalement permis de mentir, de voler et de tuer au nom de la « démocratie ».

La quintessence des griefs contre Staline rejoint ce que disaient les vétérans à la fin des années 1980 : « Sans toi, Grand-père, on boirait de la bavaroise ». Aujourd’hui, nous en buvons, de cette bière de Bavière !

La seule fois où Staline est entré dans une colère noire sur autre chose que la lutte politique, c’était à propos de Dostoïevski : « C’est un génie, certes. Mais je suis prêt à le mettre en morceaux. » Parce que Dostoïevski avait, avant Gaïdar et Tchoubaïs, mis à jour l’essence du libéralisme et sa haine pour la Russie. Sans oublier que Dostoïevski incarnait le désir de justice dans l’art. Alors que Staline personnifiait le désir de justice en politique. Il n’y a rien de plus cruel dans la nature que le désir de justice. Mais il est aussi absolument indispensable.

Mikhaïl Delyaguine, économiste, publiciste et homme politique

« Staline avait une marge de manœuvre extrêmement limitée »

Je suis pour que l’on rende à Volgograd son ancien nom de « Stalingrad ». Simplement parce je suis persuadé que Joseph Vissarionovitch Djougatchvili n’est pas responsable de tous les crimes dont on l’accuse.

Staline avait une marge de manœuvre extrêmement limitée. Conseiller politique de profession, j’ai été confronté à de multiples situations m’ayant fait comprendre à quel point le champ d’action des dirigeants est restreint, particulièrement quand leurs initiatives ne sont pas du goût de leurs subordonnés.

À mon sens, on se trompe par habitude. Concernant Staline, il n’est pas question d’idées, ou de popularité. Il était simplement impossible, au moment de la déstalinisation, de mener une politique autre que celle de Staline.

Je crois donc qu’on n’oubliera pas Staline tant que ne seront pas venus des dirigeants capables de régner mieux que lui. Et ces derniers, alors, n’auront précisément plus de raison de blâmer Staline, de le calomnier, d’en faire le pire des hommes.

Anatoliï Vassermane, journaliste, conseiller politique, érudit

« Staline était un père : sévère mais juste »

Sous Staline, les gens aimaient passionnément leur chef, même si chaque famille avait aussi ses raisons de le maudire. L’image de Staline répondait à une demande populaire de leader patriarcal. Et lui se comportait ainsi, en père des peuples : sévère mais juste.

La terreur a amorcé des mécanismes psychologiques de défense. Les gens ont développé un instinct de survie. Ils éprouvaient pour leur dirigeant un amour sincère et étaient à l’affût des traîtres, qu’ils dénonçaient pour être épargnés, eux et leurs familles. Ils n’avaient pas conscience du massacre.

La période a vu naître un puissant syndrome de l’autorité absolue, qui voulait que les gens s’inclinent et se soumettent. On avait peur, partout, tout le temps. Cela engendrait, d’un côté, des sentiments d’infériorité et d’impuissance et, de l’autre, une volonté de dénoncer les plus faibles, de rechercher sans cesse les traîtres. Ce syndrome, en outre, excitait l’agressivité : quand la peur te paralyse, tu ne peux pas la garder à l’intérieur, tu dois la déverser d’une manière ou d’une autre.

Pour les anciens, Staline incarnait – et incarne toujours – les grandeurs de la Russie et la victoire dans la Seconde Guerre mondiale. Si l’image de Napoléon a été fabriquée par son entourage, celle de Staline émane des évènements historiques.

Valeriya Kassamara, politologue

Source : Propos traduits par Léa Tonnaire, Rusina Shikhatova, Mélanie Moxhet
Rusina Shikhatova
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