Constantinople ne devrait pas intervenir dans le guêpier Abkhaze

Vladimir GOLOVANOW

Vladimir GOLOVANOW

Nous avons déjà eu l'occasion de parler de la situation ecclésiale en Abkhazie (1).

En très bref rappelons que les relations entre Géorgiens et Abkhazes sont une longue suite de querelles et de réconciliations: après la conquête par le roi géorgien Vaghtang ( Ve siécle), l'Abkhazie fut plus ou moins autonome sous des princes géorgiens malgré la conquête du littoral par les Turcs au XVe. Elle rejoignit l'empire russe en même temps que la Géorgie à la fin du XIXe (prés de la moitié des Abkhazes, convertis à l'Islam, émigrèrent alors en Turquie avec les Tcherkesses et les Tchétchènes) et, après les soubresauts révolutionnaires, fut intégrée à la République Socialiste de Géorgie en 1921. A la dislocation de l'URSS, l'Abkhazie refusa d'être intégrée à la Géorgie et, après une guerre sanglante en 1992-93 (plus de 15 000 morts, 250 000 réfugiés en Géorgie, soit prés de la population qui était alors à majorité géorgienne) l'Abkhazie proclama son indépendance (1994) qui n'a d'abord été reconnue que par la Russie, après la guerre russo-géorgienne de 2008, et maintenant par 5 autres pays dont le Venezuela (mais aucun autre pays de l'ex-URSS).

La population actuelle de l'Abkhazie (2) s'élève à 240 000 personnes (525 000 en 1989) dont 51% d'Abkhazes (18% en 1989), 19% de Géorgiens (46% en 1989) 17% d'Arméniens (15% en 1989), 9% de Russes (14% en 1989) etc. 60 % des citoyens d'Abkhazie se déclarent chrétiens, 16 % musulmans sunnites, 8 % sont indécis et 16 % indifférents ou athées.(3)

La situation ecclésiale n'est pas simple (4).

Le christianisme en Abkhazie date au moins du IVe siècle, puisque ses évêques, qui dépendaient du Saint trône de Constantinople, participèrent aux premiers conciles. Au VIIIe siècle l'éparchie passa sous l'autorité du Catholicos de Géorgie, puis de Moscou à la fin du XIXe comme diocèse de Soukhoumi. Elle resta dans cette situation même après la proclamation unilatérale de l'autocéphalie par l'Eglise de Géorgie (1917), par décision du saint Concile de l'Eglise russe de 1917-18, avant de revenir à l'Eglise de Géorgie quand son autocéphalie fut reconnue par Moscou (1943; il est intéressent de remarquer que Mgr Elie, l'actuel Catholicos de Géorgie, fut le titulaire du siège épiscopal de 1967 à son élection au patriarcat en 1977)(3).

Cette situation perdura jusqu'à la guerre civile de 1992-93: l'évêque et la plus grande partie du clergé, Georgiens d'origine, quittèrent l'Abkhazie sans pouvoir revenir et les 4 clercs restant s'organisèrent pour faire vivre le diocèse avec le soutien pastoral de l'évêque de Maïkop du patriarcat de Moscou: le patriarche Alexis II avait béni cette situation provisoire. Le diocèse compte maintenant quinze paroisses, 2 monastères (5) et une douzaine de clercs formés et ordonnés en Russie; il est dirigé par un conseil épiscopal présidé par l'archiprêtre Visarion (6). L'Eglise russe a affirmé à plusieurs reprises qu'elle considère l'Abkhazie comme faisant partie du patriarcat de Géorgie: "Nous faisons le maximum d'efforts dans le cadre de notre dialogue bilatéral avec l'Église de Géorgie pour trouver une solution à la situation crée" a déclaré Mgr Hilarion de Volokolamsk sur ce sujet (ibidem 1).

Le schisme s'est déclaré le 15 mai dernier quand une "assemblée populaire ecclésiastique" de 1500 personnes s'est réunie au fameux monastère du Nouvel Athos sous la direction de trois clercs, les prêtres Andreï Ampar (ancien supérieur du monastère) et Dorofeï Dbar et le diacre David Sarsanian, pour proclamer l'autocéphalie de la «Sainte Métropole d'Abkhazie» avec le père Dorofeï à sa tête (7). Les deux premiers ont été interdits par le patriarcat de Moscou, qui les avait ordonnés et détachés en Abkhazie, alors que le sort du diacre David dépend de l'Eglise de Géorgie. Début janvier, le père Dorofeï s'est rendu à Constantinople pour demander l’appui et la reconnaissance du Patriarche Œcuménique mais l’Église russe considère que ces tentatives ne mèneront pas au résultat escompté, comme le précise dans un entretien l’archiprêtre Nicolas Balachov, vice-président du département des relations extérieures du patriarcat de Moscou (8):


"Constantinople a été informé dés août dernier de la situation crée en Abkhazie par la pseudo "Assemblée populaire ecclésiastique" du 15 mai par une lettre officielle de Mgr Hilarion de Volokolamsk, président du Département des relations ecclésiastiques extérieures du patriarcat de Moscou. Les décisions prises sont anticanoniques et, de fait, créent un schisme. Cette initiative a été fomentée par trois moines relativement jeunes, le reste du clergé ne les ayant pas suivi et ayant condamné leur action schismatique, comme d'ailleurs la grande majorité des fidèles. (…) Les émissaires Abkhazes ont déclaré que le saint Synode de Constantinople allait se saisir de la question Abkhaze. Mais s'il est clair que, si le Synode de chaque Eglise locale peut s'intéresser à la situation dans d'autres Eglises locales, il lui est par contre impossible de prendre sur cela aucune décision qui aurait une quelconque valeur canonique, ni changer en aucune façon le statut des clercs d'une autre Eglise locale. (…)

Ce principe a fort justement été confirmé lors de la synaxe des Primats des Eglises de Constantinople, Alexandrie, Jérusalem et Chypre, avec aussi le représentant de l'Eglise d'Antioche, qui a eu lieu a Istanbul à l'initiative du patriarche Bartholomé en septembre 2011 (9); dans le communiqué final commun ils soulignent "la nécessité pour chaque Eglise orthodoxe de respecter les frontières géographiques de chaque juridiction qui ont été établies par les saints canons et les décisions fondatrices." C'est pour cela qu'il nous semble que nos frères se trompent en attendant d'Istanbul des décisions concernant l'avenir de l'Eglise orthodoxe en Abkhazie; ils prennent en fait leurs désirs pour des réalités"

Notes:

1 et ICI
- 2 et ICI
- 3
- 4
- 5 et ICI
- 6
- 7
- 8
- 9 . Traduction V.G





Commentaires (5)
1. vladimir le 14/01/2012 18:43
14/01/2012 18h30

http://geronti.livejournal.com/56705.html, qui se réfère à www.interpressnews.ge/r dont l'accès apparait bloqué, donne la traduction en russe d'un communiqué de l'Eglise de Géorgie. Ce communiqué précise que, d'après les informations données par le secrétaire du patriarche Bartholomé, les trois clercs abkhazes ont été reçu par le patriarche "comme tout orthodoxe qui demande à être reçu… Cette audience ne peut donc en aucun cas être considérée comme visite ou rencontre officielle". Il a aussi déclaré que "Le synode de Constantinople avait clairement déclaré que l'Abkhazie fait partie intégrante du territoire de la Géorgie et l'Eglise d'Abkhazie se trouve sous la juridiction de l'Eglise de Géorgie. Par conséquent, la question de l'Eglise d'Abkhazie entre dans les prérogative du Catholicos-patriarche de toute la Géorgie"
(traduction VG)

2. Romfea- Orthodoxie.com Parlons d'orthodoxie le 18/01/2012 08:26
"Déclaration du chancelier du Patriarcat œcuménique au sujet de l’Abkhazie"

La rencontre du patriarche œcuménique Bartholomée qui a eu lieu avec la délégation de la prétendue « Métropole d’Abkhazie » était informelle et non officielle, selon un représentant du Patriarcat de Constantinople. Le Patriarcat de Géorgie, dans un communiqué, mentionne que le chancelier du Saint-Synode du Patriarcat œcuménique, l’archimandrite Bartholomée Samaras, a déclaré que «l’occasion, pour les représentants de l’Abkhazie, de rencontrer le patriarche est intervenue après un grand nombre de demandes [de ceux-ci] ».

Il convient d’ajouter que le chancelier du Patriarcat a démenti catégoriquement que la délégation susmentionnée soit venu au Phanar sur l’invitation du patriarche Bartholomée. Enfin, il mentionna que le Saint-Synode du Patriarcat oecuménique a précisé clairement que l’Abkhazie constitue une partie indissociable de la Géorgie et se trouve sous la juridiction du Patriarcat de Géorgie.
3. Abkahazie - VG le 19/02/2012 11:21
Ecumenical Patriarchate recognized Abkhazia canonical territory of Georgian Apostolic Orthodox Church
15/02/2012 12:56

Ecumenical Patriarchate and Constantinople Patriarch Bartholomew support the territorial integrity of Georgia and recognize Abkhazia as canonical territory of the Georgian Apostolic Orthodox Church. Journalists were told about this in the Patriarchate of Georgia after the visit of the delegation of the Ecumenical Patriarchate in Tbilisi.

This position was voiced by the delegation at a meeting with the Catholicos-Patriarch of All Georgia Ilia II who also has the rank of Metropolitan of Bichvinta (Pitsunda) and Tskhum-Abkhazia. The meeting was held on the evening of February 14th. Today, the delegation returned to Istanbul.

Earlier, Patriarch Bartholomew received a delegation of the so-called "Holy Metropolia of Abkhazia" (one of the two conflicting groups of Abkhazian dissenters) and after that Sukhumi started to make claims about future recognition of "independent Abkhazian Church" by the Ecumenical Patriarchate.
4. Vladimir le 01/04/2013 13:54
Le 28 mars 2013, à Sotchi, avait lieu une rencontre à laquelle participaient le président de la République d’Abkhazie A. Ankvab, le métropolite Hilarion de Volokolamsk, président du Département des relations ecclésiastiques extérieures du Patriarcat de Moscou, le métropolite Seraphim de Borjomi et de Bakouriani (Église orthodoxe de Géorgie), l’archiprêtre Nicolas Balachov, vice-président du DREE, O. Damenia, directeur du Centre d’études stratégiques du Président d’Abkhazie, S. Djindjolia, directeur de la filiale abkhazienne de la Fondation « Institut d’études eurasiennes ».

Les participants ont échangé leurs avis sur l’état actuel et les perspectives de développement de l’Orthodoxie en Abkhazie. Chacun a fait part de sa vision des problèmes existants et des moyens de les résoudre.

Pendant la discussion, le Président A. Ankvab a souligné que les liens spirituels du clergé abkhazien et du peuple orthodoxe d’Abkhazie avec l’Église orthodoxe géorgienne étaient depuis longtemps rompus et ne pouvaient être restaurés.

De son côté, le métropolite Hilarion de Volokolamsk s’est dit convaincu que la solution des problèmes ne pouvait être trouvée qu’en plein accord avec les canons ecclésiastiques.

Le métropolite Séraphim a souligné l’importance de l’action pacificatrice de l’Église pour fortifier l’amitié entre les peuples.

Les membres de la rencontre ont parlé de la nécessité de consultations ultérieures et de rencontres sur cette thématique suivant différents formats.
5. Vladimir G: rapprochement orthodoxe sur la question abkhaze Thomas CIBOU le 17/11/2017 09:19
Le rapprochement orthodoxe sur la question abkhaze

Thomas CIBOULET

Après une récente rencontre entre les Patriarches des Églises orthodoxes de Géorgie et de Russie, une déclaration inattendue a été émise : les deux parties sont d’accord pour trouver une solution sur le « schisme » de l’Église d’Abkhazie (entité située en Géorgie, dont le statut est disputé). Un rapprochement qui pourrait relancer la question de la province auto-proclamée indépendante.
Religion, identité et schismes en ex-URSS

L’Église orthodoxe a eu un rôle important dans la structuration des identités, de par sa décentralisation. Si Constantinople a une prééminence théorique, d’autres Patriarcats régionaux existent et les décisions se font de manière collégiale. La Géorgie est l’un des premiers pays à adopter le christianisme comme religion d’État avec l’Arménie et l’Éthiopie, et elle est la seule des trois à rester chalcédonienne (c’est-à-dire acceptant la définition donnée au concile de Chalcédoine en 451), donc proche de Byzance, mais avec une certaine indépendance. Cette église est l’une des fiertés du peuple géorgien, qui a très mal vécu sa relégation en tant qu’Église autonome de l’Église orthodoxe russe lors de l’annexion du Royaume par Moscou. Au 19ème siècle, les peuples orthodoxes qui cherchent à s’émanciper de l’Empire ottoman mais aussi du Patriarcat – hellénophone – de Constantinople, adoptent leurs propres Églises nationales (bulgare, serbe, roumaine…). Par la suite, ce sont les peuples d’ex-URSS devenus indépendants qui cherchent à s’émanciper. L’Ukraine tente ainsi d’avoir une Église indépendante de l’Église russe. La religion devient alors un facteur d’identité nationale.

C’est une situation similaire qui se déroule avec les Abkhazes. Peuple caucasien de la mer Noire, ceux-ci ont toujours vécu dans une relative autonomie, y compris lorsqu’ils sont sous la souveraineté de Tbilissi. Divisés entre orthodoxes et musulmans sous l’Empire ottoman, ces derniers fuient la région avec l’annexion puis la terrible répression russe au XIXème siècle. Sous l’URSS, les Abkhazes se voient créer une province autonome au sein de la RSS de Géorgie, où ils sont toutefois minoritaires. À l’indépendance de cette dernière, l’Abkhazie proclame son indépendance, débouchant sur l’un des multiples conflits de la guerre civile géorgienne. Si le conflit se calme en apparence, il est relancé en 2008. L’indépendance de l’Abkhazie est alors reconnue par la Russie, qui déploie des troupes dans cette région. En 2009, dans un réflexe identitaire prévisible, l’Église orthodoxe d’Abkhazie se déclare indépendante de l’Église orthodoxe géorgienne. En 2011, un schisme éclate au sein de l’Église d’Abkhazie, entre ceux qui veulent se rapprocher de l’Église russe et ceux qui veulent rester autonome.
L’Abkhazie dans la géopolitique orthodoxe

La déclaration conjointe des Églises russe et géorgienne afin de trouver une solution à ce schisme interne est perçue par certains observateurs comme un moyen pour Moscou de développer plus encore son influence. Bien que l’indépendance abkhaze ait été reconnue par la Russie, la petite région de la mer Noire ressemble plus à un protectorat russe qu’à un véritable État. En s’impliquant dans les affaires de l’Église abkhaze, le Patriarcat russe y développe son influence. De l’autre côté, si l’Église géorgienne participe à cette résolution, cela va être mal perçu par les Abkhazes qui ne veulent surtout pas d’une « ingérence » de l’ancienne puissance tutélaire. Cette déclaration commune semble donc surtout à l’avantage de la Russie.

Cependant, si peu de résultats sont à attendre de cette médiation inter-orthodoxe, on peut y voir une main tendue entre les deux pays qui ne se parlent plus. Moscou reconnaît également l’importance de la Géorgie dans cette question, malgré la reconnaissance d’indépendance abkhaze par la Russie. Est-ce une façon pour le Kremlin de se rapprocher de la Géorgie ? Un moyen d’obtenir le soutien de l’Église géorgienne dans la question de l’indépendance de l’Église orthodoxe ukrainienne ? Le Patriarcat de Moscou ne reconnaît pas cette dernière, mais Constantinople y est favorable, il faut donc se trouver des alliés.

Néanmoins, il ne faut pas imaginer un changement radical sur la question abkhaze. La population, bien qu’à 60% chrétienne, a des minorités musulmanes, païennes ou athées. Les chrétiens sont eux-mêmes divisés entre Abkhazes, Géorgiens, Arméniens et Russes, qui ont chacun des Églises différentes. Au-delà des querelles confessionnelles, c’est bien de conflit politique qu’il s’agit en Abkhazie. Toutefois, ce rapprochement orthodoxe russo-géorgien relance la question abkhaze et reste intéressant pour comprendre l’évolution future de ce conflit gelé.
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