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Père Igor Prekup: 'L'Eglise orthodoxe d'Estonie, une invitée dans ses propres lieux de prière?'



Cet article de l'archiprêtre Igor Prekup, recteur de la paroisse Saint-Nicolas à Kopli (Estonie), a été traduit en français par Nikita Krivochéine.

Le 90e anniversaire de la création du vicariat de Revel (ancien nom de Tallinn) a été solennellement commémoré fin 2007 à Tallin. La tradition orthodoxe en Estonie s’était alors, pour la première fois, vu conférer son statut canonique d’Église locale avec un évêque à sa tête. Pendant tout un millénaire qui précédait cet événement l’orthodoxie en terre estonienne s’était développée au sein de l’Église orthodoxe russe.

En 1030 le prince Iaroslav le Sage fonde la ville de Youriev (actuellement Tartu). Cette cité comptait de nombreuses églises orthodoxes. Le catholicisme, répandu par les franciscains, s’implantait simultanément dans ces terres. Au XIII siècle la tradition orthodoxe a été évincée de force par les Croisés. Les orthodoxes se sont maintenus à Tartu jusqu’en 1472. Le prêtre Isidore et soixante douze de ses paroissiens connurent à cette époque le martyr. Au XVI siècle, lors de la guerre de Livonie, une chaire épiscopale a été créée à Tartu. Le prêtre Jean Chestnik (Jonas après la tonsure monastique) réussit à fuir à Pskov, il y fonda le monastère des Petchory. Cornélius, higoumène de ce monastère, prêchait l’orthodoxie non seulement aux Estoniens de la région, il alla jusqu’à la ville de Narva, fonda des paroisses à Neuhausen.

La renaissance de l’orthodoxie en sol estonien date non du XVIII siècle, comme on aurait pu s’y attendre à la suite de la signature du traité de Nystad, mais du milieu du XIX siècle. De nombreux Estoniens, Lettons, Suédois se firent alors baptiser orthodoxes. D’ailleurs, ce phénomène allait à l’encontre de la volonté de l’empereur et du Saint-Synode. L’Église locale d’Estonie commence alors son existence canonique : fondation de la chaire de Riga (vicariat en 1836, diocèse en 1850). Fin 1917 le vicariat de Revel est fondé au sein du diocèse de Riga. Le futur martyr Platon (Kulbuch) est nommé à la tête de ce vicariat et, à titre provisoire, du diocèse de Riga. Le 31 décembre 1917, Mgr Platon a été ordonné évêque dans la cathédrale Saint-Nicolas à Tallinn. L’ordination fut célébrée par le métropolite Benjamin de Petrograd et l’archevêque Arsène de Louga. Grâce aux efforts et à l’amour plein d’abnégation du saint martyr Platon, la vie ecclésiale prospérait en Estonie, cela malgré des conditions plus que défavorables. Le premier prélat de l’Église d’Estonie n’est resté en chaire que très peu de temps. Avant d’abandonner au début de 1919 la ville de Tartu, les commissaires rouges ont fusillé Mgr Platon. Platon (Kulbuch) a été canonisé en 2000 par le concile épiscopal de l’Église orthodoxe russe.

En 1920 le saint patriarche Tikhon de Moscou et de toute la Russie confère l’autonomie à l’Église orthodoxe d’Estonie qui venait de se constituer. Le hiéromoine Alexandre (Paulus) en fut élu évêque. Fin 1920, il est ordonné archevêque de Revel par l’archevêque Eusèbe de Pskov et l’évêque Séraphin de Finlande.

Le jeune État estonien souhaitait que sa propre indépendance s’accompagne de l’indépendance des entités ecclésiales existant sur son territoire. Les autorités estoniennes exerçaient dans ce sens des pressions sur l’Eglise orthodoxe d’Estonie. Les persécutions athées, le désordre à l’intérieur de l’Église en URSS incitèrent Mgr Alexandre (Paulus) à solliciter en 1923 l’autocéphalie de l’Église d’Estonie auprès du patriarche Mélèce de Constantinople. Celui-ci se limita à conférer à « la métropole orthodoxe d’Estonie » le statut d’autonomie sous l’omophore du patriarcat de Constantinople. Il justifiait dans un Tomos cette décision anticanonique (acceptation d’une entité ecclésiale sans lettre dimissoriale de l’Église mère) par les circonstances exceptionnelles qui empêchaient provisoirement les contacts de l’Église d’Estonie avec le patriarcat de Moscou. Le seul résultat de ce tomos du patriarche Mélèce fut de contribuer à l’éloignement des fidèles estoniens par rapport à l’Église mère. Les autres dispositions de cet acte n’ont jamais été observées dans le pays. La « métropole orthodoxe d’Estonie » qui se nommait officiellement « Église apostolique orthodoxe d’Estonie » ou « EAOE » n’était pas divisée en trois diocèses, comme le prescrivait le Tomos, mais en deux, celui de Tallinn et celui de Narva. Cette division ne s’inspirait pas du principe territorial mais de critères ethniques : le diocèse de Tallin était pour l’essentiel constitué de paroisses estoniennes et mixtes (présence de Russes), il comprenait également le monastère de Puhtica qui relevait directement du métropolite ; le diocèse de Narva, lui, comportait des paroisses essentiellement russes. Bien qu’ayant accepté l’orthodoxie estonienne dans sa juridiction, le patriarcat de Constantinople n’entreprit rigoureusement rien pour renforcer cette entité ecclésiale. De 1923 à 1941 aucun évêque de ce patriarcat ne s’est rendu en Estonie.

Lorsqu’en 1940 l’Estonie fut annexée par l’URSS, le métropolite Alexandre (Paulus) entreprit, après avoir consulté son clergé, une tentative de réunion avec l’Église orthodoxe russe. Il espérait que les évènements de 1923 seraient perçus comme n’ayant aucune portée canonique. Mgr Alexandre estimait que l’unité avec l’Église mère avait été maintenue. Or, le métropolite Serge (Starogorodsky) alors à la tête de l’Église russe déclara fermement qu’au regard de la Sainte Tradition, ces évènements devaient être considérés comme un schisme et, par conséquent, que la repentance s’imposait. Le métropolite Alexandre fut prévenu de l’impossibilité de maintenir le statut d’autonomie conféré par le patriarche Tikhon alors que l’Estonie était indépendante. Ces conditions furent à nouveau débattues et, le métropolite Alexandre ayant à nouveau sollicité le métropolite Serge de « pardonner avec amour le péché de l’éloignement » l’Église estonienne se réunit avec le patriarcat de Moscou en 1941.

Après le début de la guerre avec l’Allemagne, le métropolite Alexandre enfreignit à nouveau ses engagements et rompit les relations avec le patriarcat de Moscou. Après de longues tentatives de le dissuader, l’assemblée des évêques de l’exarchat des Pays baltes le suspendit a divinis et le démit de ses fonctions. Cela ne l’empêcha pas, grâce au soutien des autorités allemandes, de maintenir son autorité sur les paroisses estoniennes et mixtes du diocèse de Tallinn.

En 1944 le métropolite Alexandre, accompagné de vingt-deux clercs, quitta l’Estonie. Il décéda à Stockholm en 1953 sans avoir adressé ne fût-ce qu’une seule missive aux orthodoxes restés dans le pays. Cela montre que le métropolite ne se considérait que comme le pasteur de ceux qui avaient quitté le territoire de l’Église qui se trouvait naguère dans sa juridiction.

Le patriarche Dimitri de Constantinople adressa le 3 mai 1978 au métropolite Paul de Scandinavie une lettre dans laquelle il reconnaissait que le Tomos du patriarche Mélèce n’était plus en vigueur car « des relations canoniques normales avec la Sainte Église orthodoxe russe dont l’Église orthodoxe d’Estonie était jadis une partie constituante devenaient à nouveau possibles ». Cette lettre mettait fin à une situation canonique compliquée. Seules les paroisses estoniennes en Scandinavie étaient laissées sous l’omophore du métropolite Paul. Le « synode de l’EAOE » constitué en 1948 à Stockholm était le centre de coordination de la diaspora estonienne orthodoxe.

Entre-temps, l’Estonie « construisait la société communiste » : cela signifiait, entre autre, une lutte acharnée contre la religion. L’Église estonienne dut modifier ses statuts, sa dénomination, ses structures, s’adapter aux circonstances. Mais elle restait fidèle à sa mission malgré les persécutions athées. Le patriarche Alexis de Moscou et de la Russie fut l’un de ceux qui, à l’époque soviétique, ont su sauver l’Église estonienne de la disparition. En effet, il a été pendant vingt-neuf ans, de 1961 à 1990, à la tête du diocèse de Tallinn, c'est-à-dire bien plus longtemps que tous les autres primats d’Estonie. Le futur patriarche a réussi, dans des conditions extrêmes, à sauver de leur fermeture la cathédrale Saint-Nicolas à Tallinn, le monastère de la Dormition à Puhtica, ainsi que de nombreuses autres églises.

En 1991 l’Estonie obtint à nouveau son indépendance. La chute des bolcheviks ne mit cependant pas fin aux dissensions au sein de l’Église d’Estonie. L’Église orthodoxe d’Estonie fut en 1991 officiellement enregistrée par l’État. En juillet 1992, le tribunal de Tallinn décida que l’Église devait être assujettie « à la réforme de la propriété », c’est ainsi que l’on désignait la restitution des biens à leurs anciens propriétaires. En août 1992, le Synode de l’Eglise orthodoxe russe présidé par le patriarche Alexis conféra à l’Église orthodoxe d’Estonie « l’autonomie ecclésiale et administrative, économique, d’éducation, ainsi que dans ses relations avec les autorités laïques ». Ainsi, l’autonomie conférée à l’Église d’Estonie par le patriarche Tikhon en 1920 était rétablie.

Cependant un groupe peu nombreux de clercs et de laïcs opta pour une autre solution. Ils déclarèrent que le diocèse de Tallinn n’était à leurs yeux qu’une formation fantoche manipulée par l’Eglise orthodoxe russe et faisant obstruction à l’existence légitime de l’EAOE dont les activités se sont perpétuées à l’étranger et que l’on pourrait, par analogie, comparer à un « gouvernement en exil », avec à sa tête le synode de Stockholm. Le rétablissement de l’autonomie était possible, selon ce groupe, à condition de rompre avec le patriarcat de Moscou.

Le patriarche Alexis II a solennellement remis le 29 avril 1993 à l’Église d’Estonie, réunie en concile local le Tomos réinstaurant son autonomie. Ainsi, l’indépendance de cette Église était définitivement établie. Le ministère de l’intérieur estonien avait été préalablement informé de cette décision. Il lui avait été annoncé que le statut de l’EAOE datant de 1935 était en cours de révision et que la nouvelle rédaction de ce texte, mise en conformité avec la situation actuelle serait sous peu soumise aux autorités pour enregistrement. Cependant, et ceci pour des considérations de nature politique, le ministère a, en août de la même anné,e enregistré sous « sa dénomination historique » l’Eglise apostolique orthodoxe d’Estonie, entité ecclésiale constituée de plusieurs paroisses représentés par le « synode de Stockholm ».

Les fonctionnaires estoniens reconnurent en cette petite fraction le légitime successeur de l’ensemble de l’orthodoxie estonienne d’avant guerre. Cette décision entraîna de nombreuses conséquences juridiques et patrimoniales. C’est à cause de cette décision que notre Église se trouva pendant neuf ans dans une situation d’illégitimité. En 2002 l’Église orthodoxe d’Estonie (patriarcat de Moscou) fut enfin, à la suite de longues et difficiles négociations, reconnue par l’État estonien. Il a fallu au cours des pourparlers rappeler à plusieurs reprises que les droits de la deuxième communauté religieuse du pays (après l’Église évangélique luthérienne d’Estonie) étaient bafoués. Des pressions très fortes étaient exercées sur les paroisses ne reconnaissant pas le « synode de Stockholm ». Ces paroisses étaient menacées d’être expulsées des bâtiments qu’elles occupaient. Une campagne de diffamation fut lancée afin de présenter l’Église orthodoxe russe martyre comme une « église d’occupation ». Alors que ceux qui, en fuyant le pays, avaient évité les persécutions se voyaient attribuer la couronne des martyrs. Les confesseurs qui avaient sauvegardé la foi, qui avaient réussi à protéger les églises, cela dans la mesure du possible à une époque de persécutions athées, étaient traînés dans la boue en tant que « collaborateurs ». Les gazettes publiaient des caricatures méprisables et exigeaient que le métropolite Cornélius, primat de l’Église orthodoxe d’Estonie, soit traduit en justice. On faisait mine d’oublier que Mgr Cornélius (Jacobs) ne connaissait que trop bien le banc des accusés car il avait été arrêté par le KGB et condamné à la déportation dans les camps précisément pour ses activités pastorales.

Couronnement de tout cela : demandes réitérées de M. Laar, premier ministre, puis du président de l’Estonie Lennart Meri au patriarche de Constantinople d’accepter l’EAOE dans sa juridiction. Cette conjecture a provoqué un conflit inter ecclésial dont les conséquences dépassaient de beaucoup les frontières de l’Estonie, il s’agissait d’une véritable menace à l’unité de la famille orthodoxe dans le monde. Le 20 février 1996, le patriarche Bartholomé de Constantinople acceptait sous son omophore les clercs et les laïcs de l’EAOE et proclamait la formation de sa propre juridiction en Estonie. Cette décision entraîna la rupture de la communion eucharistique entre le patriarcat de Moscou et celui de Constantinople, communion rétablie la même année à la suite de négociations conduites à Zurich.

Le patriarcat de Moscou fit des concessions d’envergure, cela uniquement afin de prévenir un schisme au sein de l’orthodoxie. Moscou acceptait une division juridique et patrimoniale de l’orthodoxie estonienne à pied d’égalité. Cela supposait le libre choix des paroisses concernées et la levée des interdictions ayant frappé les clercs qui avaient enfreint leur serment ainsi que des offices alternés dans les paroisses en litige. Le patriarcat de Constantinople ne suivit aucune de ces dispositions alors que l’Église russe s’y conforma de suite. Cependant, les négociations se poursuivirent.

En février 2001 à Berlin les délégations des deux patriarcats signèrent un projet d’accord. Ce texte stipulait la normalisation des relations entre les deux entités ecclésiales, une solution au problème des bâtiments cultuels, ceci dans l’esprit des rencontres de Zurich. Quelques jours plus tard le Saint-Synode l’Eglise orthodoxe russe ratifiait cet accord. Mais peu après le représentant du patriarcat de Constantinople en Estonie déclarait que l’Église orthodoxe russe avait une interprétation erronée des accords de Zurich et qu’il ne saurait en aucun cas s’agir d’une quelconque égalité…

Les responsables de la juridiction de Constantinople en Estonie ne contribuent jusqu’à présent en rien à la mise en œuvre du principe d’égalité établi par les accords : la majorité de nos paroisses restent locataires des églises qui leur appartiennent de droit. Constantinople fait de son mieux afin de discréditer l’Église orthodoxe estonienne reconnue par le patriarcat de Moscou. On explique nos initiatives en vue de rétablir nos droits patrimoniaux légitimes par notre soit disant cupidité. Or, nous nous sommes complètement abstenus de revendiquer les bâtiments ayant naguère appartenu à nos paroisses. Nous ne demandons que la restitution de nos droits de propriété sur les églises afin de pouvoir y officier sans crainte. Constantinople a nommé le métropolite Stéphane, un Grec venu de France, pour occuper la chaire de Tallinn. Or cette chaire est légitimement celle de Mgr Cornélius (Jakobs), lui-même Estonien d’origine. Mgr Stéphane ignore tout de la langue estonienne, à la différence de Mgr Cornélius et du patriarche Alexis II qui la maîtrisent parfaitement tous les deux.

Lors de l’adhésion de l’EAOE au Conseil des Églises d’Estonie, le métropolite Stéphane avait promis de ne pas élever d’objection au retour de l’Eglise orthodoxe d’Estonie (patriarcat de Moscou) dans cet organisme : bien que nous soyons membre fondateur de cette structure nous ne pouvions en faire partie car nous ne disposions pas de l’enregistrement officiel par les autorités. Dès que ce dossier put être ouvert à nouveau, Mgr Stéphane eut un trou de mémoire : que dire de l’article qu’il fit paraître dans le journal grec « Vima » en 2006 ? Il y affirmait que le patriarche Alexis II serait « un partisan du système sioniste et un persécuteur de l’orthodoxie » !

En 2002, le ministère de l’intérieur estonien procéda à l’enregistrement de notre Église sous le nom d’« Église orthodoxe d’Estonie (patriarcat de Moscou) ». Nous nous sommes vu contraints, et ceci pour que nos statuts bénéficient de l’enregistrement officiel, de renoncer à notre dénomination historique « Église apostolique orthodoxe d’Estonie ». Peu après, la République d’Estonie, l’EAOE (patriarcat de Constantinople) et l’EOE (patriarcat de Moscou) signèrent plusieurs protocoles d’intentions.

Conformément à ces documents, une solution fut trouvée au problème de nos églises qui, dans le cadre de la politique de restitution, devaient être attribuées à la juridiction de Constantinople. Les communautés de ces paroisses, ayant pourtant le choix entre les deux juridictions, refusèrent de rompre les liens canoniques qui les unissaient au patriarcat de Moscou. Actuellement l’État en accorde le bail aux communautés. Nous sommes donc, à de rares exceptions près, locataires de nos propres églises ! Les responsables de l’EAOE ont fixé des conditions inacceptables : l’État n’est pas en droit de nous transmettre la propriété de ces églises. Il convient de préciser que l’EAOE a obtenu pleine et complète propriété des églises où elle officie mais aussi les terrains et les immeubles qui appartiennent historiquement aux paroisses russes. Une partie considérable de ces biens a déjà été vendue par l’EAOE.

Nous remercions le Seigneur d’avoir contribué à notre enregistrement en 2002. Notre profonde reconnaissance à tous ceux qui y ont contribué et qui continuent à œuvrer pour que le conflit connaisse une fin, qui sont disposés à avoir recours pour cela aux moyens juridiques nécessaires. Nous espérons des gestes de bonne volonté de la part de l’EAOE avec à sa tête le métropolite Stéphane. A plusieurs reprises ce prélat a proposé un rétablissement des relations canoniques complètes avec le patriarcat de Moscou. Il lui avait été toujours répondu, y compris par le patriarche Alexis, que la mise en œuvre des engagements de Zurich, pris conjointement par les deux patriarcats, est la seule condition préalable à cette union sacramentelle.

Photo: icône de tous les saints d'Estonie

Dimanche 13 Juillet 2008