Vladimir GOLOVANOW

Le débat sur le nom et la place de l'Eglise russe est récurent. Je trouve une réponse développée dans le discours -programme du Patriarche Cyrille ouvrant la "3ème Assemblée du Monde Russe" (novembre 2009) et je trouve intéressant de mettre ce texte en parallèle avec ce qu'écrivait le père Alexandre Schmemann il y a 70 ans.
"L'Assemblée du Monde Russe" est une manifestation annuelle dont les objectifs, promouvoir la langue et la culture russes dans le monde, rappellent ceux de notre "Francophonie". Mais alors que chez nous on prend bien soin se couper de nos "racines chrétiennes" (rappelons la France organisant une majorité contre la reconnaissance de «l’héritage chrétien» dans le préambule du traité constitutionnel européen) là, au contraire, on va s'appuyer sur l'héritage orthodoxe et demander au Patriarche d'ouvrir chaque année les débats.

Dans ce discours le patriarche part du "noyau", «La Sainte Russie, c’est la Russie, l’Ukraine, la Biélorussie», selon la définition de Saint Laurent de Tchernigov (1868-1950, canonisé en 1993), puis il développe:

"Notre Église ne s’appelle pas Russe selon un critère ethnique. Ce qualificatif indique que l’Église Orthodoxe Russe exerce une mission pastorale parmi les peuples qui acceptent la tradition spirituelle et culturelle russe comme le fondement de leur identité nationale ou du moins comme une de ses composantes majeures. C’est en ce sens que nous considérons la Moldavie comme une partie de ce Monde Russe. En même temps, l’Église Russe est la communauté orthodoxe la plus multinationale du monde et elle s’efforce de développer ce caractère multinational.
Lors du dernier Concile de notre Église, on a eu le plaisir d’entendre les organisateurs et les participants parler entre eux en japonais, en allemand, en anglais, en français, en ukrainien et en moldave. En tant que chef spirituel de l’Église, j’ai eu l’occasion de visiter, en dehors des diocèses de Russie, des pays qui forment la colonne vertébrale de la Russie historique : je suis allé en Ukraine et en Biélorussie et je tiens à vous faire part brièvement ici de mes impressions sur ces visites, surtout en Ukraine. Beaucoup de personnes m’avaient mis en garde et avaient alerté l’opinion publique en annonçant que ce voyage allait engendrer des actes de provocation, des manifestations massives de forces nationalistes, des résistances de la part de certains représentants de l’autorité. Mais l’évènement a démontré une nouvelle fois que, malgré les conflits entre États et malgré les divergences politiques, nous continuons de former spirituellement, je veux le souligner encore une fois, de former spirituellement un seul et même peuple et nous demeurons majoritairement des enfants de l’Église Orthodoxe Russe.

Mes paroles ne signifient pas que l’Église Russe conteste les frontières existantes entre les États. Bien sûr, on est forcé de constater que ces frontières, à l’heure actuelle du moins, compte tenu de toutes les situations frontalières, créent des obstacles inutiles entre les peuples du Monde Russe. Il n’est pas rare de voir à la télévision des images attristantes de ce qui se passe en particulier à la frontière russo-ukrainienne et même parfois à la frontière russo-biélorusse alors que ces frontières semblent ne pas exister formellement. Je suis persuadé que ces obstacles, qui existent ou qui surgissent, affaiblissent le rôle de chacun des Etats et leur rôle au plan international. En même temps, la reconnaissance de la souveraineté peut nous aider à préserver en toute responsabilité notre propre originalité et à instaurer de nouvelles formes de notre vie communautaire selon des principes d’égalité et de respect mutuel.

La souveraineté des pays européens actuels ne les empêche pas de construire entre eux des liens très étroits en tant que membres de l’Union Européenne. Les pays formant la Russie historique ont des raisons plus profondes encore de développer des processus d’intégration : ils appartiennent à un même espace de civilisation, dans le cadre duquel se sont accumulées des valeurs, des connaissances et une expérience permettant à nos peuples d’occuper toujours une place importante dans la grande famille de l’humanité.
Comment peut-on définir cet espace commun de civilisation du Monde Russe malgré le fait qu’il n’y ait pas aujourd’hui d’institution politique commune ? Dans les fondements du Monde Russe se trouve la foi orthodoxe que nous avons reçue sur les fonds baptismaux communs de Kiev. Grâce au choix historique du Prince Saint Vladimir, nos ancêtres ont rejoint la famille des peuples chrétiens et ils ont commencé à construire une Russie unie puissante."

Le patriarche rappelle la contribution des saint "russes" au sens large: " Pour un Russe, il est impensable d’opposer comme « ukrainien » le Prince Vladimir de Kiev, égal des Apôtres, au vénéré Saint «russe» Serge de Radonège (je dis «russe» entre guillemets bien sûr), le vénéré Prince russe Alexandre Nevski à la vénérée biélorusse Ephrossinia Polotskaïa … Cela ferait tout simplement sourire et ressemblerait à une plaisanterie." insiste le patriarche.
Puis il parle directement de nous: "Pour ses fidèles qui se sont retrouvés expatriés pour différentes raisons et à différentes époques, notre Église ouvre des paroisses dans de nombreux pays du monde. Le nombre de ces paroisses continue d’augmenter et avoisine le chiffre de 600. Le développement des communautés à l’étranger est un puissant facteur pour freiner l’assimilation des Russes. La vie religieuse focalise les forces spirituelles et culturelles de nos compatriotes. Le destin historique de l’Église Russe hors frontières est l’exemple même de cette fidélité à la tradition orthodoxe russe. En ayant su préserver les valeurs spirituelles et culturelles du monde Russe loin de la Patrie, les hauts dignitaires, les prêtres et les laïcs contribuent aujourd’hui de manière précieuse à unir tous les Russes vivant à l’étranger."

Le patriarche insiste ensuite sur le rôle de l'Eglise russe dans le développement et la sauvegarde des valeurs fondamentales: "Les peuples du Monde Russe ont, au fil des siècles, construit une société sur des valeurs telles que la fidélité à Dieu, l’amour de la patrie et du prochain, la justice, la paix entre les peuples et les religions, l’aspiration au savoir, l’amour du travail, le respect des anciens. En 2000, l’Église orthodoxe russe s’est appliquée à systématiser toute cette expérience accumulée dans la construction d’une société sur la base d’une conception orthodoxe du monde, en adoptant des textes appelés « Principes ». L’année dernière, un nouveau document a vu le jour: « Principes de l’enseignement de l’Église orthodoxe russe concernant la dignité, la liberté et les droits de l’homme. » Ces deux documents sont le fruit des travaux de l’Église russe toute entière. De hauts dignitaires de l’Église, des prêtres, des laïcs, des fidèles, des scientifiques de tous les pays canoniquement rattachés au Patriarcat de Moscou ont participé à leur élaboration. Ces documents revêtent une grande importance non seulement pour l’Église russe mais encore pour l’ensemble du Monde Russe."

Et il termine sur une idée originale:" On pourrait même à ce propos introduire une notion telle que « pays du Monde Russe ». Cela signifierait que le pays se considère comme faisant partie du monde russe, si la langue y joue le rôle de moyen de communication entre les différentes nationalités, si la culture russe s’y est maintenue vivante, si se sont conservés une mémoire historique commune et des points de vue identiques sur la construction de la société. Ce que je propose ici n’a d’ailleurs rien de nouveau, ce sont les principes sur lesquels reposent des communautés comme le Communwealth britannique, l’union des pays francophones ou celle des pays lusophones et des pays latino-américains… Les rapports /entre les élites/ doivent impérativement reposer sur une éthique. Nous devons trouver un mode de relations qui exprime le respect mutuel, excluant tout paternalisme, toute tentative de jouer le rôle de « grand frère » et qui mette en valeur les intérêts nationaux de chaque pays en traduisant les efforts communs faits en vue de la construction d’une société fondée sur une tradition spirituelle et culturelle commune… J’ajouterai que sans la coordination de l’état et de la société civile, ce but ne pourra pas être atteint. " Fin de citation.

Et voici ce qu'écrivait le père Alexandre Schmemannsur ce sujet: "Pour éviter tout malentendu, ajoutons ici de la manière la plus catégorique que la dimension nationale au sein du christianisme ne constitue pas un mal en soi. Et avant tout le remplacement de l’Empire chrétien unique par une multitude de nations chrétiennes est une donnée de l’histoire dans la même mesure que la conversion de l’empereur Constantin. Dans la mesure où l’Eglise n’accorde de valeur absolue à aucune forme d’existence historique du monde dans lequel elle vit, elle peut tout aussi bien s’adapter au projet gréco-romain d’empire universel qu’aux formes politiques nationales. L’Eglise est toujours pleinement « dans ce monde » tout en n’étant pas en même temps « de ce monde », si bien que sa nature, sa vie ne dépendent pas des formes de ce monde.
Plus encore, de même que la paix conclue par l’Empire avec le christianisme après trois siècles de conflit a donné de grands et saints fruits tels que l’idéal d’un État chrétien ou d’une culture chrétienne, de même l’éducation de nations chrétiennes qui se sont mises au service de la vérité chrétienne, la consécration de leurs dons propres à Dieu, comme but et sens de leur être national, restent un titre de gloire éternel pour l’Eglise. Tel est l’idéal de la Sainte Russie et de la grande culture russe, inséparables de l’orthodoxie qui les a nourries. L’Église, qui avait béni l’Empire et son projet universel, a aussi béni et sanctifié le service national de cette même vérité." (In " Église et organisation ecclésiale". Ch.5, Paris 1949, Traduction : D.S (2007)

Je trouve particulièrement remarquable que le discours du patriarche Cyrille vienne ainsi confirmer et approfondir, 70 ans après, les affirmations du jeune père Alexandre, alors placé dans un contexte totalement différent…

Rédigé par Vladimir GOLOVANOW le 26 Février 2011 à 15:07 | 4 commentaires | Permalien


Commentaires

1.Posté par vladimir le 02/03/2011 11:21
Et, bien entendu, cette approche reste "en travers de la gorge" de notre Pensée Dominante, et le plus triste c'est qu'on en entend des échos jusque chez des défenseurs l'Orthodoxie locale...
Mais voici une intéressante analyse de Patrice de Plunket le 30.01.2009:

Citation:
Russophobie parisienne : le patriarche Cyrille déclaré "trop russe" et amalgamé aux skinheads
La discrimination est-elle admise à Paris, du moment que c'est contre les Russes ?
Sous le titre (discriminatoire) « Kirill, trop russe ? », sidérant éditorial en page 2 du Monde daté d’aujourd’hui :


2.Posté par victorov le 02/03/2011 14:48
C'est peu dire que cette approche reste "en travers de la gorge" de certains. Voici ce qu'écrivent nos "amis" d'un autre forum :

D.S. : "Un coin du 'Monde Russe' : tortures en Biélorussie"

http://www.acer-mjo.org/forum2/phpBB2/viewtopic.php?t=2172&start=0&postdays=0&postorder=asc&highlight=

3.Posté par vladimir le 06/03/2011 23:12
Le 3 mars 2011, à l’église du Christ-Sauveur (Moscou) a eu lieu une conférence solennelle commémorant le 150e anniversaire de l’abolition du servage en Russie. La conférence s’articulait autour du thème « Les grandes réformes de l’empereur Alexandre II : un exemple de modernisation réussie ».

La conférence a été précédée d’un office d’action de grâce devant les reliques de saint Philarète, métropolite de Moscou, et d’un office à la mémoire de l’empereur Alexandre II, célébrés par l’archiprêtre Mikhaïl Rizantsev, recteur de l’église du Christ-Sauveur.

La conférence était présidée par Sa Sainteté le Patriarche Cyrille de Moscou. (...)
« Nous fêtons aujourd’hui le 150e anniversaire d’un évènement essentiel de l’histoire russe, marquant le début des grandes réformes du tsar-libérateur Alexandre II, réformes qui ont ouvert une page nouvelle dans l’histoire de notre pays », a déclaré V. Nikonov, directeur-exécutif de la Fondation « Monde russe », dans son allocution introductive, soulignant le rôle de l’Église orthodoxe russe dans la mise en place de ces réformes. Le texte définitif du Manifeste d’abolition du servage avait été élaboré par saint Philarète de Moscou, a-t-il rappelé.

« Le président russe D. Medvedev préside aujourd’hui les festivités de Saint-Pétersbourg ; le Chef de l’Église orthodoxe russe et des représentants des grands lignages russes participent à cette conférence, en l’église du Christ-Sauveur, sur le territoire de laquelle se dresse un monument au Tsar-libérateur », a remarqué V. Nikonov.

Le patriarche Cyrille de Moscou et de toute la Russie s’est ensuite adressé à l’assistance.

(...)
Dans son allocution, le métropolite Hilarion a évoqué le rôle et l’importance des réformes de l’empereur Alexandre II, soulignant leur influence sur l’augmentation de la population au XIX siècle, que l’on peut qualifier de poussée démographique. « Les grandes réformes d’Alexandre II, le Tsar-libérateur ont été un jalon essentiel dans l’histoire russe, un exemple de modernisation progressive et mûrement réfléchie de toutes les sphères de l’état et de la société russes », a souligné Mgr Hilarion.

Sont également intervenus I. Petrov, directeur de l’Institut d’histoire russe de l’Académie des sciences, le prince A. Troubetskoï, et S. Gabestro, directeur-exécutif de la Fondation Saint-Séraphim-de-Sarov.

Concluant la conférence, le président du Département des relations extérieures a remarqué : « Une véritable politique de réforme, assurant au peuple succès et aisance, est impossible sans l’aide de l’Église, qui a toujours été la conscience du peuple. Toute modernisation doit s’appuyer sur la volonté populaire, dont l’Église se fait le relais. Dans les conditions actuelles, elle travaille en contact étroit avec les autres traditions religieuses du pays ». Mgr Hilarion a remarqué que le patriarche Cyrille avait déposé des fleurs au monument au Tsar-libérateur avec des représentants d’autres religions traditionnelles. Ils manifestaient ainsi leur volonté de collaborer avec l’Église orthodoxe russe au bien de notre peuple, a assuré le métropolite.

Ont pris part à la conférence aux cotés du métropolite Hilarion de Volokolamsk, président du Département des affaires religieuses du Patriarcat de Moscou, l’archevêque Marc de Berlin, d’Allemagne et de Grande-Bretagne, l’évêque Serge de Solnetchnogosk, directeur de l’Administration du Patriarcat de Moscou, l’évêque Cyrille de Pavlovo-Possad, président du Comité synodal aux relations avec les cosaques, l’archiprêtre Vsevolod Tchapline, président du Département synodal aux relations de l’Église avec la société, le prince Georges Alexandrovitch Yourevsky (Suisse), arrière-petit-fils de l’empereur Alexandre II, le duc Huno d’Oldenbourg (Allemagne), parent du prince Pierre Gueorguievitch d’Oldenbourg, cousin et collaborateur de l’empereur Alexandre II et son épouse la duchesse Félicitée d’Oldenbourg, I. Androuchkevitch, président de l’Union des corps de cadets d’Argentine;

Ainsi que le prince Dimitri Chakhovskoï, professeur à l’université de Haute-Bretagne (France), le prince Alexandre Troubetskoï, A. Grigoriev, président de l’organisation « Union des descendants des combattants russes de Gallipoli », des représentants de l’Assemblée de la noblesse russe et des milieux orthodoxes et aussi Edgars Skouya, ambassadeur de la République de Lituanie en Russie, Chafig Pchikhatchev, fondé de pouvoir du Centre de coordination des musulmans du Caucase du nord à Moscou, Sanjeï-lama, représentant de la Saṅgha bouddhiste traditionnelle de Russie ; A. Chaevitch, grand rabbin de Russie ; V. N. Istratov, vice-directeur de la fondation « Monde russe », l’archiprêtre Mikhaïl Riazantsev, recteur de l’église du Christ-Sauveur, S. Kravets, directeur du Centre historique « l’Encyclopédie orthodoxe », l’higoumène Philippe (Riabykh), vice-président du Département des relations extérieures, le prêtre Georges Rochtchine, vice-préseident du Département synodal pour les relations de l’Eglise et de la société ; le prêtre Serge Zvonarev, secrétaire du Département des relations extérieures aux affaires étrangères,.

4.Posté par Vladimir G: Seize superbes sites orthodoxes russes situés hors de Russie le 24/06/2019 09:58

5.Posté par justine le 24/06/2019 18:39
Superbe! Heureusement que les Russes ne suivent pas l'esprit seculier qu'on constate dans l'architecture ecclesiastique d'autres Orthodoxes en Occident, notamment des Grecs sui s'approchent de plus en plus des modeles protestants. Citons p. ex. l'horreur de l'Eglise St Paul a Chambesy en Suisse, ou certaines constructions modernes aux Etats-Unis.

6.Posté par Daniel le 25/06/2019 11:20
@ Justine (5)

A Chambésy, les normes d'urbanisme ont interdit un aspect extérieur orthodoxe. En revanche, l'aménagement intérieur est absolument bizarre avec une iconostase des plus étranges.

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