Higoumène Georges Leroy: Vers l'Abitibi!
Chronique d'Abitibi 7

Nous avons quitté le père Georges dans une réflexion sur une forme bien peu reconnue de l'engagement orthodoxe chronique d'Abitibi 6 et alors que, visiblement, lui et Mario Rousseau ne trouvent pas leur place dans l'Eglise de l'Emigration en France Chronique d'Abitibi 5. Mais voilà qu'au Canada cela ne se passe pas mieux et le père Georges part plus loin, nous livrant au passage une description de la nature du Quebec qui, visiblement, lui tient à cœur Je passe le calame au père Georges comme précédemment…(V.G)

Rawdon, Quebec

Regardons la carte du Québec : nous y repérons facilement la grande ville de Montréal, sur le bord du fleuve Saint-Laurent. Soixante kilomètres plus au Nord, nous apercevons le village de Rawdon, non loin de la ville de Joliette. En fait, Rawdon est plus qu'un village : c’est déjà une petite agglomération. Au centre de celle-ci, l’Hôtel de Ville est couronné d'une série de drapeaux qui flottent au vent, et qui reflètent la diversité de provenance des habitants de ce lieu. À l'époque - pour qui s'y connaissait en drapeaux - le regard ne pouvait manquer d'être attiré par le drapeau tricolore de l'ancienne Russie : c'était le seul qui était cousu à la main, artisanalement. Car le village se signalait par l'existence d'une communauté russe, et surtout d'un vaste cimetière orthodoxe. En s’éloignant du centre de l'agglomération, on se retrouve au milieu de tout un lacis de petites avenues ombragées de pins, au long desquelles s’égrènent d'innombrables villas et chalets. C'est là où l'on s'aperçoit du fait que Rawdon est un agréable lieu de villégiature.

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À un moment donné, le regard est attiré par un endroit qui est tout-à-fait spécial : c'est un très vaste espace entouré de haies, et parsemé d'innombrables croix à huit branches. On ne pouvait manquer d'être charmé par le coup d'œil : tout était impeccablement entretenu; les tombes étaient abondamment fleuries, les bordures de celles-ci étaient peintes d'un blanc immaculé. Chacune était cernée d'un gazon bien taillé. Un peu plus loin, on voyait un petit bulbe qui se dressait au-dessus de la silhouette assez basse d’une église en bois.

L'ensemble était on ne peut plus russe. Le cimetière était à ce point impeccable, parce qu'il était entretenu par un jardinier enthousiaste, un Québécois, qui avait fait de ce cimetière sa passion et sa raison de vivre. Souvent, il se faisait aider par sa famille, qu'il dirigeait au doigt et à l’œil par des cris et des exclamations. Pas une seule herbe folle n'était tolérée ; les fleurs croissaient et embellissaient tout au long de la saison d'été. En franchissant une barrière, l’on découvrait un petit ermitage. C'était une minuscule maison de bois, assortie d'une non moins petite chapelle. L'ensemble avait été construit par un moine d'origine arménienne qui, après y avoir séjourné plusieurs années, était reparti, sans doute ne trouvant pas en cet endroit le recueillement et la solitude qu’il souhaitait. (Note du rédacteur: on trouve ici un article sur la présence orthodoxe à Rawdon)


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« On nié gavarit pa-roussky; on nié pravoslavny ! »

Tel était l'endroit où je suis parvenu, après mes études à l’Institut Saint-Serge. C'est toute une expérience, que d'arriver en un aéroport, et que de franchir la porte de l’« immigration »… C'est assurément une décision qui est lourde de conséquences pour l'existence à venir. J'emménageai donc dans l'ermitage de Rawdon, que j’appelai : « Skite sainte Anne ». Il fallut y exécuter divers travaux d'aménagement pour le rendre habitable. Ensuite, l’existence commença en cet endroit paisible, avec le chant quotidien de l'Office divin. Tout se passait fort bien ; de temps en temps, l'une ou l'autre personne venait de Montréal pour participer à la vie liturgique. Visiblement, la communauté russe de l'endroit comprenait difficilement que quelqu'un qui ne soit pas russe puisse exister parmi eux.

Un jour, quelqu'un me conduisait dans sa voiture, puis s’arrêta et baissa son carreau afin de converser - en russe - avec une personne de sa connaissance.

Celle-ci m'aperçut, dans la voiture. Et elle s'exclama, s’adressant au conducteur : « on nié gavarit pa - roussky; on nié pravoslavny ! » Traduction : « il ne parle pas russe ; il n’est pas orthodoxe ! » Cette personne pensait que je n'avais pas compris… Je dis au conducteur : « c'est curieux, cette personne ne semble pas être au courant du fait qu'il existe des Grecs, des Roumains, des Arabes et de nombreux peuples qui sont orthodoxes, tout en ne parlant pas russe ». Le conducteur ne me répondit pas… Cela donne une bonne idée du début de mes relations avec cette communauté russe. C'étaient des gens très simples, âgés et retraités pour la plupart. Juste de l'autre côté du chemin, se trouvait la « datcha » de Mgr Sylvestre. Cet évêque à la retraite avait présidé aux destinées de l'Archevêché orthodoxe du Canada, sous l'égide de l’O.C.A. Lorsqu'il n’était pas à Rawdon, il habitait à Montréal, dans le presbytère de la vaste église orthodoxe russe des saints Pierre-et-Paul. Apparemment, Mgr Sylvestre n'était pas particulièrement enchanté par ma présence.


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Pourtant, tout se déroulait assez bien, et je passai l’hiver dans cet ermitage.

Le lieu correspondait tout-à-fait à l'image d'Épinal d'un skite, tel qu’on pouvait se l'imaginer. En regardant par la fenêtre, on apercevait les croix du cimetière, au travers des frondaisons. Le soir, scintillaient des lampes rouges qui brûlaient sur les tombes. L'environnement était très beau. L'hiver, j'allais jusqu'au centre du village en passant sur le lac gelé, car ce chemin était nettement plus court. - J'aurais dû faire attention aux symboles : à côté de la porte de l'ermitage, poussait une vigne qui n'a bien sûr jamais donné un seul grain de raisin, vu le climat. Le sol du cimetière ainsi que celui de tous les environs était fait de sable : le paradis des fourmis ! - Que peut-il advenir d'une maison posée sur le sable, et à la porte de laquelle pousse une vigne stérile ? J’allais assez rapidement le savoir. – Mgr Sylvestre présenta au Métropolite Théodose les doléances de ses ouailles. Pourquoi « le Métropolite Théodose », et non point l’évêque diocésain ? En fait, à ce moment-là, le siège épiscopal de l'Archidiocèse du Canada dans l’O.C.A. se trouvait vacant. Après la mise à la retraite de Mgr Sylvestre, un temps fort long s'écoula jusqu'au moment où fut nommé un nouvel évêque. Lorsque se posa la question de ma présence en l'ermitage de Rawdon, je ne pouvais me référer à un évêque diocésain. Il fallait aller voir Mgr Théodose - et Washington, c'est un petit peu loin… Dans ma situation, le problème, c’est que je ne pouvais pas aller demander l’avis ou les directives de mon évêque : pratiquement, je ne pouvais me référer à personne.

Un jour, un prêtre arrive à l’ermitage.

Il me porte le message du Métropolite, qui me signifie qu'il faut partir. Les Russes n'admettent plus ma présence. Un simple hiéromoine pesait beaucoup moins lourd dans la balance, qu’une importante église russe. À l’heure actuelle, cela me paraît très évident : l’administration ecclésiastique respecte les bâtiments, et beaucoup moins les personnes… Certes, cela devrait théoriquement être le contraire, mais il faut tenir compte de la réalité. À l’époque, je voyais l’Église sous des traits passablement idéalisés. J'avoue que j'ai été assez sidéré par cette décision. C'était en hiver. Où aller désormais ? J'ai obtenu un délai, de la part de Mgr Sylvestre. Mais il fallait partir…


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Le Wilde

Mario, l’étudiant québécois que j'avais rencontré à l'Institut Saint-Serge cf. Chronique d'Abitibi 5, et qui m'avait mis au courant de l'existence de l'ermitage de Rawdon, me fit découvrir sa région: l'Abitibi. Reprenons notre carte du Québec et posons le doigt à l'endroit où se trouve la ville de Montréal. À partir de là, traçons une ligne de six cents kilomètres vers le Nord : notre crayon s'arrête sur l'Abitibi ! C'est une vaste région, avec trois villes principales : Amos, Val-d'Or et Rouyn. Cette région est couverte de forêts et de lacs, sur un sol de granit. Son relief a été aplani lors de la période glaciaire, par le raclement des formidables glaciers qui recouvraient cette partie de la terre. À la fin de la glaciation, les glaciers reculèrent puis disparurent, laissant derrière eux des amoncellements de sable bien reconnaissables, appelés « eskers », d'où jaillissent des sources d'eau d'une pureté remarquable. Partout, on trouve des beaux galets ronds en granit - souvent striés d'une veine de quartz - qui sont parfois de véritables œuvres d'art - signes de la forte érosion que les glaciers exercèrent sur le roc.

D'immenses forêts recouvrent le territoire. Elles comprennent des résineux, des bouleaux, et des trembles - sorte de faux peupliers. Les sous-bois sont inextricables, parsemés de marécages et de bois mort, mais souvent ils proposent aux promeneurs qui s’y aventurent de merveilleux lits de mousse qui charment le regard par toutes les nuances de vert. Diverses espèces de lichens croissent sur le sol, attestant la pureté de l'air. Une abondante faune vit dans cet environnement naturel, mais elle reste la plupart du temps invisible, effarouchée par la présence de l'être humain. Chaque personne qui, la saison venue, cueille des framboises dans les broussailles, peut vous compter son aventure de la rencontre avec un ours, qui est lui-même tout aussi friands de ces délicieux fruits rouges, que les êtres humains. Généralement, le plantigrade est aussi étonné de sa rencontre, que le mammifère à deux pattes, qui tient un panier entre ses mains… - De la fin de novembre au mois d'avril – selon les années - ce paysage relativement austère se couvre de neige, dont la couche s'épaissit au fur de l'hiver. Devant soi, s'étend un immense paysage blanc, sous un ciel bleu cobalt. Idéal pour la méditation !

Il existe tout un vocabulaire, concernant la neige : ce n'est pas n'importe quelle neige qui tombe… Aujourd'hui, s'il ne fait pas froid, il peut tomber de la « neige mouillante », autrement dit de la « neige à bonhomme », assez lourde et adhérente. S'il fait humide, les arbres peuvent être « frimassés », c'est-à-dire couvert de givre ; avec un rayon de soleil, cela donne des effets féeriques. Par contre, s'il fait plus froid, il tombe de la « neige folle », facilement emportée par le vent. Ce même vent arrache des cristaux aux « bancs de neige » qui bordent les routes, rendant la visibilité souvent problématique. Il s'agit de « poudrerie ». - En hiver, on a très vite appris à se protéger les mains et à se couvrir la tête, par lesquelles on perd de sa précieuse chaleur. Lorsqu'il fait moins vingt et que vous êtes barbu, vous sentez tout de suite la différence en voyant votre moustache se couvrir de givre… À moins trente, on change de catégorie : la neige rend un son métallique sous les pas. Généralement, en hiver, le froid n'est pas du tout désagréable, car il s'agit d'un froid sec, analogue à celui qui est ressenti dans les paysages montagneux d'Europe. Comme dans les montagnes, au printemps, selon les endroits, les champs se couvrent de fleurs multicolores. Les couleurs sont beaucoup plus franches que leur équivalent dans un paysage européen, et les textures - plus rudes.

Souvent, en été, les ciels sont d'une remarquable beauté et donnent un vrai sentiment de profondeur : régulièrement, il arrive que les bases des nuages soient totalement horizontales, comme coupées au couteau, et que ces bases de nuages soient toutes exactement à la même altitude, au même niveau. L'alignement de ces masses nuageuses suit la courbure de la terre et vous fait ressentir à quel point nous habitons sur une planète ronde. La pureté de l'air donne, en les nuits estivales, des ciels brasillants d'étoiles, où la Voie lactée se laisse voir dans toute sa splendeur - particulièrement en les nombreux endroits dépourvus de tout éclairage nocturne. En été, vous vous tenez immobile, l'oreille aux aguets : tout au loin dans la forêt, deux chouettes se répondent, et leurs lents hululements alternés semblent venir d’une lieue de distance. Mais la splendeur du ciel ne se révèle jamais mieux que quand, par des nuits glaciales, vous vous tenez immobile, écoutant là-bas, au loin, les craquements dans la forêt : ce sont les troncs d'arbres qui se contractent sous le froid. Je lève les yeux vers le bulbe de la chapelle, qui reluit doucement, et vers sa croix qui fend la nuit. Les étoiles scintillent par milliers, tout autour de la coupole, et on a vraiment l'impression de pouvoir les saisir par les mains, d'être soi-même environné par le ciel. Le climat est vraiment contrasté : entre les 30° sous zéro que l'on atteint en certains jours de janvier, et les 30° au-dessus de zéro qui sont courants lors des jours étouffants de juillet, il y a 60° de différence ! En une même journée, la température peut changer abruptement.

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Les maisons sont faites d'une structure de bois, et elles craquent lors de ces brusques chutes de température.

Les contrastes climatiques vous offrent tous les plaisirs des changements de saison bien tranchés : le plaisir d'être emmitouflé dans un chaud manteau et de rentrer dans la maison douillette et confortable, alors qu'un vent coupant règne au dehors, et que l'on n'y voit rien, dans la tempête de neige - au printemps, retrouver un beau matin, les sensations oubliées depuis longtemps : le parfum de la terre humide qui est en train de dégeler, le murmure de l'eau courante, le chant joyeux des oiseaux que l'on n’a plus entendus durant tout l'hiver, les cris stridents des oies sauvages qui arrivent du Sud en « voiliers », ces grandes formations en forme de « V », qui parcourent tant de milliers de kilomètres - en été, chercher un coin d'ombre pour s'abriter du soleil à l'endroit même où s'accumulait une énorme congère de neige, il n'y a pas si longtemps que cela ; s'asseoir sur le siège berçant, face au lac, et regarder le huard qui plonge et ramène un poisson – et en automne, goûter des instants vraiment paradisiaques lors des plus beaux jours de l'année, lorsque la lumière du soleil devient dorée et d'une douceur veloutée, et que les arbres se parent de toutes nuances avant de perdre leur feuillage. - Vous commencez à comprendre pourquoi j'aime l'Abitibi !

Je me suis sans doute trop attardé à décrire ma région d'adoption (note du rédacteur: j'ai un peu raccourci…) Mario me fit donc connaître sa région et me présenta à sa famille. Je fus reçu chaleureusement, comme le font les Abitibiens. Je fis connaissance des parents, frères et sœurs; ils m'emmenèrent dans le chalet qu'ils possédaient au bord d'un lac immense, parsemé d'îles. Après quelques temps de recherche, je fis l'acquisition d'une maison, située tout au fond de la campagne. Celle-ci était à vendre pour un prix très accessible. Elle était située au milieu d'une large vallée, dans un beau site. J'y déménageai ; une chapelle fut aménagée dans l'une des pièces de la maison. Et là, j'eus le temps de réfléchir…

(A suivre…)

(Note du rédacteur: on trouve ici un article sur la présence orthodoxe à Rawdon avec des photos des lieux mentionnés par le père Georges)

Higoumène Georges Leroy: Vers l'Abitibi!

Rédigé par Vladimir GOLOVANOW le 1 Juin 2013 à 14:50 | 0 commentaire | Permalien



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