Une décision de justice vient d’être rendue par le Tribunal de Grande Instance compétent, à propos de la propriété de l’Eglise russe de Nice, dédiée à Saint Nicolas. Elle reconnaît le bien- fondé des revendications de l’Etat russe sur ce monument, directement lié à l’histoire de ce pays.

Cette décision va remplir de joie certains, provoquer indignation et rancœur chez d’autres. Et c’est cela qui, pour notre part, nous remplit de tristesse.

L’affaire de l’église Saint-Nicolas montre bien, en effet, tous les nœuds qui se sont malheureusement noués dans les relations de ceux qui sont concernés par la Russie, l’orthodoxie ou l’émigration russe en Europe, de laquelle beaucoup d’entre nous sont issus.

Il n’est pas nécessaire de revenir sur les abominables épreuves subies par le peuple russe, durant une grande partie du siècle dernier, dues aux sanglantes tentatives d’instaurer un paradis sur terre sans, et même contre, Dieu. Ces épreuves sont bien connues de tous.

Pendant toute la durée où s’exerçait le pouvoir soviétique, les choses étaient relativement claires. Il y avait d’un côté les bolcheviques et de l’autre les « réfugiés » chassés de leur pays, mais solidaires du peuple russe souffrant.

Les choses se sont singulièrement compliquées depuis la chute du pouvoir soviétique. Et ces complications se sont fait jour surtout dans le domaine ecclésial : des désaccords sont apparus sur l’attitude à adopter à l’égard de l’Eglise russe et sur la propriété des lieux de culte.

L’affaire de Nice résume bien ces nœuds de désaccords et comporte des aspects assez paradoxaux.

Le pouvoir soviétique avait plus ou moins abandonné les édifices religieux dont les Russes d’avant la révolution avaient ensemencé les terres européennes qu’ils fréquentaient pour de longs séjours. Ces églises avaient été construites souvent sur initiative locale, avec des fonds recueillis en Russie et, parfois, avec l’aide partielle de l ‘Etat.

Ce fut le cas de l’église Saint-Nicolas. Elle fut construite avec l’aide de l’Empereur Nicolas II sur le terrain acheté à Nice par Alexandre II, parce que le fils aîné de ce dernier, le tsarévitch Nicolas, y était mort de maladie. Après l’assassinat d’Alexandre II, son épouse morganatique, la princesse Yourievsky, se retira à Nice et fit don à l’église d’un certain nombre de reliques ayant appartenu au défunt tsar.
Le terrain sur lequel allait être bâtie la cathédrale fut mis à la disposition de l’Eglise Russe, en son diocèse de Saint-Pétersbourg, duquel dépendaient toutes les églises situées à l’étranger. C’est alors que fut signé le bail emphytéotique qui était conclu pour 99 ans, par un ministère du gouvernement impérial russe.
Après la reconnaissance de l’Union soviétique par la France, intervenue en 1924, il y eut une tentative d’inscrire l’église de Nice sur la liste des biens en déshérence, devant être attribués à l’URSS. Mais, en arguant qu’il était bien le représentant légal de l’Eglise russe en France, désigné par le patriarche de Moscou captif du pouvoir soviétique, Monseigneur Euloge réussit alors à rejeter ces prétentions par voie de justice, en s’appuyant sur le bail emphytéotique et en indiquant qu’il avait transmis, par contrat de dévolution, le droit de disposition de l’église de Nice à l’association cultuelle de cette ville.
On voit donc que l’existence du bail emphytéotique n’a jamais été contestée par qui que ce soit et que l’association cultuelle locale ne disposait de cet édifice qu’en vertu de ce bail, qui lui a été autrefois dévolu. La question qui se pose, à son échéance, est de savoir qui est l’héritier du gouvernement impérial lequel a consenti ce bail. Car, selon le droit, celui qui hérite du bail récupère, à la fin de ce dernier, le terrain et tout ce qui se trouve dessus.

Qui est donc héritier de la Russie impériale ? Sont-ce les descendants des émigrés, vivant à l’extérieur de la Russie? Sont-ce les descendants de ceux qui sont restés en Russie ?
Un petit nombre des premiers clame haut et fort qu’ils sont les seuls successeurs de la Russie tsariste. Tout ce qui est Russie actuelle n’est, pour eux, que l’héritage des soviets. Sur le plan ecclésial, le même type d’attitude aboutit à affirmer que l’Eglise russe a perdu toute grâce puisque ses évêques ont « collaboré » avec le communisme et qu’elle s’est « inféodée » à l’Etat. [Ce sont les thèses du groupuscule dissident religieux dit « Vitaliste » dont le moins qu’on puisse dire est qu’il s’est mis hors de toute Eglise au point de faire figure de secte et n’a rien à voir avec la position de l’Archevêché placé sous l’omophore du patriarcat de Constantinople, dont dépend l’association de Nice] Ceux qui professent de telles idées ressentent le récent verdict comme une profonde injustice.

Paradoxalement, l’association cultuelle de Nice a joué sur ces deux tableaux, celui des Russes blancs et celui d’une Eglise russe inféodée à l’Etat. Sans doute était-ce dans le but d’attirer l’attention et la sympathie de l’opinion publique locale, peu au fait de la situation véritable. La vérité est que les dirigeants de cette association cultuelle défendent plutôt le concept d’une orthodoxie française se voulant détachée de tout ce qui est Russie et que leur hiérarchie ne conteste nullement la canonicité de l’Eglise russe.
Dans ce contexte, la prétention de l’association de Nice à affirmer que les descendants des émigrés sont tous d’accord avec sa position russophobe confine à la tromperie. Beaucoup d’entre eux, y compris le doyen actuel de la famille Romanoff, sont au contraire persuadés que la cathédrale de Nice doit revenir à la Russie et non à une poignée de descendants d’émigrés devenus anti-russes.
Si maintenant on considère les Russes de la Russie actuelle, l’on s’aperçoit que beaucoup cherchent à renouer avec leur histoire, que les Soviétiques voulaient faire débuter à la révolution de 1917, suivant le principe « du passé faisons table rase » (selon les paroles de « l’Internationale » qui servit d’hymne à l’URSS jusqu’en 1943) . Ces Russes-là ne se sentent pas du tout solidaires des crimes de l’Etat communiste. Ils se considèrent plutôt comme ses victimes, et c’est pour eux un grand étonnement et un grand scandale que de voir certains « émigrés » les mépriser et les considérer comme des ennemis. Ils cherchent au contraire la réconciliation avec leur passé et donc avec « les Blancs ». C’est pour cela que le retour canonique de l’Eglise orthodoxe russe Hors Frontières en 2007, structure ecclésiale majoritaire parmi les Russes blancs, a eu une telle importance pour eux.

Il paraît assez évident, en définitive, que nous, descendants d ‘émigrés, sommes les héritiers de l’ancienne Russie au même titre que les Russes de la Russie actuelle. Quatre-vingts ans de vie séparée nous ont certainement rendus différents, mais nous avons reçu le même héritage. Nous avons, pour notre part, été influencés par le milieu occidental dans lequel nous vivons, alors que no « co-héritiers » ont eu à traverser l’épouvantable catastrophe soviétique, qui n’a pu que les marquer profondément.
Mais il reste que nous bénéficions de la même histoire, du même héritage culturel et ecclésial.

Les événements de Nice ont ceci de triste que c’est justement en Eglise et autour de l’Orthodoxie que nous pourrions plus facilement transcender nos différences et nous accepter les uns les autres, tels que nous sommes.

L’Eglise russe Hors Frontières l’a bien compris et grâce lui en soit rendue.

Beaucoup de descendants d’émigrés souhaitent ardemment un tel rapprochement, car ils savent qu’il est vain d’espérer construire une Eglise locale contre l’Eglise russe et que tout embryon d’Eglise locale ne peut se développer que dans un enracinement profond au sein d’une Eglise traditionnelle, pour en recevoir l’héritage du christianisme. Le refus de l’association cultuelle de Nice de s’entendre avec le gouvernement russe à propos de la cathédrale de cette ville et de discuter d’une formule acceptable pour tous, comme cela le lui avait été proposé, paraît bien peu sage. Ce refus a déjà provoqué localement des drames stériles, et risque de continuer à le faire.

Séraphin Rehbinder

Président de l’OLTR
6 Février 2010

Site OLTR

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Rédigé par l'équipe rédaction le 8 Février 2010 à 10:35 | 5 commentaires | Permalien


Commentaires

1.Posté par Tamara Schakhovskoy le 09/02/2010 19:14
Un peu surprenant que ce texte mûrement réfléchi et rédigé sur le ton de la modération ne suscite aucune réaction sur ce blog. Il me paraît pourtant donner une synthèse assez fine des opinions et situations respectives dans cette triste affaire de Nice. Peut-être est-ce justement son "défaut" ? C'est tellement complet que personne n'a rien à dire ?
Dans la mesure où je trouve cela triste, alors que nous nous laissons aller à commenter des propos qui ne méritent pas toujours l'honneur qu'on leur fait de les prendre au sérieux, je me lance.
Je voudrais surtout souligner l'apparition, grâce à ce texte, d'un mot nouveau dans les innombrables débats qui nous agitent tous depuis plusieurs années - celui de "co-héritiers", appliqué aux Russes "de Russie" comme à l'arc-en-ciel bigarré des descendants de l'émigration dispersés sur la terre, en particulier ceux de la première vague, les plus concernés sans doute par la tradition orthodoxe.
Il me semble que c'est une manière équilibrée de raisonner et d'essayer de trouver des solutions plus fraternelles à nos oppositions.
Oui, nous sommes (très) différents, oui nous nous référons à des Russies qui paraissent à des années-lumière l'une de l'autre. Oui, on s'agace "ici" de voir les Russes ex-soviétiques nous considérer comme des veinards plus ou moins dégénérés alors qu'ils ont été plongés dans la catastrophe soviétique, nous qui savons - le texte émouvant d'Eliazar à propos des vieux Russes connus à Nice autrefois l'a suffisamment rappelé il y a quelques jours - comment nos familles ont vécu et combien trois générations ont dû lutter pour s'en sortir sans aucun "comité de soutien". Oui, on doit s'agacer "là-bas" devant notre russité souvent à éclipses, notre manque de charité à l'égard de ces nouveaux venus sans manières, ou avec d'autres manières, qui nous dérangent et plein d'autres choses encore. On pourrait dresser d'interminables listes de différences, mais est-ce bien intéressant ?
C'est justement l'orthodoxie qui pourrait, qui devrait, nous réunir, comme le dit Séraphin Rehbinder. Espérons que nous parviendrons à mieux le comprendre et à tenir compte de ce que l'on vient de nous rappeler, le Dimanche du Fils prodigue. Il y a le fils prodigue, qui a tant à se faire pardonner, et le frère aîné, qui tient un peu du Pharisien et qui a l'impression de se faire avoir, lui qui a toujours fait ce qu'il fallait... nous sommes tous, à la fois, l'un et l'autre, je crois, oscillant péniblement d'un extrême à l'autre...

2.Posté par Cathortho le 09/02/2010 21:35
Je suis en total accord avec ce texte ferme sur le fond, ouvert au dialogue sur la forme et difficilement contestable. A la fois la voix de la raison, de la bonne volonté, et de la paix. Une approche du problème qui ne dépare pas, bien au contraire, avec l'état d'esprit qui doit être le nôtre à la veille d'entrer dans le Grand Carême.
Merci Mr Rehbinder.

3.Posté par vladimir le 09/02/2010 22:54
Vraiment un texte excellent, qui met bien toutes les choses à leur place.
Merci Séraphin et bonne масляница!

4.Posté par Eliazar MARIO-VINCENT le 10/02/2010 00:27
Oui, la mise au clair de cette situation ambiguë par S. Rehbinder était indispensable, même si sous cette forme elle ne peut être (mais elle l'est de manière excellente) qu'un document de base pour une réunion hab ilitée à définir une ligne commune. Cette réunion ne pourra semble-t-il concerner les éléments paroissiaux niçois d'origine russe, comme l'inhumation au cimetière de Caucade à laquelle je faisais allusion dans un précédent blog n'est autorisée qu'à ceux qui peuvent faire état d'ancêtres russes.
C'est donc en tant qu'orthodoxe local non Russe que je salue ce travail important de S. Rehbinder, et que je souhaite de toute mon âme qu'il ouvre les portes à une solution fondamentalement Orthodoxe et en même temps capable d'être réconciliatrice pour les différentes sensibilités "historiques" qui composeront de plus en plus, à l'avenir, l'Église Russe. Je pense ici tout particulièrement à des figures de tout premier plan comme le P. Séraphim (Rose) de l'ERHF... dont les ancêtres semblent bien avoir été purement Étasuniens !

Accessoirement, la renaissance (lente mais en extension régulière) de l'orthodoxie locale restera sans doute plus logiquement dans le sillage de l'Église Byzantine Grecque, à laquelle elle fut redevable de sa Foi - dès l'origine de la christianisation de nos populations et au moins jusqu'à la désastreuse falsification du Credo de Nicée-Constantinople - huit bons siècles avant la conversion (potentiellement initiée à Kiev à la charnière du Xème siècle) des peuples qui allaient ensuite constituer la future Sainte Russie.

Mais ce sera une toute autre histoire; si je l'appelle de toute ma prière, je suis bien conscient que mon âge ne me permettra guère de la voir aboutir d'ici à mon passage de l'Autre Côté.

5.Posté par samsonov le 26/01/2011 19:21
Bonjour ! Sur le plan spirituel le doute subsiste ! Car comment faire confiance à un Etat formaté part près de 70 ans par le matérialisme ? Où le génocide social effectué en vue de fabriquer l homme nouveau, à donné tant de monstres adoubés par la naîveté occidentale, et dont les effets ont marqués tant de populations. Comme pour Blaise Pascal : " qui fait l'Ange fait la Bête" Je résumerais ces 70 ans ! Sur le plan juridique, je me réfere à ce qui c est fait par l Allemagne et autres pays auprès de la Comunauté Israélite. Du " CCCP " à la Russie ou en est la restitution de nos biens à ceux qui sans jugements ont été attribués à la Nomenclature Bolchevique , et que " Nos " biens qui continuent de s'approprier en fonction de leurs Loi du Marché ( laquelle ? ) au détriment des vrais propriétaires -descendants , les Lois qu'il faudraient appliquer que dans un seul sens et en particulier en occident principalement ( à l heure ou la Russie voudrait renter dans l'OMC ) ? Des Annonces dans la Presse Occidentale ont elles été publiées en vue de déposer un dossier auprès d'institutions neutres, pour prendre en globalité des demandes de restitutions au travers de procédures reconnues sur le plan international . Si la Russie ne fait pas ce travail pour elle , pour tous hors frontière et dans fontière , de juger par contumace les criminels , les institutions ( voir Sncf en France ) , les organes politiques , etc... Rien ne peut être possible pour régénerer la pensée Russe et fortiori la Spiritualité ! Si la démarche non seulement de l : "Aveu" n est pas accompagnée de la contrition et de la pénitence dans l esprit et dans, et par la matière ( Freud) . Nous ne pouvons avoir un même héritage éclésial dans la mesure ou Nous sommes des hommes libre soumis certe au matérialisme néo-libéral et consumeriste mais dans une Démocratie Institutionnelle formelle et réelle !!! . Ce qui est loin d être le cas en Russie où Népotisme néo-sovietique perdure.L'orthodoxie est : "l 'immanence " et non : " la pravda " , la Haine de l autre est constitutive du Bolchevisme. Donc aucunes raisons de s'associer et donner la joue gauche à ceux qui trop facilement voudraient se refaire une virginité en pillant de nouveau un symbole. Il faut repasser par la case départ comme les Allemands à l égard des Juifs. Le, respect par la forme forge l esprit , où alors à quoi bon dans l exrecice liturgique de prendre , reprendre et comprendre.

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